mardi 31 mars 2020

Log book # 15




L’HOROSCOPE de ROB BREZSNY


Retrouvez chaque semaine les prévisions poétiques et philosophiques de l’américain Rob Brezsny, l’astrologue le plus original de la planète.


Semaine du 26 mars au 1er avril 2020


VERSEAU (20 janvier – 18 février)

Amuse les amuseurs. Sois aimable aux aimables. Gazouille à l’oreille des oiseaux. Change ta façon de changer.

Dans ces prochaines semaines, ne recule devant aucune supercherie pour parvenir à tes fins Verseau. Tu as toute latitude pour multiplier les mensonges, les impostures, les mystifications et les manipulations si cela peut t’aider à infléchir le cours des événements en ta faveur. Poisson d’avril !
Jamais le cosmos ne te poussera à mentir. Il est au contraire de ton devoir sacré de ne dire que la vérité, toutes les vérités et plus de vérités que tu n’en as jamais révélées. En fouillant ton âme pour apprendre et exprimer ce qui t’est essentiel, accompagne avec grâce et souplesse le cours des événements. Ainsi, peut-être parviendras-tu à le retourner en ta faveur.





lundi 30 mars 2020

Log book # 14




«  Il savait ce que sa mère pensait et qu’elle l’aimait, en ce moment. Mais il savait aussi que ce n’est pas grand-chose que d’aimer un être ou du moins qu’un amour n’est jamais assez fort pour trouver sa propre expression. Ainsi, sa mère et lui s’aimeraient toujours dans le silence. Et elle mourrait à son tour – ou lui – sans que, pendant toute leur vie, ils puissent aller plus loin dans l’aveu de leur tendresse. »

La peste, Albert Camus

L’armée et la police continuent de surveiller nos concitoyens les plus récalcitrants. Quadriller la ville, à la recherche de contrevenants, est devenu désormais le plan de route de la plupart des forces de l’ordre. Interdiction de tout rassemblement, fouille des véhicules, couvre-feu à huit heures du soir. Les villes du monde entier se sont mises à ressembler à des villes mortes, à des villes fantômes. Les établissements sont fermés et les terrasses des cafés et des restaurants sont vides et abandonnées.
Je ne suis sortie, pendant ces dix huit jours de confinement, que pour mes déplacements à l’hôpital où je suis tenue de poursuivre mes traitements.  Certains de mes amis sortent encore pour faire un petit tour autour de leur quartier ou, pour les plus chanceux, dans les champs environnants. Les plages ayant été interdites d’accès récemment. Ils se dégourdissent ainsi les jambes, mais depuis le couvre-feu, la plupart des gens font comme moi et restent cloîtrés chez eux ou ne sortent que pour aller se fournir en denrées alimentaires, au supermarché.
Puis, il y a ceux qui doivent impérativement aller travailler, pour assurer d’une part la continuité de l’activité économique, le télétravail n’étant pas une possibilité donnée à tous, et d’autre part, le personnel médical, les soignants, les livreurs, les caissières des magasins, les aides à domicile, les auxiliaires de vie doivent aller au front, en première ligne, en dépit des dangers inhérents à ce contact qui est devenu synonyme de danger. 
La possibilité de se soustraire aux risques n’est pas un privilège accessible à tout le monde. 
Ces personnes qui ne peuvent exercer le droit de retrait, au risque de perdre leur emploi, y vont la peur au ventre ; situation aggravée par le gigantesque problème qui se pose un peu partout, du moins en Europe, qui est que ces personnes sont obligées d’aller au travail sans équipements de protection, qui font terriblement défaut.
Le débat qui s’impose dorénavant comme une évidence tourne autour de ces professions souvent dévalorisées, aux yeux de tous, et qui tout d’un coup apparaissent comme les plus essentielles, sachant qu’elles sont en général, très mal rémunérées. 
Une réflexion s’imposera, très certainement pour la suite, concernant la considération, la reconnaissance sociale et la rémunération à leur attribuer, comme l’affirme la sociologue et philosophe Dominique Méda. 
Pour elle, il faut, dès maintenant, penser l’après. Tous ceux qui ont porté cette idéologie néo-libérale, fait du profit comme jamais, creusé les inégalités… et plus généralement, combattu la légitimité de l’intervention de l’Etat dans la vie économique. Tout le monde doit participer à la sortie de cette crise et à la reconstruction d’une société nouvelle.

Marcher! Je sais que c’est ce qui me manque le plus douloureusement. Je suis dans la vie une sorte de pèlerin voyageur, qui avance à bon rythme et bonne allure. La marche est pour moi une véritable expérience d’exploration poétique, du paysage que je parcours, du monde que je déchiffre, chaque jour avec des yeux neufs, un regard sans cesse renouvelé, et de moi-même.  
Il s’agit là d’une sorte de méditation active qui me régénère au plus profond de mon être, qui assure ma présence totale au monde.  
Je suis une marcheuse compulsive et j’avoue que tourner en rond, dans mon appartement trois pièces, me dresse comme un fauve en cage. Il me manque cette énergie pure, vitale qui relie mon corps aux éléments, au soleil, à la terre, au ciel, à la mer.
Je revis en mémoire, pour apaiser de quelque façon la claustrophobie qui me pèse, ces longues promenades solitaires. Et je me prends à rêvasser d’évasions impossibles.
Je commence à m’habituer lentement à l’idée de n’avoir rien à faire de particulier. Cela me change totalement de la routine habituelle et ces semaines de confinement forcé ont fini par aboutir à une autre forme de rapport au temps, à une présence, très particulière, dans la sphère d’un monde en retrait.
J’ai pas mal de choses à lire, maintenant que les garçons sont repartis chez leur père. Le temps se dilate, sans trop de corvées ménagères à dos.
Puis, j’ai des pages blanches à emplir, un manuscrit aux contours autobiographiques en main. Je ne sais pas très bien quoi penser de cette « idée », somme toute banale, pas plus excitante, ni plus difficile d’inventer que d’organiser, avec méthode, avec principe, avec rigueur ; pivotant parfois autour d’une opération mystificatrice de sens cachés, de messages à décrypter, de noms, de détails, de petits faits vrais ou inventés, d’indices, de couleurs, de signes, de chiffres, d’allusions transparentes ou floutées. 
Une « aventure » figée faite de moult hypothèses et de points d’interrogation. J'ai la certitude qu’un jour vos regards tomberont sur le vide et la page suivante sera blanche. Le manuscrit s’arrêtera net.
Rien de ce qui est raconté dans ce récit ne doit être considéré au premier degré.  Je suis à la fois une éternelle diseuse de vérité et une totale menteuse.  Je suis imbattable à ce jeu-là. Je m’amuse follement à agencer ma propre histoire. 
C’est de petits détails insignifiants que je voulais remplir mon compte rendu de la journée, mais voilà que je me suis laissé prendre au jeu de la divagation pirouette, des fantasmagories fumeuses.
Je crois que j’ai instinctivement peur de m’engager sur certaines pistes redoutables de l’introspection du moi. Je repousse cet instant péniblement, de toutes mes forces, jusqu’au moment où je ne pourrais plus échapper au contrôle répressif que je m’impose.
J’ai peur. Je ne sais pas exactement pourquoi ni vraiment de quoi. Je n’ose évidemment pas en parler ouvertement.
Fouiller dans ma mémoire exige des circonstances précises, spéciales. Le ressouvenir n’est pas forcément une partie de plaisir enhardissant. 
Il faut méthodiquement tout effilocher et c’est loin de procurer l’apaisement et l’oubli. 
Les blessures sont parfois lancinantes.


