Elle a encore un
an à vivre selon l’estimation des médecins. Quelques mois de lucidité devant
elle, pour écrire ses mémoires autobiographiques, pour amener au jour ses
premiers souvenirs d’enfance, ses amours, ses brindilles d’existence, avant qu’elle
ne soit secouée par des crises cumulatives et un shut down de son corps tout
entier. Elle ressent, à l’évidence, ce besoin impérieux de se raconter, de
prouver qu’elle n’est ni morte, ni folle, que son esprit n’est pas encore
teinté, que sa concentration et sa capacité à écrire restent intacts. L’écriture
est son unique rempart salutaire contre la tentation des divagations stériles,
des rêveries métaphysiques insaisissables ; un aboutissement possible afin
de contrer une folie toujours aux aguets, attisée par cette oisiveté contrainte
que lui impose un confinement de plus en plus oppressif, avec le passage du
temps.
Elle vit depuis
une dizaine de jours déjà - elle commencera bientôt à en perdre le compte, à l’instar
de cet ami, vivant en province, coupé de tout et de tous, qui ce matin, au
téléphone, lui avoua ne plus savoir exactement quel jour de la semaine on était – dans un
monde nocturne et ténébreux, en proie à un vertige inquiétant et mystérieux,
une sorte de monde double (à demi rêvé). L’enfermement lui pèse. Elle cherche désespérément
à s’échapper de cet huis clos forcé, étouffant et pitoyable.
Elle remémore ce
vert paradis perdu que fut son enfance. Le temps réel s’estompe ainsi et s’inscrit
dans ces espaces où elle vécut entre deux mondes. Elle prend plaisir à abolir
méthodiquement le présent.
Elle devra faire
un travail d’élagage de tous ses vagabondages, de ses amourettes enfantines, de
ses amours de jeunesse et de femme, de toutes les fêtes et déguisements, des banalités
et des drames familiaux, de tous ses voyages… Un léger vertige lui vient. De tous
ses « bricolages », celui-ci constitue l’un des plus étonnants – un exercice
complexe d’assemblage de pièces disparates, qui s’emboîteront comme un puzzle.
Entretemps, la « forme »
semble avoir développé une addiction toute spéciale à la musique. Aujourd’hui,
elle a passé une grosse partie de la journée avec ses écouteurs sur le crâne,
totalement coupée du monde. Elle m’a vaguement signifié de me démerder avec la
bouffe et le reste. Je n’ai qu’une vague idée de ce qu’elle écoute. Probablement
du classique ou du jazz, avec quelques entorses, car elle se dit suprêmement
éclectique et elle en fait souvent tout un foin.
Cette
nuit, ai-je appris, lors du petit-déjeuner pris en commun, dans son délire
onirique, elle a semble-t-il été confrontée à un énorme rat, qui pris de peur tout
autant qu’elle, à sa vue, s’est introduit dans un trou béant, dans le mur extérieur
de son appartement, sous les escaliers qui mènent au jardin. Un orifice qui n’existe
pas en réalité. Les rats c’est sa phobie à elle.
Il
paraitrait, a-t ‘elle péroré savamment, que les phobies touchent presqu’un
quart de la population. La voilà angoissée et stressée. J’entends vaguement qu’elle
discoure sur les phobies complexes et les phobies simples ; dans son cas c’est
une phobie simple ou spécifique déclenchée par un objet externe identifié, le
plus souvent, il s’agit d’animaux (chiens, souris, araignées…), de l’avion ou
de la hauteur, mais il existe, continue-t-elle des centaines de causes différentes.
Parmi les phobies complexes, l’agoraphobie est très fréquente. Mais aussi la
claustrophobie, et petite curiosité, savais-tu qu’il y a aussi des gens qui
sont nosophobes ou cancérophobes. J’avoue que là, pour le coup, elle a fait
fort. Elle va réussir à nous la refiler la phobie du cancer et dans pas
longtemps.
Bientôt, je la
verrai ouvrir son ordi et se lancer fébrilement dans des recherches en spirale sur
le soi non conscient et les écoutilles du subconscient qui selon elle est notre
puissant programmateur, si on lui introduit les bonnes données émotionnelles . Elle
enfourche ce dada depuis quelques semaines.
Et ce rat,
dit-elle encore, elle le connaît bien. Il s’était déjà auparavant introduit dans
sa maison, un jour de printemps où elle avait laissé ouverte la porte de la cuisine,
donnant sur le jardin. Et cette vision ne cesse de la hanter depuis.
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