« Ainsi,
tout se passait vraiment avec le maximum de rapidité et le minimum de risques. Et
sans doute, au début du moins, il est évident que le sentiment naturel des
familles s’en trouvait froissé. Mais, en temps de peste, ce sont là des
considérations dont il n’est pas possible de tenir compte : on avait tout
sacrifié à l’efficacité. Du reste, si au début, le moral de la population avait
souffert de ces pratiques, car le désir d’être enterré décemment est plus répandu
qu’on ne le croit, un peu plus tard, par bonheur, le problème du ravitaillement
devint délicat et l’intérêt des habitants fut dérivé vers des préoccupations plus
immédiates. Absorbés par les queues à faire, les démarches à accomplir et les
formalités à remplir s’ils voulaient manger, les gens n’eurent pas le temps de
songer à la façon dont on mourait autour d’eux et dont ils mourraient un jour. Ainsi,
ces difficultés matérielles qui devaient être un mal se révélèrent un bienfait
par la suite. Et tout aurait été pour le mieux, si l’épidémie ne s’était pas étendue,
comme on l’a déjà vu. »
La peste,
Albert Camus
Elle avait du
mal à donner un véritable rythme à son récit, submergée qu’elle était par les
récents événements qui affolaient les populations du monde entier. Les morts,
surtout des personnes plus âgées ou d’autres plus jeunes, ayant d’autres
maladies ou étant immunodéprimés, se comptaient déjà par milliers et on n’en
était qu’au début. On s’attendait à tout moment, à ce que d’autres pays et d’autres
continents soient touchés.
Tour à tour elle
décrivait ou racontait, alternant lenteur et vitesse, multipliant les sauts
dans l’espace et dans le temps, suspendant ou précipitant les dénouements. La construction
formelle du livre lui donnait du fil à retordre ; elle avait mis en place
plusieurs échafaudages, multipliant les parcours à l’infini, pour en savourer
les alternances ou au contraire tentant de relier les fils ténus, fragiles
presqu’imperceptibles des différentes histoires qui s’enchevêtraient. Ce roman
elle le concevait comme un jeu d’emboîtements ou la diaphane silhouette de son « je »
prendrait une place plus qu’énigmatique. Il lui fallait, tel un alchimiste, administrer
à doses infinitésimales les silences, les vides, les pièges, les méandres. Ce jeu
impliquait aussi un lecteur habile à déchiffrer et qui se complaise à admirer
la vaste toile.
La « forme »
se consacre aujourd’hui au ménage et à la cuisine, a-t ’elle annoncé, d’une
voix tonitruante. Après, très exactement, treize jours de confinement, elle se sent
vivre de façon aérienne, comme suspendue dans l’air, tel un pantin tiré par des
fils.
Hier, elle a
nerveusement parcouru la ville, à ses dires, pratiquement déserte, en voiture, dûment
masquée et affublée de ses énormes lunettes de soleil, qui lui mangent la
moitié du visage. Elle rechignait à sortir de son bunker, où règnent désormais
des mesures de sécurité draconiennes, et où personne ne peut pénétrer sous aucun
prétexte, mais elle y fût bien contrainte, puisqu’il en allait de la poursuite
de son traitement.
Elle devient une
maniaque absolue du nettoyage. Je me demande si elle parviendra à s’en remettre
un jour. Le lavage de mains s’est transformé, très vite, chez elle, en un
rituel très sacralisé, presqu’obsessionnel, qui ponctue chaque moment de ses
longues journées.
Au retour de l’hôpital, elle a engouffré ses fringues dans la gorge béante de son lave-linge qu’elle a fait tourner à 60 degrés, ses souliers mis en isolation, sur le balcon, au soleil, paraît-il que ça tue le virus! Puis, se balladant à poil dans l’appart, elle se dirigea, avec un air exquis, vers la salle d’eau.
Je me tenais à ce moment précis, dans l’embrasure de la porte de mon bureau ; elle m’a toisé d’un regard provocateur, et je dois avouer que malgré son teint blême, et son corps décharné, elle m’a parue en grande beauté.
Au retour de l’hôpital, elle a engouffré ses fringues dans la gorge béante de son lave-linge qu’elle a fait tourner à 60 degrés, ses souliers mis en isolation, sur le balcon, au soleil, paraît-il que ça tue le virus! Puis, se balladant à poil dans l’appart, elle se dirigea, avec un air exquis, vers la salle d’eau.
Je me tenais à ce moment précis, dans l’embrasure de la porte de mon bureau ; elle m’a toisé d’un regard provocateur, et je dois avouer que malgré son teint blême, et son corps décharné, elle m’a parue en grande beauté.
Elle m’est
apparue quelques heures plus tard, revêtue d’un pyjama propre molletonneux, me signifiant,
réjouie, qu’elle n’avait pas encore perdu un seul cheveu.
Il faut noter que les cheveux, c’est son grand souci. Elle se les taille parfois très courts ; ce qui à mon avis, ne lui va pas du tout, mais elle s’en moque depuis toujours éperdument ; pour se les laisser repousser très longs. Ça fait partie de la dramatisation de sa persona. Elle les a déjà teints de plusieurs couleurs, allant du rouge fauve au noir ébène ou aile de corbeau.