dimanche 29 mars 2020

Log book # 13


« Quoique cette brusque retraite de la maladie fût inespérée, nos concitoyens ne se hâtèrent pas de se réjouir. Les mois qui venaient de passer, tout en augmentant leur désir de libération,  leur avaient appris la prudence et les avaient habitués à compter de moins en moins sur une fin prochaine de l’épidémie. »

La peste, Albert Camus

Je conçois que des perplexités de lecture surgissent devant cette nouvelle forme d’autobiographie feinte et fantaisistement méthodique.
Je demeure indécise sur la course à donner aux événements dont je suis le témoin passif, confinée dans une réclusion quasi permanente depuis maintenant exactement seize jours.
Mes rêves continuent de se peupler de sourdes clameurs et d’horreurs qui me fascinent autant qu’elles me confondent.
Je suis témoin passif et non actrice de ma vie présente. Je ne suis pas l’héroïne de mon histoire, mais son double. Je ne suis rien d’autre que la dépositaire de souvenirs sans fond, d’une mémoire vivante.
Les événements récents bouleversent le cours, jusqu’ici insignifiant de mon existence, pesant de tout leur poids sur mon comportement, ma manière nouvelle de voir les choses, et je voudrais pour les rapporter, adopter un ton froid et serein, pour réussir un lent déchiffrement.
Ayant désormais atteint l’âge mûr, les fils qui me rattachent à mon enfance sont depuis longtemps brisés.
Comme probablement tout le monde, j’ai absolument tout oublié de mes premières années de vie. 
Je ne sais plus grand-chose de mon enfance. Elle est derrière moi depuis presque un demi-siècle. 
J’en contemple de brèves images avec, tour à tour, nostalgie, terreur, perplexité. Est-ce un paradis perdu ou un point de départ de construction des fondations de ma vie et de son sens ?
J’ai enfoui au plus profond de moi des souvenirs improbables, corroborés par des photos jaunies, entassées dans des albums.
Quand je repense au cercle familial, je ressens tantôt un sentiment d’écrasement, de menace, tantôt une protection chaleureuse, ressemblant à de l’amour. 
Des souvenirs brumeux subsistent donc, mais ils sont fugaces, futiles ou pesants et rien ne les rassemble, rien ne les ancre, ni les fixe. Rien ne les entérine.
C’est une sorte de boutique obscure où je tâtonne pour trouver l’objet recherché.




samedi 28 mars 2020

Log book # 12




« C’est pourquoi encore cette épidémie ne m’apprend rien, sinon qu’il faut la combattre à vos côtés. Je sais de science certaine que chacun la porte en soi, la peste, parce que personne, non, personne au monde n’en est indemne. Et qu’il faut se surveiller sans arrêt pour ne pas être amené, dans une minute de distraction, à respirer dans la figure d’un autre et à lui coller l’infection. Ce qui est naturel, c’est le microbe. Le reste, la santé, l’intégrité, la pureté, si vous voulez, c’est un effet de la volonté et d’une volonté qui ne doit jamais s’arrêter. L’honnête homme, celui qui n’infecte presque personne, c’est celui qui a le moins de distraction possible. Et il en faut de la volonté et de la tension pour ne jamais être distrait ! Oui, Rieux, c’est bien fatigant d’être un pestiféré. Mais c’est encore plus fatigant de ne pas vouloir l’être. C’est pour cela que tout le monde se montre fatigué, puisque tout le monde, aujourd’hui se trouve un peu pestiféré. Mais c’est pour cela que quelques-uns, qui veulent cesser de l’être, connaissent une extrémité de fatigue dont rien ne les délivrera plus que la mort. »

