samedi 27 juin 2020

Log book # 88

"La seule certitude que j’ai, c’est d’être dans le doute" disait Pierre Desproges. 
La période pandémique nous met face à une incertitude radicale et aux contradictions de la recherche scientifique en train de se faire. Dans le monde "post-covid", saurons-nous nous souvenir que nous ne savons pas ?

vendredi 26 juin 2020


source: inconnue

jeudi 25 juin 2020

Log book # 87




Il est midi. Mon fils M. me conduit à l’hôpital pour la prise de sang habituelle, qui précède tout nouveau traitement.
Il fait beau. Il fait chaud. J’observe ce paysage, plus que familier, défiler sous mes yeux décillés et constamment humides et larmoyants.
La mer couleur émeraude, sans ondulation, les plages pleines de monde, les maisons, les arbres, la route, les autres véhicules, le pont sur le fleuve, le soleil qui miroite et qui chauffe ma peau qui est devenue un aimant et qui brûle sans protecteur solaire.
J’appréhende l’attente. L’impatience de la longue attente debout, le dos appuyé contre toute surface dure, car la fatigue me plombe les jambes, entre gens masqués et aussi impatients que moi . J’essaye de ne pas y penser et de m’abstraire. L’exercice de la patience est devenu un impératif, au quotidien.
J’invente rapidement un subterfuge, une astuce. La fugue. J’ébauche une histoire pour me distraire. Puis j’essaye de me souvenir d’épisodes merveilleux de ma vie…
Quels épisodes ? Je sens un léger vertige. Passons à autre chose…
Ces derniers temps tout semble m’échapper des mains à une allure vertigineuse, en même temps que nos sociétés humaines sont tombées dans une démesure aux contours schizophréniques.  Les gens sont comme fous, après de longs mois de confinement et de privations… des fêtes sauvages et clandestines s’organisent un peu partout et remettent en question toutes les précautions prises jusqu’à ce jour. Un reconfinement a lieu dans plusieurs pays. On parle déjà d’une deuxième vague, dans la presse internationale et les journaux télévisés que je regarde parcimonieusement. Je suis devenue religieuse – ma religion, le fatalisme, n’exige aucune dévotion, ni prière. Il me suffit d’ouvrir les yeux tous les jours et de vouer mon corps à l’Univers.
J’oscille plusieurs fois par jour entre la colère et la résignation, entre l’angoisse sans nom et un calme exagéré.
Parfois, il me vient une envie soudaine de pleurer, mais aucune larme n’est versée, comme si la crise de pleurs s’accomplissait par le simple désir.
Certains jours, je ressens un spleen tristement féroce, je m’ennuie et je m’énerve ; d’autres jours, je suis aussi languide que mes chats et je m’enthousiasme pour des bricoles sans intérêt aucun.
Ou bien je me passionne pour un arbrisseau qui pousse spontanément, dans mon jardin, par exemple, le chant des oiseaux au petit matin… et il me devient presque insupportable de ressentir autant de bonheur.
D’autres fois encore, je deviens âpre et dure comme l’acier et je me referme sur moi-même, indifférente aux autres, à la vulgarité du monde et à toutes ces misérables tragi-comédies.


Tomás Sánchez (Cuban, b. 1948), Meditador, 1995. Acrylic on canvas, 99.7 x 121.9 cm

mercredi 24 juin 2020

Log book # 86



« If a man could pass thro’ Paradise in a Dream, and have a flower presented to him as a pledge that his Soul had really been there, and found that flower in his hand when he awoke – Aye ? And what then ? »
from the notebooks of Samuel Taylor Coleridge


Je ne sais plus comment exprimer le doute, la crainte, l’anxiété.
C’est l’été aujourd’hui, mais rien ici ne ressemble plus vraiment à l’idée qu’on se fait habituellement de l’été.
Cette douce et charmante saison de l’année ne suscite d’ailleurs plus aucune excitation ou exaltation particulière de ma part.
Il fait chaud, certes, mais ma tanière est fraîche et après avoir passé le printemps, confinée entre ces quatre parois, et face aux récents événements, j’avoue que l’envie me prend de ne plus jamais sortir dehors.
Mon sentiment contradictoire, partagé entre la claustrophobie qu’entraîne un trop long confinement et l’agoraphobie suscité par l’idée d’aller dans la foule,  semble être partagé par d’autres humains. Pas plus tard qu’hier, un ami de province me disait qu’il craignait que certaines personnes de son entourage, notamment son meilleur ami et sa propre mère, ne sortent plus jamais de chez eux, tellement le traumatisme semblait être profond, et tellement ils semblaient s’être accommodés à la situation de réclusion et développé par la même occasion une crainte presqu’irrationnelle de la rue et des autres.
Je dirais, en m’auscultant moi-même, que je suis certainement atteinte de ce syndrome, même si à un degré moindre, commun à ces deux êtres, et que nous sommes certainement nombreux dans ce cas, au vu des fêtes clandestines et des rassemblements sauvages, organisés par toute sorte d’imbéciles heureux, un peu partout dans le monde, qui ont déclenché une nouvelle vague de contaminations et un retour en arrière dans certaines règles de déconfinement et l’imposition de lourdes amendes aux prévaricateurs de tour acabit.
À mesure que le temps passe, chaque jour devient répétitif et monochrome. Ma routine de recluse n’est brisée que par quelques sorties obligatoires à l’hôpital pour me soumettre aux traitements de chimio.
Est-ce que je ressens encore du plaisir ? Mais comment définir désormais le plaisir ?
Je regarde par la fenêtre et je me demande par moments à quoi bon ?
Ces moments de doute peuvent aller d’une minute à une journée entière de torture de l’âme, de rage incontrôlable, d’indolence indifférente ou d’apitoiement gratuit.
Je m’oblige alors méthodiquement à rebrousser chemin. J’avale une bouffée d’air comme si je respirais pour la première fois et bien que ma poitrine soit douloureuse, je redécouvre le plaisir de simplement respirer.
Oui, il est très facile d’arriver à un tel degré de malheur, sans savoir exactement pourquoi on y est arrivé, et d’en venir à l’aimer comme si c’était la seule émotion qui en vaille la peine.  C’est idiot, je le sais. J’en prends immédiatement conscience. C’est ce qu’on appelle probablement la force de l’âge. La sagesse en somme.

