samedi 28 mars 2020

Log book # 12




« C’est pourquoi encore cette épidémie ne m’apprend rien, sinon qu’il faut la combattre à vos côtés. Je sais de science certaine que chacun la porte en soi, la peste, parce que personne, non, personne au monde n’en est indemne. Et qu’il faut se surveiller sans arrêt pour ne pas être amené, dans une minute de distraction, à respirer dans la figure d’un autre et à lui coller l’infection. Ce qui est naturel, c’est le microbe. Le reste, la santé, l’intégrité, la pureté, si vous voulez, c’est un effet de la volonté et d’une volonté qui ne doit jamais s’arrêter. L’honnête homme, celui qui n’infecte presque personne, c’est celui qui a le moins de distraction possible. Et il en faut de la volonté et de la tension pour ne jamais être distrait ! Oui, Rieux, c’est bien fatigant d’être un pestiféré. Mais c’est encore plus fatigant de ne pas vouloir l’être. C’est pour cela que tout le monde se montre fatigué, puisque tout le monde, aujourd’hui se trouve un peu pestiféré. Mais c’est pour cela que quelques-uns, qui veulent cesser de l’être, connaissent une extrémité de fatigue dont rien ne les délivrera plus que la mort. »

La peste, Albert Camus

Aujourd’hui, en milieu d’après-midi, la « forme » m’a longuement parlé, par téléphone, qui est devenu notre seule forme de communication, depuis deux semaines déjà, une fois que je vis totalement isolé, et sans connexion Internet, dans ce village du nord-est du pays. Cette région qui résonne d’un silence massif et granitique, où je me suis réfugié, d’aucuns parlent de l’exil d’un ermite chevronné, depuis mon grave problème de santé de l’année dernière.
Son histoire personnelle ressemble beaucoup à la mienne. Des errances, des erreurs de jugement, à foison, sur les êtres avec qui elle a partagé sa vie, sur ceux qui l’entourent et se disent ses amis et qui ont fini par la décevoir à tour de rôle, une bonne dose d’ingénuité et de stupidité naturelle et d’enthousiasme enfantin souvent déplacé, un héritage génétique qui nous pousse à l’angoisse existentielle et à une certaine forme de mélancolie presque intraçable aux yeux d’autrui, une atmosphère familiale génératrice d’une anxiété parfois difficile à contrôler, des fautes de calcul, de prévision et un mal-être social notoire.
Oui, je peux affirmer que nous sommes faits de la même trempe. Un alliage défectif prêt à casser sous le choc, sous chaque pression, à tout moment.
Son vécu actuel de la maladie me touche aussi, par la ressemblance avec le cas de ma sœur qui est morte, il y a bien des années, d’un cancer généralisé, et je crois bien que je ne suis jamais parvenu à m’en remettre. Mais j’aime à lui parler, car malgré son penchant naturel à plonger à fond dans la description de son ressenti à la suite des traitements et de ce maudit confinement, qui dans son cas en surajoute en anxiété, auquel nous sommes soumis depuis des semaines déjà ; elle le fait avec une ironie légère, tout en subtilité, qui lui est propre et lui sied à merveille. Elle frôle souvent l’auto-dérision et son insouciance, même si elle est feinte, la rend très drôle.  Et dieu sait si l’humour est une denrée rare dont je raffole plus que tout.
Mais aujourd’hui son ton était plus grave qu’à l’habitude. Elle me rapporte que depuis sa découverte du – Cancre – c’est ainsi qu’elle le prénomme, elle ne cesse d’entendre de la bouche de ses amis et de ses connaissances les récits personnels et familiaux d’une expérience similaire.
Comme cette amie qui, au lieu d’un, en a eu deux et a dû faire une ablation de ses deux seins en un court espace de temps, ou cette autre dont la sœur est décédée, à la suite d’une généralisation du mal, à cause d’une incompétence médicale avérée, ou cette autre encore qui a lutté des années durant et a réussi, battant le pronostic initial, à guérir un cancer de l’estomac. Une autre amie a eu la maladie, déjà âgée, ainsi que ses trois sœurs, l’une après l’autre et font des recherches génétiques plus avancées, afin de prendre les mesures qui s’imposent pour leur descendance. 
