« Ce que
fait Jules Verne, ce qui me fascine chez lui, c’est que c’est le seul écrivain,
je pense, enfin après Rabelais, qui soit capable de donner pendant cinq pages
des noms de poissons sans que ce soit ennuyeux… enfin, il y a des gens qui
trouvent ça très ennuyeux, moi je trouve ça fascinant. Ce sont les mots qui
créent cette histoire, qui suscitent l’histoire. »
Georges Perec
Embusqué, le 19
mai 1978, dans un car studio au Carrefour Mabillon, à St Germain des Prés,
Georges Perec va décrire pendant plus de six heures, avec minimalisme, le
spectacle de la rue. Il voit la rue, la décrit, la « dit » et retient
la mouvance du réel dans une nomenclature infinie de choses vues.
Il fait se
dérouler une liste épurée des aventures ordinaires de ce célèbre carrefour
parisien. La description pourtant n’est pas toujours aussi neutre que le voulait
le « voyeur ».
« Mabillon,
le 19 mai 1978, il est dix heures moins vingt. Le temps est pluvieux. La circulation
est plutôt fluide. La plupart des gens ont leur parapluie ouvert. »
« Au coin
de la rue De Buci et du Boulevard Saint Germain, il y a une dame qui est
tombée. Trois personnes sont venues la ramasser. Elle a glissé. C’est une femme
assez jeune. Passent un camion de touristes, un autobus 87 avec une publicité
pour Véronique Sanson, une camionnette du Printemps, un autobus 86 avec « Les
cocotiers sont arrivés ». La dame qui est tombée s’est assise à la
terrasse du café La Mabillon. L’un de ses sauveteurs est un homme en
imperméable qui porte des cabas pour aller au marché Rue De Buci. Une dame
traverse le Boulevard Saint Germain avec un panier à provisions qu’elle traîne
sur une petite roulotte.
De l’autre côté
de la Rue De Buci, il y a un poteau d’affichage avec une affiche pour l’exposition
« Cézanne, les dernières années ».
Il est bientôt
dix heures et quart. Plusieurs personnes traversent le Boulevard Saint Germain,
dont un homme qui tient une baguette à la main.
Au centre du
Carrefour, sur une mobylette, un laveur de carreaux qui n’a pas l’air gai. Un homme
traverse en courant alors que le feu vient de devenir vert. Les voitures
démarrent. »
« Presque
tous les gens ont des parapluies. Un parapluie vert, un parapluie noir, un
parapluie avec un décor géométrique blanc, rouge et noir, des parapluies à
fleurs, des parapluies à motif, un parapluie violet, un parapluie noir. »
« Une dame
qui promène un chien avec un grand cabas et un sac. Un homme chauve. Une femme
avec un filet. Un connard avec une voiture rallye. »
« Une dame
avec une petite fille. Un couple qui regarde à l’intérieur de la camionnette. Une
fille avec un sac Vuitton. Un homme gros. Un taxi. Feu rouge Boulevard Saint
Germain, une vingtaine de personnes traversent. »
« Une
petite fille qui se met les doigts dans le nez. Deux femmes avec des vestes
molletonnées. Un homme avec un long tablier de serveur. Trois filles avec des
ponchos. Un homme qui regarde si on n’a pas éraflé la peinture de sa voiture. Un
homme qui salue quelqu’un de très loin. Un japonais dans un car. Une jeune
fille qui se protège de la pluie en tenant un journal au-dessus de sa tête. Un homme
avec un violoncelle. Une femme qui promène deux chiens. Deux hommes poussant
des diables. Soixante-quatorze porteurs d’imperméables. Une femme baillant dans
sa voiture. Un couple qui s’embrasse. Deux filles avec des sacs à dos. Deux personnes
qui mangent des sandwichs dans la rue. Une petite fille qui rit toute seule. Trois
égoutiers. »
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