Aujourd’hui, c’est le premier jour d’été.
Il fait beau.
Les oiseaux chantent dans les arbres.
Personne ne peut être véritablement heureux en vivant à la merci de ses instincts et de ses pulsions. Et je pense au lent renoncement serein qui ramollit ma nature encore trop inquiète, anxieuse et exaltée .
Ce doux repos recherché par un esprit trop longtemps tourmenté qui se met désormais à l’abri des effets dévastateurs des douleurs des passions et n’aspire plus qu’à vivre dans la tiédeur de l’aurea mediocritas,  sans souffrances inutiles.
J’aspire à (re)gagner et cultiver ma nature contemplative, dans le calme et la paix. Pourtant, trop souvent encore, je m’évertue à chasser le naturel et il revient au galop…  
Je me sens parfois comme un arc sans flèche, après l’avoir malencontreusement brisée en mille morceaux, mais je suis de plus en plus consciente qu’il y a une joie sous-jacente au renoncement, à la résignation.
Je ne veux plus brûler du feu et de la frénésie des passions et de la démesure orgueilleuse de mes désirs et de mes ambitions.  Je souhaite humblement m’éloigner de tout ce qui représente la vacuité et la futilité de mon existence. Je veux me reposer et atteindre la sérénité de la fleur qui balance sous le souffle calme de la brise.
Je veux atteindre le degré de conscience qui me permettra de gagner assez d’intelligence émotionnelle pour finalement parvenir à cette forme suprême de perfection humaine – le détachement.
Je veux abandonner tout ce qui peut encore contribuer à me détruire et me dissocier de mon moi profond.
Je ne ressens plus aucun intérêt envers l’autre.
Je veux m’intéresser à moi,  me sauver moi, le seul être vraiment présent à mes côtés et que je trainerais jusqu’à ma mort.
Je ne vais pas continuer à trainer, comme des boulets, les cadavres du passé.
Je les abandonne aux charognards.


lundi 22 juin 2020

chassez le naturel, il revient au galop

I was always attracted not by some quantifiable, external beauty, but by something deep down, something absolute. Just as some people have a secret love for rainstorms, earthquakes, or blackouts, I liked that certain, undefinable something.
 Haruki Murakami, The Unvisited

un été pas comme les autres



Du rouge aux lèvres - Haïjins japonaises

Chiyo-ni  (1703 -1775)

Née à Matsuto, préfecture d'Ishikawa, elle a commencé à étudier le haïku dès l'âge de douze ans. À dix-sept ans, elle est reconnue par le maître Shikõ Kagami (1665-1731). Elle se marie à dix-huit ans, mais son mari meurt deux ans plus tard. Devenue bonzesse en 1754, elle se lie d'amitié avec nombre de haïjins de cette époque.
Même si certains de ses haïkus semblent communs (surtout pour un lecteur non japonais), elle a composé de nombreux haïkus délicats, doux et charmants, dont beaucoup sont légendaires au Japon.



Jeunes herbes.
Les fleurs attendront
mon retour.


Tout en les regardant,
je les oublie,
les feuilles du saule pleureur!


Jusqu'à ce qu'il disparaisse,
je regarde marcher un homme
dans la plaine nue.


Je bois à la source,
oubliant que je porte
du rouge aux lèvres.


S'il ne criait pas,
je ne distinguerai pas le héron.
Matin de neige.


Au lever, au coucher,
je vois le vide
de la moustiquaire.


Maintenant,
jusqu'où est-il allé, mon petit,
chasser les libellules?


Sur le chemin de la fillette,
devant, derrière,
des papillons volent.


Gourdes à fleur nocturne.
Une femme dévoile
sa peau.


