« Tu peux essayer de dompter ton fil.
Méfie-toi. Le fil de fer, comme la panthère et comme, dit-on, le peuple aime le
sang. Apprivoise-le plutôt. »
Le funambule, Jean
Genet, dans Le condamné à mort et autres poèmes
Mes amis sont capables de choses dont je
suis totalement incapable. Il m’arrive de les admirer précisément à cause de ça
ou bien de les détester.
Aujourd’hui, un
ami m’a raconté au téléphone, en menus détails, les travaux de récupération de
sa vieille bicoque, qu’il a acheté pour une bouchée de pain, dans la région la
plus reculée du pays, qui se trouve être l’endroit où je suis née, il y a plus
d’un demi-siècle.
Il m’a ensuite briefé
sur ses projets de voyage et de vie pour les prochains temps. Mais c’est son dernier
projet, qu’il réalisera quand il sera de retour de ses voyages, qui a surtout
capté mon attention.
Il m’a, en
effet, affirmé qu’il passerait les trois prochaines années de sa vie à lire.
Voilà un projet,
je dois l’avouer, qui m’a paru impétueusement audacieux, au point que j’ai
immédiatement relevé son défi.
Alors que je
suis totalement accro aux romans, contes et essais philosophiques, lui-même lit,
en ce moment, alors qu’il dort à l’hôtel, toutes les nuits, depuis quelques
semaines déjà et pour quelque temps encore, un gros livre italien qui traite de
l’ancienne culture étrusque.
Il paraitrait qu’il
ait, de tout temps, songé à ces vieilles cultures antiques, avec une sorte de
nostalgie, envers la douce lenteur de l’histoire de ce temps et la profondeur
de leur pensée.
J’avoue que la
dilettante que je suis fait toujours grand cas d’un connaisseur. J’ai donc
prêté une oreille attentive à son long monologue dérivant très vite sur l’ancienne
culture égyptienne, qui occupa plusieurs millénaires et l’antiquité grecque qui
a duré près de mille ans.
J’ai également
eu droit au récit de son émerveillement devant un spectacle auquel il assistait
dès son réveil, produit par des oiseaux qui plongeaient dans l’eau du lavoir, devant
son hôtel, pour attraper les insectes flottant à la surface, imitant les
martins pêcheurs.
C’est ainsi que
ce contemplatif dans l’âme, doublé d’un ermite chevronné, un peu sociopathe sur
les bords, combat l’ennui et le vide, dans ce petit village de province où il
est parti s’installer l’an passé et où il s’est résigné à une vie sans grand
intérêt.
La vie humaine
imite incontestablement l’Histoire. Elle semble d’abord empreinte de lenteur,
puis, peu à peu, et de plus en plus, elle s’accélère me dit-il en riant, entre
deux récits anecdotiques.
Convaincue, par
mon ami, du besoin de lire aussi sans relâche, et ayant fini mon bouquin
précédent, j’ai pris au hasard, dans ma bibliothèque, un livre que j’ai acheté
à Paris, le 16-9-87, à l’intérieur duquel j’ai retrouvé un feuillet épars qui
vraisemblablement a été arraché, pour une raison qui m’échappe, à un de mes
carnets de l’époque, dont j’ai perdu toute trace.
Je ne parviens
pas à m’expliquer pourquoi cette page est devenue volante et a atterri dans ce
livre de poche. Ce qui est frappant, dans cet extrait, est que le ton
confessionnel et autobiographique est déjà présent et s’exprime, comme actuellement,
dans ma langue maternelle.
J’ai un vague souvenir,
en me creusant un peu la tête, qu’il s’agit des annotations d’une retraite d’un
week-end que nous avons passé, dans une maison de campagne, appartenant à une
personne du groupe de Yoga duquel je faisais partie, lorsque j’étais étudiante
à l’Université de C.
«
Sexta-feira 4-12-87
Tentúgal – le vent
souffle plus suavement aujourd’hui. Dans la voiture à Heinz avec Lena, Carlos
et Manuel. On s’est un peu perdus avant d’arriver et il pleut. On commence à
tout préparer. L’ambiance est très tranquille. On se parle amicalement et
simplement. On prépare le dîner et je me sens bien. J’arrive à m’abstraire. D’autres
arrivent à l’heure du dîner. On a de la soupe, du pain et des pommes au four
dont je me suis occupée. On fait une méditation après le dîner, puis on se couche
à 23h.
Luis a dit : « rir
é o melhor remédio » à propos du fakir sur les clous. Sorri sempre.
J’ai mal dormi,
car il faisait froid et j’ai eu les pieds gelés toute la nuit, malgré la
couverture de Marina. J’ai enlevé mes chaussettes et j’ai dû les rechausser au
milieu de la nuit. J’ai fait plein de rêves.
Dans l’un deux,
je rentrais dans les enceintes du Vatican (très étrange) et c’était une prison.
C’est la seule chose dont je me rappelle. Ce matin…
Samedi 5-12-87
Ce matin :
réveil douloureux. Mais grand plaisir à me retrouver parmi tant de gens sympas.
Heinz est un peu distant. Il ne parle pas beaucoup. Il doit être timide. Nous sommes
allés courir dans les champs et capter l’énergie des arbres… »
Je viens d’être
rattrapée par mon histoire passée. J’avais 21 ans en 87. Il y a fort à parier
que je devais être amoureuse de ce Heinz, dont je n’ai qu’un souvenir diffus.
Il était allemand et était venu faire un cursus de Portugais pour étrangers qui
durait un an et s’était inscrit à nos classes de Yoga. Je me rappelle aussi qu’il
avait fini par sortir avec l’une des filles du groupe.
Ce bavardage
intimiste complaisant aguichait manifestement déjà la jeune fille dégingandée
et maladivement timide que j’étais.
