dimanche 22 mars 2020

Log book # 6




« Le lendemain, sous un ciel lourd, la chaleur était humide et étouffante. Les nouvelles de la peste étaient mauvaises. »
La Peste, Albert Camus

La « forme » n’arrive plus à dormir. 
Elle allume la lampe de chevet, plusieurs fois au cours de la nuit. Elle s’éveille, puis se rendort. Somnole. Pousse de profonds soupirs, s’assied dans son lit, s’appuye aux oreillers. Elle prend un roman, et l’ouvre à la page marquée, elle lit quelques paragraphes, mais elle n’y saisit qu’un imbroglio confus. Elle bute sur un amas de mots dont sa cervelle ne parvient à faire le traitement de la signification. Elle abandonne le livre sur la table de chevet, empilé sur les trois autres qu’elle n’a pas même encore feuilletés.
Elle va à son lavabo, elle mouille un gant qu’elle passe sur son front et sur son cou. Elle a chaud. Elle a la nausée invariablement à cette heure. Elle ouvre la fenêtre et scrute la nuit, enveloppée de fraîcheur. Il pleut . Le bruit des gouttes monte des dalles du jardin avec un clapotis plaintif.
Ella va à la cuisine, ouvre son frigo mural, prend une pomme, l’épluche et la mange. Elle s’apaise. Elle s’assoit sur son canapé où dort son chat. Elle tousse. Elle allume la télé, finalement ressuscitée. Elle a dû s’assoupir un instant, car elle sursaute soudain, avec le bruit du carillon de l’église qui sonne huit coups. 
La télé toujours allumée passe les mêmes programmes en boucle, depuis le début de la crise sanitaire mondiale. Il n’y a aucun autre événement important. Le Covid19 est la star médiatique incontestée. L’ennemi invisible conjuré. Le monde est en guerre.
Un reportage télévisé donne la voix à plusieurs sans-abris qui se plaignent de n’avoir nulle part où aller se confiner, ni refuge qui leur soit destiné. Quelques volontaires des ONG risquent leur vie pour les secourir, dans la mesure de leurs infimes moyens. Elle coupe la télé.
Elle s’accroupit sur son tapis, prend son inspiration, fait cinq ou six mouvements, mais elle fatigue trop. Elle s’assoit, fourbue, fixant son tapis d’un air las. 
Son imagination vague vainement de rêveries en rêveries. Il y a dans sa tête un chaos de connaissances sans suite, sans articulation précise. L’esprit se pose, tour à tour, sur chaque objet et va d’errance en errance. Au fur et à mesure qu’elle s’absorbe de nouveau, scrutant son tapis, elle y voit surgir maintes combinaisons qu’elle ordonne sans fin, traquant les signaux dont elle saisit aussitôt la signification. Elle s’irrite. La vision du tapis lui cause un mal troublant. Cet amas d’illusions lui redonne la nausée.
Elle s’acharne, depuis huit (ou serait-ce neuf) jours déjà, à suivre un point primordial, à l’insinuant contour, laissant sans fin courir son imagination, toujours à l’affût ; s’appliquant à voir et bâtissant tout autour de sa vision qu’elle finit par nommer. Sa respiration est courte.
Tout dans ce salon a l’air si banal, si normal, si commun, si vulgaire. Elle n’arrive plus à dormir.
Ereintée, elle s’alite de nouveau, après avoir bu son infusion tilleul mélisse. Elle compte moutons après moutons.
Au bout d’un instant, elle s’assoupit, somnole. Elle veut redormir tout son saoul, comme avant.
Elle abandonne son lit. Il lui arrive parfois de s’habiller, mais la plupart du temps, elle traîne dans l’appartement en pyjama. Elle fait tout pour dormir, mais n’y parvient pas toujours. Elle met un pyjama douillet. Elle fait son lit d’au moins vingt façons. Elle essaye même en désespoir de cause de se fourrer dans son sac de couchage. Elle transpire. Tout s’affirme vain. Elle n’y arrive plus. Ça l’opprime. Ça l’asphyxie. Elle s’affaiblit. Alanguie tout au long du jour sur son lit, sur son canapé, crayonnant sans fin sur un bloc-notes qu’elle nomme Log book 2020. 
Elle divague parfois, prise d’hallucinations au milieu de la nuit. Nuit après nuit, l’hallucination distille son poison. Cela lui cause un profond inconfort qu’elle a du mal à exprimer. Une sorte de symbolisation du sort qui s’acharne sur elle.