La peste, Albert Camus

Aujourd’hui, en milieu d’après-midi, la « forme » m’a longuement parlé, par téléphone, qui est devenu notre seule forme de communication, depuis deux semaines déjà, une fois que je vis totalement isolé, et sans connexion Internet, dans ce village du nord-est du pays. Cette région qui résonne d’un silence massif et granitique, où je me suis réfugié, d’aucuns parlent de l’exil d’un ermite chevronné, depuis mon grave problème de santé de l’année dernière.
Son histoire personnelle ressemble beaucoup à la mienne. Des errances, des erreurs de jugement, à foison, sur les êtres avec qui elle a partagé sa vie, sur ceux qui l’entourent et se disent ses amis et qui ont fini par la décevoir à tour de rôle, une bonne dose d’ingénuité et de stupidité naturelle et d’enthousiasme enfantin souvent déplacé, un héritage génétique qui nous pousse à l’angoisse existentielle et à une certaine forme de mélancolie presque intraçable aux yeux d’autrui, une atmosphère familiale génératrice d’une anxiété parfois difficile à contrôler, des fautes de calcul, de prévision et un mal-être social notoire.
Oui, je peux affirmer que nous sommes faits de la même trempe. Un alliage défectif prêt à casser sous le choc, sous chaque pression, à tout moment.
Son vécu actuel de la maladie me touche aussi, par la ressemblance avec le cas de ma sœur qui est morte, il y a bien des années, d’un cancer généralisé, et je crois bien que je ne suis jamais parvenu à m’en remettre. Mais j’aime à lui parler, car malgré son penchant naturel à plonger à fond dans la description de son ressenti à la suite des traitements et de ce maudit confinement, qui dans son cas en surajoute en anxiété, auquel nous sommes soumis depuis des semaines déjà ; elle le fait avec une ironie légère, tout en subtilité, qui lui est propre et lui sied à merveille. Elle frôle souvent l’auto-dérision et son insouciance, même si elle est feinte, la rend très drôle.  Et dieu sait si l’humour est une denrée rare dont je raffole plus que tout.
Mais aujourd’hui son ton était plus grave qu’à l’habitude. Elle me rapporte que depuis sa découverte du – Cancre – c’est ainsi qu’elle le prénomme, elle ne cesse d’entendre de la bouche de ses amis et de ses connaissances les récits personnels et familiaux d’une expérience similaire.
Comme cette amie qui, au lieu d’un, en a eu deux et a dû faire une ablation de ses deux seins en un court espace de temps, ou cette autre dont la sœur est décédée, à la suite d’une généralisation du mal, à cause d’une incompétence médicale avérée, ou cette autre encore qui a lutté des années durant et a réussi, battant le pronostic initial, à guérir un cancer de l’estomac. Une autre amie a eu la maladie, déjà âgée, ainsi que ses trois sœurs, l’une après l’autre et font des recherches génétiques plus avancées, afin de prendre les mesures qui s’imposent pour leur descendance. 
Mais le récit qui l’a davantage frappée et qu’elle remémore et a hâte de partager avec moi, lui vient d’une connaissance, et remonte à quelques années. Cette personne lui a raconté alors l’histoire de sa belle-mère, une femme qui n’était ni vieille, ni jeune lors des événements tragiques qui s’ensuivirent, mais qui avait été dépressive pratiquement toute sa vie. 
Arriva un moment de son existence où rien ne paraissait plus l’intéresser, ni mari, ni enfants, ni travail et elle tomba dans la plus profonde et la plus noire des dépressions, accompagnée d’idéations suicidaires récurrentes, qu’elle évoquait à peine et que personne ne voulait de toute façon pas vraiment prendre au sérieux. 
Par le même temps, un – cancer – lui fût diagnostiqué, mais elle se garda bien de le dire. Elle le maintint secrètement enfoui dans sa poitrine et n’en souffla mot à personne. Personne ne fut mis au courant. 
Bien entendu, elle cacha, habilement, tous les signes avant-coureurs de sa maladie, à son entourage, qui n’y vit que du feu, et tout le monde cru que son apathie croissante et sa fatigue accrue n’étaient dues qu’à sa dépression chronique, dont ils ne s’attendaient plus à la voir émerger.
Le fait est que cette femme, délibérément, n’accepta pas de se laisser soigner, supprima de façon consistante, pendant de longs mois, son instinct de survie et l’instinct de peur qui lui est inhérent - ce génie de l’espèce humaine comme le qualifie Schopenhauer et, à la fin,  ne parvenant plus à supporter les dégâts dévastateurs et l’agonie de la souffrance, causés par cet exterminateur, qui avait une emprise désormais totale sur son corps; sans mot dire, sans explication aucune, elle sortit de chez elle, un beau matin, laissant croire aux siens qu’elle allait au travail, et se jeta sur la voie, sous un train. 
Ce ne fut pas un acte hâtif. Elle avait le choix entre deux courages : le courage de vivre et le courage de mourir. Elle a laissé que le mal ne lui laisse plus qu’un seul choix.
Cette histoire semble avoir hanté mon amie, maintenant, atteinte de ce mal elle aussi. 
En confidence, elle me dit avoir elle-même traversé des phases dépressives très profondes et vécu des états anxiogènes très difficiles à surmonter, lui étant arrivé, par moments, de désirer la mort, sous n’importe quelle forme. 
C’est une question qui lui vient désormais à l’esprit fréquemment, un doute qui l’assaille,de façon récurrente, et qu’elle sait, pertinemment, ne pouvoir jamais résoudre définitivement : aurait-elle attiré à soi, ce mal, à cause de son esprit malade et de ses propres idéations suicidaires, à l’instar de cette autre femme ?
Je n’ai bien sûr pas su quoi lui répondre, comme ça, à brûle pourpoint. Moi, qui suis un scientifique très cartésien, malgré mes propres doutes et mes difficultés existentielles latentes, un rationnel, un pragmatique très peu enclin à la sensiblerie, j’ai en réalité très peu à dire sur ce genre de déviations émotionnelles extrêmes.
Et j’ai pensé, pour moi, car je ne veux en aucun cas la froisser, que c’étaient là encore de belles sornettes à dormir debout, des idées farfelues voire loufoques comme savent en trouver les femmes dotées d’une sensibilité maladive, d’une acuité émotive hors du commun, des réflexions grotesques et inutiles, des questionnements pollués par d’excessives passions de l’âme, et surtout des solipsismes très puissants mais très vains,
Ah ! les femmes !
Je m’en vais finir ma bouteille de Cognac, entamée en hier. Ça me tiendra chaud dans ce confinement glacé.



vendredi 27 mars 2020

Log book # 11


Le bateau file à bonne allure sur une mer houleuse. 
Avec ses bords rocheux perdus dans la brume, on ne sait pas où elle commence, où elle finit, cette île d'abondance. 
Nous avançons sur ce frêle esquif, sans aucun repère, sans pouvoir évaluer notre vitesse. 
Nous avançons mais rien ne change. 
Ce n’est pas de la navigation – il s’agit d’un rêve.
D'autres îles apparaissent sur le cercle de l’horizon. Leur échine, semée d’arbres, trace la limite du ciel. Leur rivage escarpé tranche nettement sur la mer. 
Dans cette lumière précise, tout devient repère et d’une île à l’autre, notre petite embarcation qui se traînait, bondit désormais, à la crête des grosses vagues tumultueuses, dans une course faite d’écume et de battements cinglants, ballotée et tournoyant, dans toutes des directions.