Dans la salle d'exercice,
d'un temple, des papillons...
muets aussi.



samedi 20 juin 2020

vendredi 19 juin 2020

mercredi 17 juin 2020


kmdn16

Two Poems by Ilya Kaminsky

from Musica Humana

I am reading aloud the book of my life on earth
and confess, I loved grapefruit.
In a kitchen: sausages; tasting vodka,
the men raise their cups.
A boy in a white shirt, I dip my finger
into sweetness. Mother washes
behind my ears. And we speak of everything
that does not come true,
which is to say: it was August.
August! the light in the trees, full of fury. August
filling hands with language that tastes like smoke.
Now, memory, pour some beer,
salt the rim of the glass; you
who are writing me, have what you want:
a golden coin, my tongue to put it under.
Envoi

“You will die on a boat from Yalta to Odessa”
— a fortune teller, 1992
What ties me to this earth? In Massachusetts,
the birds force themselves into my lines —
the sea repeats itself, repeats, repeats.
I bless the boat from Yalta to Odessa
and bless each passenger, his bones, his genitals,
bless the sky inside his body,
the sky my medicine, the sky my country.
I bless the continent of gulls, the argument of their order.
The wind, my master
insists on the joy of poplars, swallows, —
bless one woman’s brows, her lips
and their salt, bless the roundness
of her shoulder. Her face, a lantern
by which I live my life.
You can find us, Lord, she is a woman dancing with her eyes closed
and I am a man arguing with this woman
among nightstands and tables and chairs.
Lord, give us what you have already given.

Ilya Kaminsky is an American poet whose native language is Russian. Born in Odessa in 1977, he is the coeditor of
 The Ecco Anthology of World Poetry. Although he has published only one collection of his own work, Dancing in Odessa, his linguistic gifts are already acknowledged. The excerpt from “Musica Humana” and the poem “Envoi” are both taken from Dancing in Odessa, which was published by Tupelo Press. 

Tunguska




mardi 16 juin 2020

Log book # 85




« Je sais mieux que personne à quoi m’en tenir sur mes propres desseins. »

George Sand

J’ai de tout temps détesté au plus haut point les « bien-pensants », « tous ces gens bien intentionnés » comme le chantait Brassens dans l’Auvergnat. 
Je préfère de loin les oisifs, les contemplatifs et aussi les gens simples, ceux qui pratiquent inoffensivement l’idylle rustique.
Maintenant que je suis moi-même devenue oisive, je peux affirmer sans ambages que j’ai inauguré un nouveau cycle dans ma vie et que j’aspire aussi à devenir rustique.
Mes erreurs passées, grâce à Dieu ou au Diable, ne s’étendront pas au-delà du Prologue et des premiers chapitres de mon existence et je tremble quand je pense à la responsabilité inhérente de m’afficher comme une mutante.
À chaque jour qui passe, j’assiste ébahie à ma propre mue et je ressens un frisson d’émerveillement. Je me suis avec peine, mais avec grande efficacité, affranchie de toutes les influences néfastes qui m’avilissaient et je m’évertue à suivre à la lettre mon « nouvel évangile », ma nouvelle vision du monde. J’ai mis mon ancien « moi », hors d’état de nuire. Je quitte la route pour arpenter librement les sentiers battus.
Oui, je conviens que mes détracteurs pourront dire que ce n’est là que mon dernier dada dont je me lasserai sous peu… Il est naturel qu’on m’accuse aussi de naïveté et d’un idéalisme béat.
J’aspire profondément à cette douceur de vivre des campagnes, à ce calme profond, à cette riante sérénité, au chant de la Nature, à ce pays de rêve et de joie, fait de ciel, de champs et d’arbres.
En réalité, je ne désire rien de neuf ni même d’original. Je dévale tout bonnement la pente, qui ramène l’être désabusé, de la civilisation aux charmes de la vie champêtre et primordiale.
Est-ce une idée naïve ou le rêve d’un rêve ?
Le fait est que ce rêve grandit en moi comme quelque chose de vague et d’obsédant et remplace idéalement toutes mes angoisses.
Je voudrais sentir le beau et m’approprier un style, un art d’écrire bucolique qui peint en peu de mots, sans chercher à amplifier ni à déguiser à travers de vaines fioritures.
Je n’aspire plus qu’à une chose dans ma vie : revenir à mon âme primitive, à mon être rustique.
J’espère y trouver mon compte.






