« Alors que
pendant des mois, avec une obscure ténacité, malgré la prison et l’exil, ils
avaient persévéré dans l’attente, la première espérance suffit à détruire, ce
que la peur et le désespoir n’avaient pu entamer. Ils se précipitèrent comme
des fous pour devancer la peste, incapables de suivre son allure jusqu’au
dernier moment. »
La Peste, Albert Camus
Par ces temps du
deuxième millénaire, de nombreux troubles apparurent. Un malheur s’est abattu
sur les hommes, d’inhabituels désordres vinrent perturber l’ordre du monde.
Ainsi, par les
deux mille vingtièmes années après la naissance de Notre Seigneur, aux premiers
jours des calendes de janvier, bien que d’aucuns s’accordent à faire remonter
le phénomène terrible que j’entreprends de raconter ici, à la fin des calendes
de novembre de l’an précédent, il me fut donné de vivre le plus étonnant des phénomènes.
En cette époque
si lointaine, je n’étais encore qu’un adolescent. A peine sorti de l’enfance, j’entreprenais
avec mon frère jumeau, des études supérieures en aviation, dans le but de
devenir pilote de ligne. Tout me semblait beau et exaltant et j’attendais avec
impatience de pouvoir affronter enfin le monde du travail et de la sorte gagner
mon émancipation.
Ce jour-là, comme
déjà j’en prenais l’habitude, j’étudiais aux côtés de mon frère, en préparation
pour les examens auxquels nous devions nous soumettre, nous reçûmes, simultanément,
sur nos portables, des messages d’annulation de toutes les épreuves. Je me
souviens que ma mère après un court moment d’incrédulité a très mal réagi,
comme à son habitude. Je suppose qu’elle paniquait beaucoup car elle
connaissait déjà tous les contours les plus dramatiques du fléau qui sévissait
dans les pays voisins et qu’elle pressentait que notre vie allait se compliquer
encore davantage.
À ce moment-là, elle ne perdît pas ses moyens et nous décidâmes
illico d’un plan de confinement volontaire total à appliquer avec rigueur, à
cause de sa condition de santé très fragile, suite à ses traitements.
De ma courte
vie, je n’avais rien vu de comparable. Bien qu’un peu récalcitrant et incrédule
au début, je me demandais, habité par une peur diffuse qui allât croissant,
combien d’autres malheurs seraient encore annoncés.
Il me fallut plusieurs
jours pour m’adapter à l’étrange situation de réclusion forcée. Le temps commença
à me paraître long, très long. Je me souviens, qu’avec mon frère et un ami,
nous passions le plus clair de notre temps à préparer des vols internationaux sur
notre simulateur – ce qui faisait bien rire maman, qui prenait plaisir à en
discuter avec nous. Nous avions la fâcheuse habitude (à ses yeux) de nous
coucher très tard et nous nous levions aux alentours de midi. Maman trouvait
que le seul avantage, c’était d’épargner des provisions, puisque nous sautions
allègrement le déjeuner. Nous vivions ainsi tous trois dans notre bulle et nous
nous désolions plaintivement de ne pouvoir sortir durant des jours, puis des
semaines, puis des mois.
La pénibilité du manque d’action et du confinement se
firent durement sentir vers la fin, alors que maman commençait à perdre des
forces de façon très marquée.
Je me souviens
qu’il nous arriva, surtout au début de la quarantaine, de discuter avec âpreté
pour des peccadilles sans intérêt ; ce qui énervait beaucoup notre mère
qui était totalement à cran, et très vite nous avons compris à quel point ces
engueulades la bouleversaient, ce qui nous amena à arrêter de nous
chamailler et aussi à trouver le moyen de l’aider spontanément. Nous nous
sommes alors mis à parler des sujets qui lui tenaient à cœur – de la qualité du
pain artisanal, aux légumes contenant le plus de minéraux, aux fruits que le
marchand du coin venait nous livrer en abondance.
Puis maman est
presque devenue une maniaque du nettoyage. Elle faisait des tas de blagues à ce
sujet. On s’amusait bien après qu’elle se soit un peu calmée. Je me souviens qu’un
jour elle s’est esclaffée... Ah ! Et surtout, sur votre CV, vous écrirez bien
qu’en 2020, votre activité c’était se laver les mains avec du savon !
Elle
mangeait peu, après chaque traitement, car elle était souvent prise de nausées. Elle
riait souvent, mais à l’époque, je savais déjà que cela était dut à sa nervosité.
Elle se donnait du mal à calmer son angoisse, mais on sentait bien, mon frère
et moi, qu’elle y parvenait difficilement.
Les jours
passaient, pareils aux autres. Je dormais mal. Beaucoup de rêves agités me
tiraient de mon sommeil. Maman d’ailleurs se plaignait de notre teint palot. Il
fallait faire de l’exercice, disait-elle. Nous parlions aussi souvent sur
Messenger ou WhatsApp avec nos amis, aussi désœuvrés que nous. Chacun semblait
s’ancrer progressivement et profondément dans son univers bulle, comme disait
maman. Et l’incertitude de la durée de
cette quarantaine à l’échelle planétaire, nous pesait lamentablement.