Quelques heures après son second traitement, la « forme » se sent nauséeuse. Elle a beau s’accrocher au bastingage, elle est secouée sous la houle, elle chavire.
Elle s’étonne surtout de la facilité qu’elle a de reproduire, dans la caisse de résonnance qu’est devenu son crâne, prêt à exploser, les expériences musicales de Jean Dubuffet.

jeudi 26 mars 2020



Log book # 10




«Il juge à leur vrai prix les contradictions des habitants d’Oran qui, dans le même temps où ils ressentent profondément le besoin de chaleur qui les rapproche, ne peuvent s’y abandonner cependant à cause de la méfiance qui les éloigne les uns des autres. On sait trop bien qu’on ne peut pas avoir confiance en son voisin, qu’il est capable de vous donner la peste à votre insu et de profiter de votre abandon pour vous infecter. »

La peste, Albert Camus

Je me dois de plaider la cause de la « forme» et tenter de vous rendre à mes arguments atténuants. Ses sautes d’humeur intempestives sont agaçantes, j’en conviens ; tantôt elle grogne tant, qu’on ne peut plus la tolérer, tantôt elle sombre dans un mutisme assourdissant.
Je pense qu’il faut essayer de ne pas la juger, mais simplement la comprendre.
Bien-entendu, quelque chose ne tourne pas rond dans sa tête, après des semaines de ruminations, de rages folles et de colères noires, mêlées à un sentiment anxiogène profond causé par les récents événements que nous vivons.
Auparavant, rien ne paraissait l’entamer, mais maintenant, autour d’elle, même le silence est chargé jusqu’à la gueule et sur son visage, un seul trait est lisible – une gravité ombrageuse et méfiante qui annule aigrement sa nature communicative et bienveillante.
Je l’observe continuellement, en ce temps de quarantaine, où nous sommes tellement oisifs que toute chose nous sert de prétexte à la distraction.
Je m’aperçois qu’elle n’est plus qu’à peu près en toutes choses. Elle tourne très souvent sur moi ce regard renseigné des quinquagénaires qui ont complété le tour des choses et qui sans vanité et avec une pointe de raffinement choisissent de se retirer précocement du monde. 
Je me demande si elle ne fait pas un nettoyage par le vide. Elle décline maintenant, avec une régularité méthodique, la plupart des appels de ses amis, les priant poliment de ne plus insister.
Elle n’a pas bonne mine. Ses mains surtout attirent mon regard, elles sont presque trop lisses. Je crois savoir qu’elle fait de mauvais rêves. Peut-être se parle-t ’elle interminablement.
Au petit matin,  elle semble étourdie. Elle est double. Elle semble ici et ailleurs, plongée dans une mer intérieure, au cœur de la tempête, tour à tour, naufragée et rescapée. À toute heure du jour, son amertume semble profonde. Une brume épaisse l’enveloppe. Elle se sent moisir, enfermée entre quatre murs, à regarder le plafond, ne trouvant plus de quoi s’occuper l’esprit, sans maîtrise sur son corps malade. 
Plus rien ne semble la satisfaire, et elle se détourne de tout avec une application méticuleuse. La musique s’est arrêtée d’un coup, les lumières se sont éteintes. La vie où elle avait été heureuse… Elle avait besoin de sympathie, de secours, d’amitié. Ah ! l’amitié. Ce n’est pas simple. Ce n’est pas évident, car l’amitié possède cette fâcheuse tendance à la distraction. L’amitié est inconstante et impuissante.
De toute manière, les amis, il fallait désormais les éviter. La vie n’était pas facile, en ce temps de pandémie et la vie devient encore moins facile quand le corps est triste, car le cœur lui aussi se languit. Elle dit souvent qu’elle désapprend à vivre, alors qu’il lui faut à tout prix survivre.  C’est injuste. Elle ne se sent pas en forme et a du mal même à tourner ses phrases. Elle parle moins bien, son discours est peu assuré. Elle respire mal, à force de rester cloîtrée et l’air lui pèse sur la poitrine. Sa seule envie est de marcher un peu. Elle se sent vivre sur une île à la dérive, soufflée par des vents violents. La tempête fait rage et détruit le monde tel qu’on l’a connu.
Il lui devient de plus en plus difficile voire impossible de sourire et elle s’en veut d’empoisonner mes journées avec son air triste.
Elle constate, avec accablement, que chacun vit maintenant sans autre continuité que celle, au jour le jour, du moi-moi-moi, avançant sottement à la surface de la vie vulgaire, à travers les quelques mots partagés, coupés de la réalité. 
Jusque-là elle n’avait jamais supporté de s’ennuyer et n’appréciait de la vie que les récréations. La vie lui jouait maintenant un sacré tour! Quelle punition n’avait-elle pas méritée? Sa vie ne pouvait plus continuer comme si rien n’était changé. Tout, pour elle, avait sombrement déraillé.
Au petit matin, on entend les sirènes du port, à l’entrée des bateaux qui, peu nombreux, sillonnent encore les océans.
Puis la mer monte. La lumière baisse et le jour s’achève. Un bateau ne va pas tarder à partir. Un certain bonheur revient.

mercredi 25 mars 2020

Log book # 9




« Ainsi, tout se passait vraiment avec le maximum de rapidité et le minimum de risques. Et sans doute, au début du moins, il est évident que le sentiment naturel des familles s’en trouvait froissé. Mais, en temps de peste, ce sont là des considérations dont il n’est pas possible de tenir compte : on avait tout sacrifié à l’efficacité. Du reste, si au début, le moral de la population avait souffert de ces pratiques, car le désir d’être enterré décemment est plus répandu qu’on ne le croit, un peu plus tard, par bonheur, le problème du ravitaillement devint délicat et l’intérêt des habitants fut dérivé vers des préoccupations plus immédiates. Absorbés par les queues à faire, les démarches à accomplir et les formalités à remplir s’ils voulaient manger, les gens n’eurent pas le temps de songer à la façon dont on mourait autour d’eux et dont ils mourraient un jour. Ainsi, ces difficultés matérielles qui devaient être un mal se révélèrent un bienfait par la suite. Et tout aurait été pour le mieux, si l’épidémie ne s’était pas étendue, comme on l’a déjà vu. »