lundi 15 juin 2020

Comment naissent les révolutions?
LE MONDE DIPLOMATIQUE

Contestation à consommer pour classes cultivées

LHorreur économique, de Viviane Forrester : un million d’exemplaires vendus depuis 1996 No Logo, de Naomi Klein (2000) : un livre traduit en plus de vingt-cinq langues. Succès planétaire des documentaires de Michael Moore, manifestations « altermondialistes », germination éditoriale « alternative », auditoires mobilisés pour des milliers de réunions publiques : à considérer l’audience des analyses remettant en cause le régime économique, on se persuadait aisément qu’un vent contestataire avait balayé la Terre. Que l’adhésion des classes cultivées à l’« esprit du capitalisme », souvent décrite comme la condition de sa perpétuation, vacillait. Et qu’un public de professions intellectuelles (ou aspirant à le devenir) se portant à l’appui des classes populaires fragilisées fissurerait les murs de la Babylone libérale.
Mais de la mèche crépitante au baril de poudre, il y a eu... comme un problème. Textes, réunions, discussions, manifestations, actions : la critique radicale gagne du terrain sans que les pratiques individuelles enregistrent d’inflexion notable, ni les organisations militantes un afflux d’adhérents déterminés à renverser l’ordre social. Comme si la remise en cause de ce monde ne pouvait dépasser le stade de la bonne idée dont on ne tire aucune conséquence pratique. Qu’elle découle du discrédit de l’action politique (lire « Quand le jeu politique asphyxie le mouvement social ») ou de l’absence de modèle de rechange, cette panne d’embrayage s’explique aussi par le rapport ambigu qu’entretiennent les classes moyennes éclairées avec le savoir critique.
Le marxisme comme le syndicalisme révolutionnaire ont postulé la nécessité pour l’ouvrier d’acquérir « la science de son malheur », selon le mot fameux de Fernand Pelloutier, organisateur des Bourses du travail à la fin du XIXe siècle. A ce prix seulement les prolétaires seraient en mesure de déchirer le voile de la fatalité, de comprendre la mécanique de l’exploitation et, enfin, de s’unir pour la briser. « La force matérielle ne peut être abattue que par la force matérielle, note Karl Marx en 1843  mais la théorie se change, elle aussi, en force matérielle dès qu’elle pénètre les masses (1). » Que ce rôle d’éducation populaire soit autogéré (syndicalisme révolutionnaire) ou dévolu au parti politique (léninisme), une même croyance cimente le raisonnement : le savoir critique émancipe ceux qui l’acquièrent.
Mais quel usage en font ceux qui déjà le possèdent ? Les rassemblements massifs de Millau (juin 2000), du Larzac (2003) ou de Porto Alegre ont d’abord contribué à l’éducation politique des classes moyennes. En janvier dernier, les altermondialistes professionnels ont afflué du monde entier au Forum social de Belém, au Brésil. Si la richesse des échanges a frappé nombre d’entre eux, d’autres ont déploré que la manifestation prît parfois l’allure d’une foire internationale de la contestation. Sur l’étendue de deux campus universitaires, les ateliers de réflexion et conférences suivis par un public brésilien à forte composante étudiante et enseignante voisinaient avec une constellation de stands où militants associatifs, crieurs de journaux et libraires marxistes disputaient l’attention du chaland aux défenseurs du tatouage intégral, vendeurs de tasses à maté, bouilleurs d’alcool de pomme d’acajou, fabricants de colliers de graines et partisans de la légalisation de la marijuana... Avant que chacun ne ferme boutique pour profiter des concerts gratuits et des fêtes offertes par les délégations.
Du savoir et du plaisir, la recette est aussi celle des forums sociaux locaux, salons du livre engagé, rencontres-débats dans les bars militants, librairies associatives, cinémas autogérés. Initialement destinés à rompre l’isolement, à entretenir la flamme et la mémoire des luttes ou à recruter des troupes, ces événements drainent un public croissant. Les autorités municipales les tolèrent et parfois les soutiennent, ravies que de telles « contributions à la diversité culturelle » pallient à peu de frais leurs carences en ce domaine.
Avec la montée en puissance des classes moyennes, l’éducation politique s’est ainsi déplacée du lieu de travail vers ces lieux de loisirs. A la leçon de choses dispensée par la grève se substitue la leçon tout court : sur l’estrade, les personnalités sélectionnées pour leur capacité à déplacer une large assistance enchaînent les interventions — pas trop longues, pour ne pas « fatiguer la salle ». Alors, plutôt que de se changer en force matérielle, la contestation se transforme en récréation culturelle à tonalité politique.
Dans son édition du 9 avril dernier, le Wall Street Journal brossait le portrait malicieux de « l’un des meilleurs consultants français en protestation », M. Xavier Renou, porte-parole des Désobéissants. « Il facture aux étudiants 50 euros par tête pour un stage de désobéissance, écrit des livres, a produit des jeux à thèmes de gauche », mais veille aussi à « diversifier sa clientèle, notamment en direction d’aires de croissance comme les mouvements pro-Tibet ». On ne saurait réduire, comme nous y invite l’économisme étriqué du quotidien, l’univers militant des classes moyennes à un marché où des prestataires de services contestataires comblent la demande d’un public friand de subversion en échange de gratifications pas toujours symboliques. Pour autant, les marques de cette contestation consommée (2) se repèrent aisément. L’exigence de résultats rapides en est une.
«  Quelle naïveté enfantine que d’ériger sa propre impatience en argument théorique  (3) !  » L’apostrophe de Friedrich Engels aux communards réfugiés à Londres visait des militants qui, à l’instar d’Edouard Vaillant, jugeaient l’Internationale ouvrière insuffisamment révolutionnaire ; eux voulaient prendre une revanche immédiate sur les versaillais. On imagine la perplexité d’Engels découvrant les dizaines de micromouvements apparus ces dernières années : Coordination des sans-cravates, Clandestine Insurgent Rebel Clown Army (« Armée clandestine des clowns rebelles insurgés »), cyclonudistes, barbouilleurs d’affiches publicitaires et autres réappropriations festives de l’espace urbain.