Je me souviens, aujourd’hui,
combien mes pensées, dans la simplicité d’esprit de ma jeunesse, se mêlaient
continuellement ; pensées de joie teintées d’espoir, mais aussi de
tristesse et de déception. Je ne sais si la joie des aventures à venir que je
prévoyais l’emportait sur la tristesse de notre situation à ce moment-là.
Parfois,
la vision de la merveilleuse aventure qui m’attendait enflammait mon esprit et
m’emplissait d’une allégresse toute juvénile et brusquement, j’observais maman
et le soleil cessait de briller et tout autour de moi s’assombrissait
momentanément. J’étais soudain pris d’une crainte sourde et d’un profond
découragement.
Près de soixante
années ont passé depuis cette époque, à laquelle on s'est référé depuis, comme
la première guerre mondiale contre un ennemi invisible. J’en ai gardé souvenir
durant ma vie entière. Il s’est agi pour nous d’un double combat.
Je lisais
parfois avec douleur, une désillusion ineffaçable, dans le regard de notre mère.
Elle s’abandonnait souvent à un silence méditatif et son front se plissait presqu’imperceptiblement.
Elle semblait en attente et souvent je ne savais plus où la retrouver, où la
rencontrer. Il m’était difficile de lui faire voir mon courage, malgré mon
intense désir qu'elle le remarque, tant elle s’était, vers la fin, enfuie du monde, repliée sur elle-même.
Nous étions tous
un peu aveuglés par l’obscurité, chargée de dangers extérieurs, que nous amena la
pandémie du nouvel coronavirus, plus connu comme Covid -19.
Notre situation était
imprécise et exigeait de nous beaucoup de volonté et d’obstination et je me réjouissais
secrètement lorsque maman souriait ou racontait des blagues. Et ainsi s’écoulèrent
pratiquement deux mois, pendant lesquels j’avais du mal à trouver le sommeil. Je
sais qu’elle ne dormait pas beaucoup elle-même. Au matin, nos visages très
rapidement commencèrent à blêmir et à présenter des cernes très prononcées.
Voilà, j’écrirai, bientôt, plus longuement sur cette période de nos vies – l’ère de la double menace –
comme elle se plaisait à dire. Nos vies furent suspendues pendant longtemps et
nous tournions tous un peu en rond, comme des animaux en cage. Nul doute que ce
fût un moment éprouvant, un retranchement douloureux, une véritable pénitence ! Nous avons appris durement et silencieusement – l’humilité ! J’ai la
certitude que, forts de cette double épreuve, mon frère et moi avons construit
un véritable bouclier qui nous a rendus presqu’invincibles.
Cet alignement
de mots, cet assemblement de phrases qui ne prennent sens que rattachées les
unes aux autres ne constituent pas davantage, à ce moment de mon existence, une
source de joie. Quelle valeur peut bien avoir mon témoignage sur ce sombre événement qui tua des millions de gens, à l'échelle planétaire ?
Pourtant, je
dois le reconnaître, le sens entier de ma vie semble avoir pris source en cette
période de tourmente. Bien que j’aie dépassé les soixante dix-huitièmes années
de mon existence, je conserve en ma mémoire ces souvenirs, aussi douloureux que
précieux, et j’en viens à douter quelque peu de la précision des mots que j’utilise
pour leur rendre vie au-delà du temps. Je ne suis plus certain que mon témoignage
soit digne d’être mis en valeur. Tourmenté comme au temps de ma jeunesse, je m’interroge.
Mon livre de mémoires méritera-t ’il un quelconque honneur ? Mérite-t ’il
seulement d’être conservé ?
Par les mots qui
me viennent, je m’efforce de redonner vie à cette triste époque et les
images de mon souvenir renaissent une à une avec moins de peine, j’en conviens.
Oubliant ma tristesse, je reprends mon témoignage.
A force de fixer
le plafond au-dessus de moi, mes pensées le traversent presque. Je sais au fond
de moi, que mes faiblesses ne deviendront pas force, ni mes doutes ne se
changeront en certitudes. Après cet exercice de retour à un passé que j’ai désiré
si longtemps oublier, mon esprit me paraît soudainement plus vide.
Malgré l’inquiétude
qui m’assaille, lentement, je sais qu’aujourd’hui je suis prêt et par mon écrit,
je souhaite redonner vie à ceux déjà emportés par la mort.
Voilà pourquoi en
utilisant mes souvenirs, d’un passé aussi lointain, que douloureux, je m’obstine
à inscrire des mots sur ces pages et je m’interdis d’abandonner ce que j’ai
entrepris, à moins que vaincu, je ne décide de me taire.