Ce texte retrouvé
n’a produit aucun déclic spécial dans ma mémoire. Je suis devenue une vieille
femme à présent. J’ai complètement perdu ma faculté d’enthousiasme éternel. Je ne
fais plus de vrais projets pour l’avenir. Ma simple survie occupe toutes mes pensées.
Quel est au
juste le bilan de mon personnage qui petit à petit s’en va ? Qu’a au juste
vécu ce personnage ? Quelles joies ont été les siennes ?
Bien peu de
chose, ces joies !
Cette femme a déjà
vécu si longtemps sur cette terre et elle a finalement si peu vécu. Et que
veut-elle dire quand elle dit qu’elle a peu vécu ? Pense-t ’elle aux
voyages, au travail, à sa vie sentimentale ?
C’est
certainement à tout cela qu’elle pense, mais surtout à sa vie sentimentale, parce
que si sa vie est aussi pauvre dans les autres domaines, elle ne peut,
toutefois, pas s’estimer coupable de cette pauvreté-là, ce n’est pas totalement
de sa faute si son métier est sans intérêt et sans perspectives, ce n’est pas
de sa faute, si elle ne peut pas voyager, n’ayant pas les moyens pour le faire ;
en revanche, les conquêtes amoureuses étaient pour elle une sphère de relative
liberté et là, elle ne peut vraiment invoquer aucune excuse. Ou peut-être que
si – la malchance ! si elle se décide fataliste…
En effet, pas de
chance, là non plus ! Ça n’avait jamais très bien marché avec les hommes :
jusqu’à ses vingt-cinq ans, elle n’avait connu rien qui vaille et elle était
surtout maladivement timide. Elle était bien tombée amoureuse à tout bout de
champ, mais normalement, les garçons qui lui plaisaient ou bien ne s’intéressaient
pas à elle ou ils lui échappaient très rapidement pour d’autres conquêtes.
Elle avait bien
fini par se marier, mais avait divorcé assez rapidement. Elle n’était aucunement,
et tout compte fait, taillée pour la vie de couple.
Après cela, le
temps avait passé très vite et soudain, elle se tenait là, devant le miroir
au-dessus du lavabo de la salle de bains et, comme envoûtée, regardait son
visage ridé et blême, presque fantomatique, ses traits tirés par le rictus de
la maladie, son cou fané et d’un seul coup, elle comprit la vérité : on ne
rattrape pas ce qu’on a laissé échapper.
Elle souffre maintenant
de mauvaise humeur chronique et il lui arrive même des idées de suicide.
Evidemment (elle
n’est plus aussi hystérique qu’avant), elle a pleine conscience de ce que ces
idées ont de comique et qu’elle ne les réalisera jamais.
Elle parvient
même à rire à la pensée de sa lettre d’adieu : « Je n’accepterai
jamais d’être amputée d’un sein ! Adieu ! »
En fait, ces
idées lui viennent, comme il vient à un coureur de marathon le désir
irrésistible d’abandonner lorsqu’il constate, au milieu de la course, qu’il est
sur le point de perdre, à cause de ses propres erreurs. Elle considère aussi parfois
que la course est bel et bien définitivement perdue, et qu’il n’est plus possible,
dans sa disposition d’esprit, de rien rattraper et elle n’a alors plus trop
envie de continuer à courir.
La vie est vraiment
une course hideuse et une danse exquise. Il est très difficile de faire tantôt
sa course de marathonien, tantôt son numéro d’équilibriste.
Il faut être un
peu funambule pour devenir fil de fériste et se maintenir adroitement sur le
fil tendu, surtout si on ne s’est pas muni d’un balancier.
Jean Genet, dans
son magnifique poème, Le funambule, parle de :
« Cet amour
– mais presque désespéré, mais chargé de tendresse – que tu dois montrer à ton
fil, il aura autant de force qu’en montre le fil de fer pour te porter. Je connais
les objets, leur malignité, leur cruauté, leur gratitude aussi. Le fil était
mort – ou si tu veux muet, aveugle – te voici : il va vivre et parler.
Tu l’aimeras, et
d’un amour presque charnel. Chaque matin, avant de commencer ton entraînement,
quand il est tendu et qu’il vibre, va lui donner un baiser. Demande-lui de te
supporter, et qu’il t’accorde l’élégance et la nervosité du jarret. À la fin de
la séance, salue-le, remercie-le. Alors qu’il est encore enroulé, la nuit, dans
sa boîte, va le voir, caresse-le. Et pose, gentiment, ta joue contre la sienne.
[…]
Ton fil de
fer charge-le de la plus belle expression non de toi mais de lui. Tes bonds,
tes sauts, tes danses – en argot d’acrobate tes : flic-flac, courbette,
sauts périlleux, roues, etc., tu les réussiras non pour que tu brilles, mais afin
qu’un fil d’acier qui était mort et sans voix enfin chante. Comme il t’en saura
gré tu es parfait dans tes attitudes non pour ta gloire mais la sienne.
Que le
public émerveillé applaudisse :
-
Quel fil étonnant ! Comme il soutient son
danseur et comme il l’aime !
À son tour
le fil fera de toi le plus merveilleux danseur. »
Ah !
la beauté de cette danse exquise !
J’ai soudain
une envie irrépressible d’alcool pour oublier le Temps qui court trop vite et
trop lentement et cette vie que je mène - cadavre marchant sur un fil- , tel un acrobate sans fard et sans grâce, maladroit,
qui a périlleusement laissé tomber son balancier et dont la moindre erreur peut
désormais entraîner une effroyable chute, une monstrueuse infirmité ou une mort
impudique et définitive, qui ne méritera rien d’autre qu’une plate oraison
funèbre.