La peste, Albert Camus

Elle avait du mal à donner un véritable rythme à son récit, submergée qu’elle était par les récents événements qui affolaient les populations du monde entier. Les morts, surtout des personnes plus âgées ou d’autres plus jeunes, ayant d’autres maladies ou étant immunodéprimés, se comptaient déjà par milliers et on n’en était qu’au début. On s’attendait à tout moment, à ce que d’autres pays et d’autres continents soient touchés.
Tour à tour elle décrivait ou racontait, alternant lenteur et vitesse, multipliant les sauts dans l’espace et dans le temps, suspendant ou précipitant les dénouements. La construction formelle du livre lui donnait du fil à retordre ; elle avait mis en place plusieurs échafaudages, multipliant les parcours à l’infini, pour en savourer les alternances ou au contraire tentant de relier les fils ténus, fragiles presqu’imperceptibles des différentes histoires qui s’enchevêtraient. Ce roman elle le concevait comme un jeu d’emboîtements ou la diaphane silhouette de son « je » prendrait une place plus qu’énigmatique. Il lui fallait, tel un alchimiste, administrer à doses infinitésimales les silences, les vides, les pièges, les méandres. Ce jeu impliquait aussi un lecteur habile à déchiffrer et qui se complaise à admirer la vaste toile.

La « forme » se consacre aujourd’hui au ménage et à la cuisine, a-t ’elle annoncé, d’une voix tonitruante. Après, très exactement, treize jours de confinement, elle se sent vivre de façon aérienne, comme suspendue dans l’air, tel un pantin tiré par des fils.
Hier, elle a nerveusement parcouru la ville, à ses dires, pratiquement déserte, en voiture, dûment masquée et affublée de ses énormes lunettes de soleil, qui lui mangent la moitié du visage. Elle rechignait à sortir de son bunker, où règnent désormais des mesures de sécurité draconiennes, et où personne ne peut pénétrer sous aucun prétexte, mais elle y fût bien contrainte, puisqu’il en allait de la poursuite de son traitement.
Elle devient une maniaque absolue du nettoyage. Je me demande si elle parviendra à s’en remettre un jour. Le lavage de mains s’est transformé, très vite, chez elle, en un rituel très sacralisé, presqu’obsessionnel, qui ponctue chaque moment de ses longues journées. 
Au retour de l’hôpital, elle a engouffré ses fringues dans la gorge béante de son lave-linge qu’elle a fait tourner à 60 degrés, ses souliers mis en isolation, sur le balcon, au soleil, paraît-il que ça tue le virus! Puis, se balladant à poil dans l’appart, elle se dirigea, avec un air exquis, vers la salle d’eau.  
Je me tenais à ce moment précis, dans l’embrasure de la porte de mon bureau ; elle m’a toisé d’un regard provocateur, et je dois avouer que malgré son teint blême, et son corps décharné, elle m’a parue en grande beauté.
Elle m’est apparue quelques heures plus tard, revêtue d’un pyjama propre molletonneux, me signifiant, réjouie, qu’elle n’avait pas encore perdu un seul cheveu.  
Il faut noter que les cheveux, c’est son grand souci. Elle se les taille parfois très courts ; ce qui à mon avis, ne lui va pas du tout, mais elle s’en moque depuis toujours éperdument ; pour se les laisser repousser très longs. Ça fait partie de la dramatisation de sa persona. Elle les a déjà teints de plusieurs couleurs, allant du rouge fauve au noir ébène ou aile de corbeau. 
Bref, côté cheveux, elle est aussi imprévisible que pour le reste. L’autre soir, alors que nous visionnions un film ensemble, elle s’est esclaffée à l’idée de sa calvitie prochaine. 

"Une coupe on ne peut plus radicale. Ça va épater !" a-t ‘elle exclamé en pouffant de rire.  

Parfois, je me demande si elle garde encore toute sa tête.
Après avoir repris ses esprits et s’être quelque peu rassérénée, à la suite de son voyage en milieu hostile; un trajet qui lui était plus que familier, mais qui lui parut, cette fois, aussi inconnu que la planète Mars, elle se décida pour une journée ménage et cuisine. 
Ce qui lui manque abominablement, comme elle s’en plaint longuement aux amis, au bout du fil, c’est de ne plus pouvoir faire ses longues promenades en bord de mer. 

"Mes  membres s’ankylosent et mes muscles rétrécissent", dit-elle avec une triste moue. 

En dépit de ses innombrables talents, force m’est de constater que la « forme » s’ennuie comme un rat mort.
Une nouvelle lubie lui prend. T’aperçois-tu du malheur de ces pauvres animaux que nous tuons pour les manger, et ceux que nous mettons en cage, ou parquons dans d’abominables zoos ? Ne ressens-tu pas une angoisse toute spéciale, maintenant, à l’idée de leur captivité et de leur sacrifice ?
Cette astreinte à domicile lui teinte définitivement l’esprit. Je la soupçonne de sombrer dans la bipolarité : tantôt elle programme sournoisement de procéder à un decluttering, tantôt elle fait l’éloge de la Paresse. 
Je lui fais remarquer que c’est là l’un des sept péchés capitaux du christianisme, elle me rétorque avec sa morgue et sa mauvaise foi habituelles que l’Oisiveté est délicieuse et qu’on ne saurait trop conseiller de s’y adonner, corps et âme, et qu’elle compte bien dorénavant s’abandonner à cette jouissance suprême, sans restrictions.
Alors que la veille encore, elle s’était évertuée à me convaincre que plus elle apprenait, plus elle voulait apprendre, que ses capacités d’enthousiasme semblaient maintenant pratiquement illimitées et tout aussi illimitées ses facultés d’absorption. Il lui suffisait de lire une chose à peine une fois, pour s’en souvenir à jamais et elle avalait avec la même rapidité, la même voracité tenace des traités philosophiques, des histoires de la Polynésie, des poèmes érotiques, des manuels d’horticulture ou de gastronomie, des romans policiers et des dictionnaires encyclopédiques avec une certaine prédilection exprimée pour ces derniers.
Sa santé était chancelante, il faut bien le dire et la contraignait à de longues périodes de repos forcé, en silence et dans l’immobilité, toute contraire à sa nature.  
Elle s’aigrissait alors, en quelques heures, et pouvait devenir totalement insupportable. Je devais faire un effort constant pour ne pas montrer mon agacement et mon agitation intérieure. J’en souhaitais presque devenir complètement sourd.
Sans vouloir trop anticiper sur la suite des événements, il n’est pas inutile de noter que nous n’en sommes qu’au tout début d’un long et pénible confinement, qui durera encore des semaines voire des mois.
Il n’est pas besoin d’être fin limier pour en conclure d’emblée que cette longue cohabitation forcée va peser inexorablement sur nos vies.