Mais le récit qui l’a davantage frappée et qu’elle remémore et a hâte de partager avec moi, lui vient d’une connaissance, et remonte à quelques années. Cette personne lui a raconté alors l’histoire de sa belle-mère, une femme qui n’était ni vieille, ni jeune lors des événements tragiques qui s’ensuivirent, mais qui avait été dépressive pratiquement toute sa vie. 
Arriva un moment de son existence où rien ne paraissait plus l’intéresser, ni mari, ni enfants, ni travail et elle tomba dans la plus profonde et la plus noire des dépressions, accompagnée d’idéations suicidaires récurrentes, qu’elle évoquait à peine et que personne ne voulait de toute façon pas vraiment prendre au sérieux. 
Par le même temps, un – cancer – lui fût diagnostiqué, mais elle se garda bien de le dire. Elle le maintint secrètement enfoui dans sa poitrine et n’en souffla mot à personne. Personne ne fut mis au courant. 
Bien entendu, elle cacha, habilement, tous les signes avant-coureurs de sa maladie, à son entourage, qui n’y vit que du feu, et tout le monde cru que son apathie croissante et sa fatigue accrue n’étaient dues qu’à sa dépression chronique, dont ils ne s’attendaient plus à la voir émerger.
Le fait est que cette femme, délibérément, n’accepta pas de se laisser soigner, supprima de façon consistante, pendant de longs mois, son instinct de survie et l’instinct de peur qui lui est inhérent - ce génie de l’espèce humaine comme le qualifie Schopenhauer et, à la fin,  ne parvenant plus à supporter les dégâts dévastateurs et l’agonie de la souffrance, causés par cet exterminateur, qui avait une emprise désormais totale sur son corps; sans mot dire, sans explication aucune, elle sortit de chez elle, un beau matin, laissant croire aux siens qu’elle allait au travail, et se jeta sur la voie, sous un train. 
Ce ne fut pas un acte hâtif. Elle avait le choix entre deux courages : le courage de vivre et le courage de mourir. Elle a laissé que le mal ne lui laisse plus qu’un seul choix.
Cette histoire semble avoir hanté mon amie, maintenant, atteinte de ce mal elle aussi. 
En confidence, elle me dit avoir elle-même traversé des phases dépressives très profondes et vécu des états anxiogènes très difficiles à surmonter, lui étant arrivé, par moments, de désirer la mort, sous n’importe quelle forme. 
C’est une question qui lui vient désormais à l’esprit fréquemment, un doute qui l’assaille,de façon récurrente, et qu’elle sait, pertinemment, ne pouvoir jamais résoudre définitivement : aurait-elle attiré à soi, ce mal, à cause de son esprit malade et de ses propres idéations suicidaires, à l’instar de cette autre femme ?
Je n’ai bien sûr pas su quoi lui répondre, comme ça, à brûle pourpoint. Moi, qui suis un scientifique très cartésien, malgré mes propres doutes et mes difficultés existentielles latentes, un rationnel, un pragmatique très peu enclin à la sensiblerie, j’ai en réalité très peu à dire sur ce genre de déviations émotionnelles extrêmes.
Et j’ai pensé, pour moi, car je ne veux en aucun cas la froisser, que c’étaient là encore de belles sornettes à dormir debout, des idées farfelues voire loufoques comme savent en trouver les femmes dotées d’une sensibilité maladive, d’une acuité émotive hors du commun, des réflexions grotesques et inutiles, des questionnements pollués par d’excessives passions de l’âme, et surtout des solipsismes très puissants mais très vains,
Ah ! les femmes !
Je m’en vais finir ma bouteille de Cognac, entamée en hier. Ça me tiendra chaud dans ce confinement glacé.


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