Bref, côté cheveux, elle est aussi imprévisible que pour le reste. L’autre soir, alors que nous visionnions un film ensemble, elle s’est esclaffée à l’idée de sa calvitie prochaine.
"Une coupe on ne peut plus radicale. Ça va épater !" a-t ‘elle exclamé en pouffant de rire.
Parfois, je me demande si elle garde encore toute sa tête.
Il faut noter que les cheveux, c’est son grand souci. Elle se les taille parfois très courts ; ce qui à mon avis, ne lui va pas du tout, mais elle s’en moque depuis toujours éperdument ; pour se les laisser repousser très longs. Ça fait partie de la dramatisation de sa persona. Elle les a déjà teints de plusieurs couleurs, allant du rouge fauve au noir ébène ou aile de corbeau.
Bref, côté cheveux, elle est aussi imprévisible que pour le reste. L’autre soir, alors que nous visionnions un film ensemble, elle s’est esclaffée à l’idée de sa calvitie prochaine.
"Une coupe on ne peut plus radicale. Ça va épater !" a-t ‘elle exclamé en pouffant de rire.
Parfois, je me demande si elle garde encore toute sa tête.
Après avoir
repris ses esprits et s’être quelque peu rassérénée, à la suite de son voyage
en milieu hostile; un trajet qui lui était plus que familier, mais qui lui
parut, cette fois, aussi inconnu que la planète Mars, elle se décida pour
une journée ménage et cuisine.
Ce qui lui manque abominablement, comme elle s’en plaint longuement aux amis, au bout du fil, c’est de ne plus pouvoir faire ses longues promenades en bord de mer.
"Mes membres s’ankylosent et mes muscles rétrécissent", dit-elle avec une triste moue.
En dépit de ses innombrables talents, force m’est de constater que la « forme » s’ennuie comme un rat mort.
Ce qui lui manque abominablement, comme elle s’en plaint longuement aux amis, au bout du fil, c’est de ne plus pouvoir faire ses longues promenades en bord de mer.
"Mes membres s’ankylosent et mes muscles rétrécissent", dit-elle avec une triste moue.
En dépit de ses innombrables talents, force m’est de constater que la « forme » s’ennuie comme un rat mort.
Une nouvelle
lubie lui prend. T’aperçois-tu du malheur de ces pauvres animaux que nous tuons
pour les manger, et ceux que nous mettons en cage, ou parquons dans d’abominables
zoos ? Ne ressens-tu pas une angoisse toute spéciale, maintenant, à l’idée
de leur captivité et de leur sacrifice ?
Cette astreinte
à domicile lui teinte définitivement l’esprit. Je la soupçonne de sombrer dans
la bipolarité : tantôt elle programme sournoisement de procéder à un
decluttering, tantôt elle fait l’éloge de la Paresse.
Je lui fais remarquer que c’est là l’un des sept péchés capitaux du christianisme, elle me rétorque avec sa morgue et sa mauvaise foi habituelles que l’Oisiveté est délicieuse et qu’on ne saurait trop conseiller de s’y adonner, corps et âme, et qu’elle compte bien dorénavant s’abandonner à cette jouissance suprême, sans restrictions.
Je lui fais remarquer que c’est là l’un des sept péchés capitaux du christianisme, elle me rétorque avec sa morgue et sa mauvaise foi habituelles que l’Oisiveté est délicieuse et qu’on ne saurait trop conseiller de s’y adonner, corps et âme, et qu’elle compte bien dorénavant s’abandonner à cette jouissance suprême, sans restrictions.
Alors que la
veille encore, elle s’était évertuée à me convaincre que plus elle apprenait,
plus elle voulait apprendre, que ses capacités d’enthousiasme semblaient
maintenant pratiquement illimitées et tout aussi illimitées ses facultés d’absorption.
Il lui suffisait de lire une chose à peine une fois, pour s’en souvenir à jamais et
elle avalait avec la même rapidité, la même voracité tenace des traités
philosophiques, des histoires de la Polynésie, des poèmes érotiques, des
manuels d’horticulture ou de gastronomie, des romans policiers et des
dictionnaires encyclopédiques avec une certaine prédilection exprimée pour ces derniers.
Sa santé était
chancelante, il faut bien le dire et la contraignait à de longues périodes de repos
forcé, en silence et dans l’immobilité, toute contraire à sa nature.
Elle s’aigrissait alors, en quelques heures, et pouvait devenir totalement insupportable. Je devais faire un effort constant pour ne pas montrer mon agacement et mon agitation intérieure. J’en souhaitais presque devenir complètement sourd.
Elle s’aigrissait alors, en quelques heures, et pouvait devenir totalement insupportable. Je devais faire un effort constant pour ne pas montrer mon agacement et mon agitation intérieure. J’en souhaitais presque devenir complètement sourd.
Sans vouloir
trop anticiper sur la suite des événements, il n’est pas inutile de noter que
nous n’en sommes qu’au tout début d’un long et pénible confinement, qui durera
encore des semaines voire des mois.
Il n’est pas
besoin d’être fin limier pour en conclure d’emblée que cette longue cohabitation
forcée va peser inexorablement sur nos vies.
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