mardi 24 mars 2020

Log book # 8




« Alors que pendant des mois, avec une obscure ténacité, malgré la prison et l’exil, ils avaient persévéré dans l’attente, la première espérance suffit à détruire, ce que la peur et le désespoir n’avaient pu entamer. Ils se précipitèrent comme des fous pour devancer la peste, incapables de suivre son allure jusqu’au dernier moment. »  

La Peste, Albert Camus

Par ces temps du deuxième millénaire, de nombreux troubles apparurent. Un malheur s’est abattu sur les hommes, d’inhabituels désordres vinrent perturber l’ordre du monde.
Ainsi, par les deux mille vingtièmes années après la naissance de Notre Seigneur, aux premiers jours des calendes de janvier, bien que d’aucuns s’accordent à faire remonter le phénomène terrible que j’entreprends de raconter ici, à la fin des calendes de novembre de l’an précédent, il me fut donné de vivre le plus étonnant des phénomènes.
En cette époque si lointaine, je n’étais encore qu’un adolescent. A peine sorti de l’enfance, j’entreprenais avec mon frère jumeau, des études supérieures en aviation, dans le but de devenir pilote de ligne. Tout me semblait beau et exaltant et j’attendais avec impatience de pouvoir affronter enfin le monde du travail et de la sorte gagner mon émancipation.
Ce jour-là, comme déjà j’en prenais l’habitude, j’étudiais aux côtés de mon frère, en préparation pour les examens auxquels nous devions nous soumettre, nous reçûmes, simultanément, sur nos portables, des messages d’annulation de toutes les épreuves. Je me souviens que ma mère après un court moment d’incrédulité a très mal réagi, comme à son habitude. Je suppose qu’elle paniquait beaucoup car elle connaissait déjà tous les contours les plus dramatiques du fléau qui sévissait dans les pays voisins et qu’elle pressentait que notre vie allait se compliquer encore davantage. 
À ce moment-là, elle ne perdît pas ses moyens et nous décidâmes illico d’un plan de confinement volontaire total à appliquer avec rigueur, à cause de sa condition de santé très fragile, suite à ses traitements.
De ma courte vie, je n’avais rien vu de comparable. Bien qu’un peu récalcitrant et incrédule au début, je me demandais, habité par une peur diffuse qui allât croissant, combien d’autres malheurs seraient encore annoncés. 
Il me fallut plusieurs jours pour m’adapter à l’étrange situation de réclusion forcée. Le temps commença à me paraître long, très long. Je me souviens, qu’avec mon frère et un ami, nous passions le plus clair de notre temps à préparer des vols internationaux sur notre simulateur – ce qui faisait bien rire maman, qui prenait plaisir à en discuter avec nous. Nous avions la fâcheuse habitude (à ses yeux) de nous coucher très tard et nous nous levions aux alentours de midi. Maman trouvait que le seul avantage, c’était d’épargner des provisions, puisque nous sautions allègrement le déjeuner. Nous vivions ainsi tous trois dans notre bulle et nous nous désolions plaintivement de ne pouvoir sortir durant des jours, puis des semaines, puis des mois. 
La pénibilité du manque d’action et du confinement se firent durement sentir vers la fin, alors que maman commençait à perdre des forces de façon très marquée.
Je me souviens qu’il nous arriva, surtout au début de la quarantaine, de discuter avec âpreté pour des peccadilles sans intérêt ; ce qui énervait beaucoup notre mère qui était totalement à cran, et très vite nous avons compris à quel point ces engueulades la bouleversaient, ce qui nous amena à arrêter de nous chamailler et aussi à trouver le moyen de l’aider spontanément. Nous nous sommes alors mis à parler des sujets qui lui tenaient à cœur – de la qualité du pain artisanal, aux légumes contenant le plus de minéraux, aux fruits que le marchand du coin venait nous livrer en abondance.
Puis maman est presque devenue une maniaque du nettoyage. Elle faisait des tas de blagues à ce sujet. On s’amusait bien après qu’elle se soit un peu calmée. Je me souviens qu’un jour elle s’est esclaffée... Ah ! Et surtout, sur votre CV, vous écrirez bien qu’en 2020, votre activité c’était se laver les mains avec du savon ! 
Elle mangeait peu, après chaque traitement, car elle était souvent prise de nausées. Elle riait souvent, mais à l’époque, je savais déjà que cela était dut à sa nervosité. Elle se donnait du mal à calmer son angoisse, mais on sentait bien, mon frère et moi, qu’elle y parvenait difficilement.
Les jours passaient, pareils aux autres. Je dormais mal. Beaucoup de rêves agités me tiraient de mon sommeil. Maman d’ailleurs se plaignait de notre teint palot. Il fallait faire de l’exercice, disait-elle. Nous parlions aussi souvent sur Messenger ou WhatsApp avec nos amis, aussi désœuvrés que nous. Chacun semblait s’ancrer progressivement et profondément dans son univers bulle, comme disait maman.  Et l’incertitude de la durée de cette quarantaine à l’échelle planétaire, nous pesait lamentablement.
Je me souviens, aujourd’hui, combien mes pensées, dans la simplicité d’esprit de ma jeunesse, se mêlaient continuellement ; pensées de joie teintées d’espoir, mais aussi de tristesse et de déception. Je ne sais si la joie des aventures à venir que je prévoyais l’emportait sur la tristesse de notre situation à ce moment-là. 
Parfois, la vision de la merveilleuse aventure qui m’attendait enflammait mon esprit et m’emplissait d’une allégresse toute juvénile et brusquement, j’observais maman et le soleil cessait de briller et tout autour de moi s’assombrissait momentanément. J’étais soudain pris d’une crainte sourde et d’un profond découragement.
Près de soixante années ont passé depuis cette époque, à laquelle on s'est référé depuis, comme la première guerre mondiale contre un ennemi invisible. J’en ai gardé souvenir durant ma vie entière. Il s’est agi pour nous d’un double combat. 
Je lisais parfois avec douleur, une désillusion ineffaçable, dans le regard de notre mère. Elle s’abandonnait souvent à un silence méditatif et son front se plissait presqu’imperceptiblement. Elle semblait en attente et souvent je ne savais plus où la retrouver, où la rencontrer. Il m’était difficile de lui faire voir mon courage, malgré mon intense désir qu'elle le remarque, tant elle s’était, vers la fin, enfuie du monde, repliée sur elle-même.
Nous étions tous un peu aveuglés par l’obscurité, chargée de dangers extérieurs, que nous amena la pandémie du nouvel coronavirus, plus connu comme Covid -19.
Notre situation était imprécise et exigeait de nous beaucoup de volonté et d’obstination et je me réjouissais secrètement lorsque maman souriait ou racontait des blagues. Et ainsi s’écoulèrent pratiquement deux mois, pendant lesquels j’avais du mal à trouver le sommeil. Je sais qu’elle ne dormait pas beaucoup elle-même. Au matin, nos visages très rapidement commencèrent à blêmir et à présenter des cernes très prononcées.
Voilà, j’écrirai, bientôt,  plus longuement sur cette période de nos vies – l’ère de la double menace – comme elle se plaisait à dire. Nos vies furent suspendues pendant longtemps et nous tournions tous un peu en rond, comme des animaux en cage. Nul doute que ce fût un moment éprouvant, un retranchement douloureux, une véritable pénitence ! Nous avons appris durement et silencieusement – l’humilité ! J’ai la certitude que, forts de cette double épreuve, mon frère et moi avons construit un véritable bouclier qui nous a rendus presqu’invincibles.
Cet alignement de mots, cet assemblement de phrases qui ne prennent sens que rattachées les unes aux autres ne constituent pas davantage, à ce moment de mon existence, une source de joie. Quelle valeur peut bien avoir mon témoignage sur ce sombre événement qui tua des millions de gens, à l'échelle planétaire ?
Pourtant, je dois le reconnaître, le sens entier de ma vie semble avoir pris source en cette période de tourmente. Bien que j’aie dépassé les soixante dix-huitièmes années de mon existence, je conserve en ma mémoire ces souvenirs, aussi douloureux que précieux, et j’en viens à douter quelque peu de la précision des mots que j’utilise pour leur rendre vie au-delà du temps. Je ne suis plus certain que mon témoignage soit digne d’être mis en valeur. Tourmenté comme au temps de ma jeunesse, je m’interroge. Mon livre de mémoires méritera-t ’il un quelconque honneur ? Mérite-t ’il seulement d’être conservé ?
Par les mots qui me viennent, je m’efforce de redonner vie à cette triste époque et les images de mon souvenir renaissent une à une avec moins de peine, j’en conviens. Oubliant ma tristesse, je reprends mon témoignage.
A force de fixer le plafond au-dessus de moi, mes pensées le traversent presque. Je sais au fond de moi, que mes faiblesses ne deviendront pas force, ni mes doutes ne se changeront en certitudes. Après cet exercice de retour à un passé que j’ai désiré si longtemps oublier, mon esprit me paraît soudainement plus vide. 
Malgré l’inquiétude qui m’assaille, lentement, je sais qu’aujourd’hui je suis prêt et par mon écrit, je souhaite redonner vie à ceux déjà emportés par la mort.
Voilà pourquoi en utilisant mes souvenirs, d’un passé aussi lointain, que douloureux, je m’obstine à inscrire des mots sur ces pages et je m’interdis d’abandonner ce que j’ai entrepris, à moins que vaincu, je ne décide de me taire.