Plus tard, dans la nuit, elle phantasme à nouveau. Elle transpire. Elle a trop chaud. Elle manque d’air. La sensation de suffocation monte progressivement. Son poumon lui brûle. Elle veut rugir. Un poids accablant alourdit sa poitrine. Elle s’agite, faiblarde. Elle fond. Elle maigrit d’au moins un kilo par jour. Sa main se décharne.
Tout autour du lit, un ramassis d’animaux aux mâchoires et aux gueules redoutables, avec des dents aiguisées comme des lames de rasoir et taillées en biseau, des becs crochus impressionnants.
Plus tard, tout devînt hallucination. Elle crut à une intoxication au champignon noir. Elle avait tant maigri qu’elle avait presque tout à fait disparu. Les autres voyaient à travers son corps. Elle n’avait plus toute sa tête. Elle avait un grain en moins. Elle folichonnait.
Tout paraissait encore normal autour d’elle. Elle voyait. Elle entendait. Un son produisait encore un bruit. Un parfum parfumait.  Elle s’affalait sur un coussin et s’abandonnait, abattue, hagarde.  Tout paraissait encaissé dans un magma épais. Elle était un corps compact, plus compact que du stuc, sans articulation.  Elle était devenue délétère ; son pas inaudible, sa main sans pouvoir.
Elle paraissait vivre dans un film projeté incessamment sur la toile. Elle raccourcissait. Ses traits s’estompaient. Ses cheveux tombaient. Tant d’instants de sa vie s’immortalisaient à jamais. Elle accomplissait son instant crucial.
Tout avait l’air normal, mais tout était faux. Tout avait l’air normal d’abord, puis surgissait l’inhumain, l’affolant.  Un mal obscur courait les rues. Sa raison s’abolissait. Tout avait l’air normal, mais…
Voulant y voir plus clair, elle tint, avec une régularité presque maniaque, un journal. Elle y traçait un autoportrait. Au début, on voyait mal sa modification. Rien en elle d’anormal, d’ambigu, d’angoissant. Puis on cru entrevoir un signe destructif, un trait particulier - elle devint un tracas, flou et lointain.
Elle tint son log book durant des mois. Au soir, elle y notait ses recherches « surréalistes » , ses pensées tatillonnes et improvisées, un tas d’insignifiantes et futiles réflexions.  Elle faisait aussi souvent référence à un roman qu’apparemment elle relisait. La peste, d’Albert Camus. Qu’elle réputait prophétique face à la situation de ce début d’année, où ahurie elle avait fait la découverte d’une autre menace, qui faisait doublon avec son magnifique - Cancre.  
Son Bic à la main, elle s’autobiographait, s’analysait. Parfois elle discourait sur ses hallucinations.
Un jour elle se plu à imaginer un roman fleuve ; prise d’inspiration fictionnelle, l’affabulation s’imposait par secousses éparses. 
Elle vivait, emballée des heures durant, pour l'écriture de ce roman. Puis, elle y mit court abruptement, et déchira son manuscrit brouillon. Elle n’arriva jamais à un propos abouti. Elle fit un portrait assez flou, à grands traits d’elle-même, qu’elle fignolait, par courts instants, s’amusant beaucoup de la chose, jusqu'à ce que cela ne l'amusât plus du tout.
Puis, vînt un jour où elle n’avança plus dans son log book non plus. Elle n’y trouvait plus de pouvoir consolant et se mit à en rougir. Elle sondait son être, mais sans aucun fruit. Elle n’y voyait plus.
Elle se replia, raccornie comme une feuille morte.
Par consolation, elle s’occupa de son jardin, le beau temps étant arrivé et la pluie ayant cessé. 
Il n’y avait pour elle aucune absolution. Elle écrivît des mots aux amis. Certains répondirent. Puis, le silence absolu se fît. Elle se décida pour l’omission, l'oubli total. 
La ville était sans habitants, cet été. Elle constatait une étrange absence de bruits. Elle se demandait si sa livraison allait arriver demain. Ou si elle était la seule survivante. La télé ne donnait plus aucun signe de vie.

« Ils sont malheureux parce qu’ils ne se laissent pas aller. Et je sais ce que je dis. »  La Peste, Albert Camus

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