Chacun se caractérise moins par un objectif politique que par une méthode d’intervention. Ici, un masque blanc ; là, des pique-niques dans les supermarchés avec des produits réquisitionnés en rayon. Comme des pots de bonbons dans une boulangerie, ils proposent à un jeune public un éventail coloré où l’on picore à sa guise. Pas d’organisation, ni de perspective à long terme : pour l’« activiste », l’engagement se limite aux « actions ». Annoncées par SMS ou sur des sites Internet, elles produisent un résultat instantané évalué à l’aune de leur rendement médiatique.
De la vénérable chaîne TF1 au mensuel branché Technikart  (4), les journalistes raffolent de ces performances qui se glissent facilement dans le dossier « 60 plans malins contre la crise » du Nouvel Observateur (19 mars 2009) entre une publicité pour les souliers Hogan Rebel et le portrait d’un « coach antistress » à 50 euros la séance. Héros d’un documentaire de Canal+ sur « Les nouveaux contestataires » (16 janvier 2008), «  Julien, 27 ans, sept stages, bac + 5, responsable dans une ONG », explique qu’il n’est « pas là pour distribuer des tracts sous la neige au métro Kremlin-Bicêtre pendant trois heures ». Avec « son » collectif, il attire l’attention de la presse sur le problème du logement en improvisant des fêtes dans des appartements à louer. Les journalistes prévenus à l’avance s’y retrouvent aussi nombreux que les militants face au propriétaire marri et aux authentiques candidats locataires.
Ironique et décalée, l’image de la protestation ainsi produite contraste avec celle, pesante et grisâtre, que les médias ont depuis longtemps accolée aux manifestations de masse dont les refrains, il est vrai, semblent parfois sortis d’un disque 78-tours. Mais elle bannit le temps long de l’organisation, du rapport de forces durable. Aux structures économiques enracinées jusque dans nos cerveaux, la contestation consommée emprunte la logique du court terme : retour immédiat sur engagement !
Mais, au fait, la révolte serait-elle aussi goulûment consommée si un écosystème de thésards, chercheurs, journalistes, essayistes initialement mus par la volonté de changer le monde n’avaient finalement pris l’engagement lui-même pour objet d’étude et assimilé leurs propres études à une forme d’engagement ? Dans un joyeux exercice d’« (auto-)dérision », le sociologue Alain Accardo a mis en scène la figure du « Penseur critique » : vissé à sa table de travail, ce dernier saisit sur la pile de droite un livre sur les méfaits du capitalisme et la nécessité d’y mettre fin, l’annote, le pose sur la pile de gauche. Puis recommence. « Quand le Penseur critique n’était pas occupé à lire, c’est qu’il était à son tour en train d’écrire un livre bourré de faits et de chiffres corroborant ses précédentes lectures. » Un ouvrage destiné à éclairer ses contemporains sur les méfaits du capitalisme et la nécessité d’y mettre fin. Mais, « sauf exception, les écrits des penseurs critiques étaient lus par d’autres penseurs critiques qui faisaient inlassablement passer de la pile de droite à la pile de gauche des montagnes de livres  (5)  ».
L’amoncellement des récits militants, de revues dissidentes, d’actes de colloques sur les subversions en tout genre ou d’articles comme celui-ci suggère que cette fable comporte une part de réalisme. Et Accardo d’ironiser sur le chemin parcouru à rebours depuis les fameuses Thèses sur Feuerbach énoncées par Marx en 1842 : « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de diverses manières ; ce qui importe, c’est de le transformer. » Victor Serge, Georges Politzer, Simone Weil, Aimé Césaire... Avec abnégation et modestie, ils furent nombreux à s’y essayer au cours du XXe siècle.
La contestation consommée se caractérise également par ce refus de « prendre parti » maintes fois observé au sein des professions intellectuelles intéressées par les idées radicales. A l’issue de la projection d’un documentaire qui voulait établir l’impossibilité de critiquer la télévision à la télévision, un spectateur se déclarait « tout à fait d’accord » avec le réalisateur et, simultanément, « tout à fait d’accord » avec l’animateur d’une émission télévisée de critique de la télévision. Deux positions inconciliables sur le plan politique. Mais « tout à fait » compatibles si l’on abordait le film comme un moyen agréable de s’instruire en posant sur les protagonistes d’une controverse et sur leurs arguments le regard en surplomb d’un collectionneur de papillons.
Signe de distinction intellectuelle, l’aptitude à juxtaposer le pour et le contre, à opposer une bibliographie savante (la sienne de préférence) à un argument politique, voire à « penser contre soi-même », marque la réticence d’une fraction des classes moyennes à prendre pied dans les tranchées de la guerre sociale tant que ses propres intérêts ne sont pas en jeu. En même temps que la propension à s’engager pour des causes lointaines et généreuses, cette disposition se trouve particulièrement enracinée chez les artistes ou au sein du clergé universitaire que Paul Nizan dénonçait en 1932 dans Les Chiens de garde.
« Etes-vous compliquée ? » demandait Le Parisien (3 janvier 2003) à la chanteuse Zazie, alors coqueluche des bourgeois bohèmes. « Je pense que je suis quelqu’un de paradoxal, à multiples facettes. J’aime critiquer la télé et j’adore y aller. Je n’aime pas les soirées show-biz et j’aime bien les “Victoires de la musique”... On demande souvent aux gens de choisir leur camp. Moi, je n’ai pas envie. » A l’instar des chanteurs subitement descendus de leur nuage pour protester contre le piratage informatique qui menace leurs droits d’auteur, le spectateur du documentaire sur la télévision évoqué plus haut aurait-il répondu à la fois oui et non si la question posée avait porté sur la nécessité de supprimer son emploi ?
Nous y sommes. La déstabilisation des professions intellectuelles, attaquées dans la fonction publique par les politiques libérales et dans le privé par la crise économique, opère le raccordement des idées et des intérêts. Enseignants-chercheurs, thésards, journalistes battent à présent le pavé en plus du clavier. S’organiser, prendre parti dans la lutte de classes, et non plus seulement pour les causes hautes et nobles, paraît à nouveau possible. Sans doute continueront-ils à interpréter le monde de diverses manières. Avec, cette fois, la volonté de le changer ?