Errances #16 by Fabienne Bonnet

lundi 23 mars 2020

Log book # 7




Elle a encore un an à vivre selon l’estimation des médecins. Quelques mois de lucidité devant elle, pour écrire ses mémoires autobiographiques, pour amener au jour ses premiers souvenirs d’enfance, ses amours, ses brindilles d’existence, avant qu’elle ne soit secouée par des crises cumulatives et un shut down de son corps tout entier. Elle ressent, à l’évidence, ce besoin impérieux de se raconter, de prouver qu’elle n’est ni morte, ni folle, que son esprit n’est pas encore teinté, que sa concentration et sa capacité à écrire restent intacts. L’écriture est son unique rempart salutaire contre la tentation des divagations stériles, des rêveries métaphysiques insaisissables ; un aboutissement possible afin de contrer une folie toujours aux aguets, attisée par cette oisiveté contrainte que lui impose un confinement de plus en plus oppressif, avec le passage du temps.
Elle vit depuis une dizaine de jours déjà - elle commencera bientôt à en perdre le compte, à l’instar de cet ami, vivant en province, coupé de tout et de tous, qui ce matin, au téléphone, lui avoua ne plus savoir exactement quel  jour de la semaine on était – dans un monde nocturne et ténébreux, en proie à un vertige inquiétant et mystérieux, une sorte de monde double (à demi rêvé). L’enfermement lui pèse. Elle cherche désespérément à s’échapper de cet huis clos forcé, étouffant et pitoyable.
Elle remémore ce vert paradis perdu que fut son enfance. Le temps réel s’estompe ainsi et s’inscrit dans ces espaces où elle vécut entre deux mondes. Elle prend plaisir à abolir méthodiquement le présent.
Elle devra faire un travail d’élagage de tous ses vagabondages, de ses amourettes enfantines, de ses amours de jeunesse et de femme, de toutes les fêtes et déguisements, des banalités et des drames familiaux, de tous ses voyages… Un léger vertige lui vient. De tous ses « bricolages », celui-ci constitue l’un des plus étonnants – un exercice complexe d’assemblage de pièces disparates, qui s’emboîteront comme un puzzle.


