lundi 25 mai 2020

Log book # 66




À l’époque où j’étudiais les Langues et la Littérature, à l’Université de C., j’ai rencontré, lors d’une soirée en boîte, un garçon, étudiant lui aussi, pour qui rien qu’en le regardant j’ai ressenti immédiatement un profond mépris et une envie très forte de lui faire du mal.
Je n’éprouvais vraiment aucun intérêt pour lui, mais son empressement, niais et assidu, finît par aiguiser ma curiosité.
Maintenant que trente années se sont écoulées et que ma jeunesse s’est enfuie à tout jamais, je crois pouvoir affirmer que je haïssais ce garçon instinctivement et lorsque je repense à mon comportement envers lui à cette époque, j’éprouve quelques regrets.
En y réfléchissant, c’est probablement poussée par un instinct destructeur et d’avilissement que j’ai accepté de sortir avec lui. J’éprouvais un plaisir pervers à cette dégradation physique, mêlée de mépris pour moi-même et mon corps et d'un dédain irrépréssible envers ce pauvre bougre que je trompais dès le premier instant.
Quant à lui, il se comportait en toute occasion comme un chien battu et tournait vers moi, qui le brimait et le houspillait systématiquement, des yeux suppliants et malheureux qui redoublaient ma satisfaction à torturer ma proie. 
Très vite pourtant l’euphorie du bourreau cynique que j’étais tomba à pic et mon plaisir de chasseur tortionnaire cessa. Tout en lui devînt à mes yeux répugnant au plus haut point et je lui signifiai la rupture.
Il implora, téléphona, écrit des missives, me guetta à l’université, mais face au mur de pierre que j’étais devenue, le pauvre type abandonna la partie. 
C’était ma toute première victime et il m’arrive encore de penser à lui comme un insecte mort pris dans une toile d’araignée.
Quelques années plus tard, j’épousai un homme gentil et heureux. Le plus banal des hommes. Je voulais en épousant cette normalité, me prouver à moi-même que j’étais capable de supprimer ce mauvais instinct destructeur, tapi au plus profond de mon cœur, comme on efface un tableau noir avec un chiffon humide.
Je voulais devenir une banale femme au foyer, fonder une famille, enterrer dans la normalité ma vraie personnalité, capricieuse, perverse et égoïste et remplir le vide qui m’habitait.
Nous fûmes, pendant quelques années, des fiancés modèles, mais petit à petit la vie commune, banale et monotone provoqua chez moi une telle lassitude et un tel dégoût que je n’avais plus prise sur l’exaspération emmagasinée dans mon cœur et mes crises de rage fréquentes, n’étaient que les premiers symptômes d’une nouvelle vague de destruction qui s’annonçait très vite.
Je me mis aussitôt à regarder ailleurs et je compris alors que j’étais incapable d’aimer réellement autrui. J’étais sèche et stérile comme le désert. Il n’y avait pas d’amour en moi. J’étais éteinte. Mon cœur était froid et dans mon âme régnaient les ténèbres, une obscurité aussi profonde que le fond d’un puits. J’étais fatiguée de feindre.
La vie est remplie de choses incompréhensibles. Tant d’événements imprévisibles ou inexplicables traversent notre existence.
L’impression qui me reste lorsque je regarde en arrière et que je me penche sur ma vie passée, c’est qu’elle ne s’est jamais déroulée selon ma volonté.
Une force invisible m’a toujours poussée vers l’obscurité et la destruction, parfois même l’autodestruction.
Et malgré mon âge avancé, je me pose encore aujourd’hui les mêmes sempiternelles questions :
Qu’est-ce que l’amour au juste ? Qu’est-ce que je veux vraiment? Partir au loin ? Trouver quelque chose de solide ? Connaître enfin la liberté ? Vivre la vraie vie ?
Dissiper la solitude ?  Ne plus éprouver ni haine, ni colère ?
Cette interruption forcée dans mon existence qui est à l’arrêt, pour un temps indéterminé, m’oblige à sonder les profondeurs de mon âme solitaire, tout au long de ces jours devenus subitement vides.
À un certain moment, je pense qu’il me faudra partir.


En regardant bien,
Les capselles derrière la haie
Sont écloses

Bashô


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