Du rouge aux lèvres - Haïjins japonaises

Chigetsu Kawaï 

(vers 1640 -1718)


Épouse d'un commerçant en gros d'Otsu, préfecture de Shiga, Chigetsu Kawaï est la soeur aînée du haïjin Otokuni Kawaï (années de naissance et de mort inconnues). Elle est devenue bonzesse, après la mort de son époux. Disciple de Bashô, elle a souvent invité le maître dans sa maison, et l'a aidé au quotidien. C'est elle également qui s'est préoccupée de préparer les funérailles du maître.
Cette haïjin japonaise est représentative de l'école de Bashô.



Le rossignol chante...
J'interromps mon travail
au-dessus de l'évier.




Sur la pointe des pieds,
mon fils m'invite à regarder la lune,
la montrant du doigt.




Une pousse de bambou
si laide dans sa graine:
un guerrier en armure.




Des fleurs de cerisier sauvage
tombent sur le moulin à eau
et dans le ruisseau.




Dans l'attente du printemps,
j'aperçois déjà
des détritus sous la glace.




L'eau coule dans la rue
mêlée à la poussière
du ménage de fin d'année.




Des tétards éclosent
dans le réservoir d'eau
déjà tiède.




Un vent sec et froid
sans couleurs à souffler
sans feuilles à disperser.




Deux oeillets, en place.
L'un avec pétales,
l'autre sans.




Un grillon,
dans la manche de l'épouvantail,
chante.

dimanche 14 juin 2020

Log book # 84




« Un écrivain ne peut écrire qu’une seule chose : ce que ses sens perçoivent au moment où il écrit. Je ne suis qu’un appareil d’enregistrement. Je ne prétends imposer ni « histoire », ni « intrigue », ni « scénario »… […] Je ne cherche pas à distraire. Je ne suis pas un amuseur public. »

William S. Burroughs

Just another day in paradise…
Ce matin, je me suis éveillée avec cette vieille mélodie en tête et depuis, elle ne m’abandonne plus.
Mon existence s’écoule, composée d’un amoncellement de jours identiques, tels les grains de sable dans le sablier retourné.
Le Temps s’écoule dans le Néant.
En analysant les faits froidement, j’en arrive à la conclusion que mon passé n’est plus qu’un répertoire de vains désirs trompés et d’espérances trahies, mon présent est une pluie fine de jours remplis d’un ennui mortel, distillé dans mes veines, qui déjoue tous mes « vouloirs » secrets et mon avenir n’est qu’une source inépuisable d’incertitude et d’inquiétude.
En effet, quand je me penche sur le futur, il me vient immédiatement la vision d’une épouvantable catastrophe et un profond sentiment d’impuissance m’écrase. Il m’arrive encore de verser quelques larmes de découragement qui me gagnent comme par réflexe, mais qui sont, je dois l’avouer, de plus en plus rares.
Je n’ai plus aucune attirance pour le tumulte passionné des sentiments. Je suis presque totalement dépourvue d’émotions et les battements de mon cœur sont si bien réglés qu’on peut aisément m’accuser de froideur et d’indifférence.
À chaque nouveau jour qui s’annonce platement, je me sens emportée par le courant irrésistible et implacable de la vie et je m’efforce de tout supporter avec un maximum de constance et de stoïcisme.
La plupart du temps, je m’évertue soigneusement à perdre la conscience de mon être physique et je concentre mes pensées sur l’oubli forcé et l’abstraction. Mon avenir est hideux, mon présent est rempli de silence et de solitude. Mon passé n’est plus que souvenirs.
Comme le disait Baudelaire : « J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans. »
Je ne rajeunis pas.
Just another day in paradise…


samedi 13 juin 2020

Log book # 83




Aujourd’hui, l’envie m’est (re)venue de jouer outrancièrement avec les mots.  C’est pourquoi, j’ai pris, sans y réfléchir, dans ma bibliothèque, ce livre, que j’ai ouvert au hasard et  où j’ai pioché ces quelques mots, que j’écris en italique:

De, en, ou, multiplier, qui, de, traversent, indispensables, la , iceberg, plus, aujourd’hui, recherche, apparaissent, semble, littérature, de, la, champ, que, d’abord, scientifique, largement, dans, aussi

Je les ai (re)cueillis sept par sept, puis je les ai agglutinés avec d’autres qui ont surgi par association libre et j’en suis arrivé à ce texte-puzzle qui est, somme toute, très révélateur de mon mode d’écriture habituel.
J’avoue que je raffole de formes expérimentales d’écriture depuis toujours.

De fil en aiguille, je parviens
à multiplier, largement,
les indispensables moments de répit,
qui traversent mon esprit
et qui apparaissent,
d’un point de vue exclusivement relié
au champ scientifique,
comme la pointe de l’iceberg
de mon sublime effort de survie.
Ce petit texte en prose
semble d’abord plus de la littérature,
mais il contient aussi une recherche ludique,
que je ne saurai aujourd’hui vous cacher,
ou que vous aurez deviné, de vous-même.

J’ai toujours été joyeusement attirée par les nombreuses contraintes qu’un de mes auteurs préférés, Georges Perec, utilisait dans la structure romanesque de ses œuvres.
Georges Perec a été engagé pendant plus de dix ans dans les recherches de l’OULIPO (Ouvroir de Littérature Potentielle) fondé par Raymond Queneau et Francis Le Lionnais, en 1960, qui regroupe mathématiciens et littéraires travaillant ensemble sur les structures littéraires.

« Proposer l’écriture comme pratique, comme jeu, approfondir ce qu’il en est du langage en s’opposant à la proéminence du message sur le code et aux « valeurs » telles que l’Œuvre, l’Inspiration, la Création, voilà quelques-unes des bases de travail de l’Oulipo.
La contrainte est, avec la potentialité – c’est-à-dire une exploration de virtualités–, un des mots clés de l’Oulipo. L’esprit qui régit la contrainte Oulipienne avait été bien expliqué dans un texte prémonitoire de Raymond Queneau, écrit longtemps avant que ne soit constitué le groupe qu’il aida à fonder :

Une autre bien fausse idée qui a également cours actuellement, c’est l’équivalence que l’on établit entre inspiration, exploration du subconscient et libération, entre hasard, automatisme et liberté. Or, cette inspiration qui consiste à obéir aveuglément à toute impulsion est en réalité un esclavage. Le classique qui écrit sa tragédie en observant un certain nombre de règles qu’il connaît est plus libre que le poète qui écrit ce qui lui passe par la tête et qui est l’esclave d’autres règles qu’il ignore. »

Perec fut notamment un spécialiste du lipogramme, texte où l’auteur s’astreint à ne pas faire entrer une ou plusieurs lettres. La Disparition par exemple, publié en 1969, est un lipogramme en E, c’est-à-dire un roman de trois cent onze pages où la lettre E n’apparaît pas – d’ailleurs le titre qui fait allusion à une enquête policière, rappelle métaphoriquement cette absence. Trois ans plus tard, l’auteur publiera, Les Revenentes, en n’utilisant que la voyelle E, mais en se permettant une certaine quantité de distorsions en cours de rédaction.
« La lettre E est un régulateur du système linguistique qui saute et qui provoque une désorganisation de ce système, obligeant ce dernier à « s’ouvrir », c’est-à-dire à aller chercher beaucoup de nouvelles informations, de mots rares ou tarabiscotés que le lecteur n’a pas coutume de lire dans une prose française traditionnelle. »

Le terme « jeu » vient du latin jocus qui veut dire « plaisanterie ». Penser le jeu, c’est également s’amuser à le déjouer.
Georges Perec avouait, en entrevue, sans aucune gêne, ne pas toujours respecter les règles du jeu lors de la rédaction d’un texte.
« En fait le jeu, dans sa formation même, crée un paradoxe qui est au centre de toutes les activités de l’existence humaine. Activité libre, le jeu est le symbole de la liberté. Et pourtant, pour atteindre cette liberté, il faut suivre des règles précises, strictes qui par définition, contrecarrent toute velléité de liberté. C’est pourtant à ce prix seulement qu’il est possible d’accéder à la parfaite liberté donnée par le jeu. Il met en scène et lie inextricablement l’opposition de l’imaginaire et du principe de réalité. Ainsi on peut placer « le jeu à l’intersection du monde extérieur et intérieur, dans ce « no man’s land » où se rencontrent les préoccupations subjectives et la vie commune, et ouvre ainsi à la spéculation un domaine immense.
Il est indéniable que le jeu est une des exigences sérieuses et organiques du psychisme de l’homme. Le jeu est ouvert sur l’imagination, sur une forme d’intelligence qui consiste à manipuler des éléments simples pour obtenir des constructions potentiellement très compliquées. »

Source : Le jeu des coïncidences, Jean-François Chassay


vendredi 12 juin 2020

GHOSTED, June 2020

Self portrait

jeudi 11 juin 2020

Log book # 82




« Je ne sais pas ce que je deviendrai. Je ne sais pas où je vais. Je sais seulement que je ne veux peux plus tenir compte de ce que disent les autres. Je dois trouver mon propre chemin. »

Une Maison de Poupée, Henrik Ibsen

Je suis une vieille femme avec une âme de jeune fille.
Mon dos est rond et courbe, et mes cheveux sont blancs et parsemés, mais il me prend encore parfois l’envie de récréer le monde, de chercher la vie et ses pulsations dans les nervures des feuilles d’arbres, dans une brindille d’herbe ou dans un caillou inerte.
La Nature, pour moi, fait partie de ce bout de paradis perdu et tout ce qui y pousse et se développe est empreint d’une vie propre et d’une beauté sublime. Je pense que je me dis athée, à tort, car je suis en vérité une panthéiste.
Je vis, actuellement, dans une sorte d’univers parallèle et imaginaire que j’essaye éperdument de rendre plus réel que tous les souvenirs douloureux voire désespérants qui me dépriment mortellement. La solitude et l’attente m’entrainent parfois dans un état de stupeur duquel j’ai du mal à émerger. 
Alors, pour me rendre la vie un peu plus supportable, je rentre dans le pays des rêves. Le pays des rêves éveillés. Et je rêve surtout de voyages et de déambulations.
Je veux désormais connaître le monde dans son immense variété. Je veux commencer à (re)vivre de façon légère et sans complications. Je ne veux plus d’une existence tiède, inauthentique et frivole, à l’instar de celle que j’ai mené jusqu’à cette date.
Je ne souhaite pas attendre qu’on m’envoie l’invitation pour « le monde d’après » comme je l’ai entendu dire à une jeune humoriste. Je m’autorise à m’y rendre seule. Dans mes délires les plus fous, je songe même à devenir danseuse de corde dans un cirque !
Les cirques existent-ils encore d’ailleurs ?
Pour mon voyage de globe-trotter, que je prépare avec soin, je suis surtout préoccupée par mes bagages : quels vêtements emporter, quels livres prendre avec moi ?
Je veux, avant tout, grimper de nouveau quelques montagnes. Des montagnes réfléchies dans les fjords placides et scintillants de Norvège aux montagnes qui touchent un ciel plein de soleil et où la neige s’attarde aux sommets et sur les pentes ombreuses.
Le Kilimandjaro ! cette montagne emblématique… il me faudra y grimper, c’est une promesse de longue date déjà, et puis viendra le mont Fuji et puis… on verra s’il me reste encore des forces !
Les jours, les semaines, les mois paraissent n’avoir pas de fin, pas de but, pas de signification. Je note soigneusement mes divagations, mes pensées, mes états d’âme et mes souvenirs épars dans ce log book de la maladie et du confinement.
Je passe mes journées à lire et à prendre quelques notes plus ou moins détaillées, qui me serviront plus tard,  sur mes lectures, lorsque mon état physique et mental me le permet.
J’essaye ainsi de me retrouver moi-même. J’essaye d’appartenir quelque part, même retranchée du monde extérieur, ne parlant à personne durant des jours d’affilée, n’ayant plus aucun contact physique avec les amis qui me restent.
Je passe ma vie confinée, dans ce petit appartement, dans une semi-obscurité voulue mais qui n’en est pas moins pesante. Une chose est certaine, quelque chose en moi a changé à jamais.
Souvent, je me réveille avec une pierre dans l’estomac et une nausée incontrôlable. Tout ce que je parviens à manger acquiert un arrière-goût métallique, au point que manger de la viande ou du poisson ou un fruit ou un bout de plastique ou de carton aurait la même saveur.  J’ai néanmoins réussi à ne pas vomir une seule fois. Je tente d’exercer un semblant d’auto-contrôle sur mon corps et mon esprit. Mon état de conscience et ma capacité d’auto-préservation y sont pour quelque chose.
Dans la faiblesse de ma déchéance, je suis devenue forte. Je ne me désintègre plus en mille morceaux et fragments au moindre choc.
Je n’ai plus, enfouis en moi et en attente, que quelques profonds désirs: sentir le vent et le soleil sur mon visage et mon corps, aspirer le parfum qui se dégage des arbres, des rochers et de la terre que je foule, humer l’air marin, plonger dans les profondeurs aquatiques et imaginer tout ce qui s’y passe, contempler la mer durant des heures…
Je veux éprouver la joie toute simple d’être, après cette nuit éternelle qu’est devenue ma vie.
Je ne veux plus suivre les pas des autres. Je ne veux plus tendre la main pour accrocher celle de quiconque. Je ne veux plus suivre autrui, comme si ma vie ne pouvait s’accomplir qu’à travers quelqu’un d’autre. Je me suis bien rendu compte combien il est absurde et ridicule de vouloir me réfugier en quelqu’un d’autre pour échapper à ma solitude et à mon insécurité.
L’amour a eu dans ma vie de nombreux visages, mais je n’en garde aucun bon souvenir.
Je ne veux plus compter désespérément sur les autres pour construire mon propre bonheur. C’en est fini de compter sur autrui pour me donner l’assurance qui me manque. Je ne veux plus me tourmenter à propos de quelque chose qui ne fera plus partie de ma vie quotidienne. Je ne souhaite plus mesurer mon bonheur à cette aune.
Je suis, irrévocablement, en pleine transition, en pleine mutation, comme ces animaux qui muent et changent de peau ou ces autres mammifères, tels les cerfs, qui perdent leurs bois.
Il est difficile de comprendre et surtout d’accepter comment et pourquoi, d’un jour à l’autre, le destin nous joue un sale tour. Il faut du temps pour en prendre conscience, s’ouvrir au chagrin, puis tout accepter comme faisant partie de l’existence, du reste du parcours, du développement, du changement. Et d’un moment à l’autre, le destin se pointe une fois encore et un autre coup de bâton, puis un autre encore nous déchire les reins. Et de coup de bâton en coup de bâton, roué de coups, on avance à pas chancelants, la peau est déchiquetée, les douleurs sont atroces, on se cabre mais on s’y habitue presque… on se renverse dans le fossé, puis vient un jour où le bâton n’est plus accepté, on se sort de l’ornière et on marche droit devant soi.
Je sais, aujourd’hui, que je me suffis à moi-même.
Je veux un bonheur à l’état pur!
En bref, je ne veux plus qu'une chose: VAGABONDER!