Entretemps, la « forme » semble avoir développé une addiction toute spéciale à la musique. Aujourd’hui, elle a passé une grosse partie de la journée avec ses écouteurs sur le crâne, totalement coupée du monde. Elle m’a vaguement signifié de me démerder avec la bouffe et le reste. Je n’ai qu’une vague idée de ce qu’elle écoute. Probablement du classique ou du jazz, avec quelques entorses, car elle se dit suprêmement éclectique et elle en fait souvent tout un foin.
Cette nuit, ai-je appris, lors du petit-déjeuner pris en commun, dans son délire onirique, elle a semble-t-il été confrontée à un énorme rat, qui pris de peur tout autant qu’elle, à sa vue, s’est introduit dans un trou béant, dans le mur extérieur de son appartement, sous les escaliers qui mènent au jardin. Un orifice qui n’existe pas en réalité. Les rats c’est sa phobie à elle.
Il paraitrait, a-t ‘elle péroré savamment, que les phobies touchent presqu’un quart de la population. La voilà angoissée et stressée. J’entends vaguement qu’elle discoure sur les phobies complexes et les phobies simples ; dans son cas c’est une phobie simple ou spécifique déclenchée par un objet externe identifié, le plus souvent, il s’agit d’animaux (chiens, souris, araignées…), de l’avion ou de la hauteur, mais il existe, continue-t-elle des centaines de causes différentes. Parmi les phobies complexes, l’agoraphobie est très fréquente. Mais aussi la claustrophobie, et petite curiosité, savais-tu qu’il y a aussi des gens qui sont nosophobes ou cancérophobes. J’avoue que là, pour le coup, elle a fait fort. Elle va réussir à nous la refiler la phobie du cancer et dans pas longtemps.
Bientôt, je la verrai ouvrir son ordi et se lancer fébrilement dans des recherches en spirale sur le soi non conscient et les écoutilles du subconscient qui selon elle est notre puissant programmateur, si on lui introduit les bonnes données émotionnelles . Elle enfourche ce dada depuis quelques semaines.
Et ce rat, dit-elle encore, elle le connaît bien. Il s’était déjà auparavant introduit dans sa maison, un jour de printemps où elle avait laissé ouverte la porte de la cuisine, donnant sur le jardin. Et cette vision ne cesse de la hanter depuis.

dimanche 22 mars 2020

Log book # 6




« Le lendemain, sous un ciel lourd, la chaleur était humide et étouffante. Les nouvelles de la peste étaient mauvaises. »
La Peste, Albert Camus

La « forme » n’arrive plus à dormir. 
Elle allume la lampe de chevet, plusieurs fois au cours de la nuit. Elle s’éveille, puis se rendort. Somnole. Pousse de profonds soupirs, s’assied dans son lit, s’appuye aux oreillers. Elle prend un roman, et l’ouvre à la page marquée, elle lit quelques paragraphes, mais elle n’y saisit qu’un imbroglio confus. Elle bute sur un amas de mots dont sa cervelle ne parvient à faire le traitement de la signification. Elle abandonne le livre sur la table de chevet, empilé sur les trois autres qu’elle n’a pas même encore feuilletés.
Elle va à son lavabo, elle mouille un gant qu’elle passe sur son front et sur son cou. Elle a chaud. Elle a la nausée invariablement à cette heure. Elle ouvre la fenêtre et scrute la nuit, enveloppée de fraîcheur. Il pleut . Le bruit des gouttes monte des dalles du jardin avec un clapotis plaintif.
Ella va à la cuisine, ouvre son frigo mural, prend une pomme, l’épluche et la mange. Elle s’apaise. Elle s’assoit sur son canapé où dort son chat. Elle tousse. Elle allume la télé, finalement ressuscitée. Elle a dû s’assoupir un instant, car elle sursaute soudain, avec le bruit du carillon de l’église qui sonne huit coups. 
La télé toujours allumée passe les mêmes programmes en boucle, depuis le début de la crise sanitaire mondiale. Il n’y a aucun autre événement important. Le Covid19 est la star médiatique incontestée. L’ennemi invisible conjuré. Le monde est en guerre.
Un reportage télévisé donne la voix à plusieurs sans-abris qui se plaignent de n’avoir nulle part où aller se confiner, ni refuge qui leur soit destiné. Quelques volontaires des ONG risquent leur vie pour les secourir, dans la mesure de leurs infimes moyens. Elle coupe la télé.
Elle s’accroupit sur son tapis, prend son inspiration, fait cinq ou six mouvements, mais elle fatigue trop. Elle s’assoit, fourbue, fixant son tapis d’un air las. 
Son imagination vague vainement de rêveries en rêveries. Il y a dans sa tête un chaos de connaissances sans suite, sans articulation précise. L’esprit se pose, tour à tour, sur chaque objet et va d’errance en errance. Au fur et à mesure qu’elle s’absorbe de nouveau, scrutant son tapis, elle y voit surgir maintes combinaisons qu’elle ordonne sans fin, traquant les signaux dont elle saisit aussitôt la signification. Elle s’irrite. La vision du tapis lui cause un mal troublant. Cet amas d’illusions lui redonne la nausée.
Elle s’acharne, depuis huit (ou serait-ce neuf) jours déjà, à suivre un point primordial, à l’insinuant contour, laissant sans fin courir son imagination, toujours à l’affût ; s’appliquant à voir et bâtissant tout autour de sa vision qu’elle finit par nommer. Sa respiration est courte.
Tout dans ce salon a l’air si banal, si normal, si commun, si vulgaire. Elle n’arrive plus à dormir.
Ereintée, elle s’alite de nouveau, après avoir bu son infusion tilleul mélisse. Elle compte moutons après moutons.
Au bout d’un instant, elle s’assoupit, somnole. Elle veut redormir tout son saoul, comme avant.
Elle abandonne son lit. Il lui arrive parfois de s’habiller, mais la plupart du temps, elle traîne dans l’appartement en pyjama. Elle fait tout pour dormir, mais n’y parvient pas toujours. Elle met un pyjama douillet. Elle fait son lit d’au moins vingt façons. Elle essaye même en désespoir de cause de se fourrer dans son sac de couchage. Elle transpire. Tout s’affirme vain. Elle n’y arrive plus. Ça l’opprime. Ça l’asphyxie. Elle s’affaiblit. Alanguie tout au long du jour sur son lit, sur son canapé, crayonnant sans fin sur un bloc-notes qu’elle nomme Log book 2020. 
Elle divague parfois, prise d’hallucinations au milieu de la nuit. Nuit après nuit, l’hallucination distille son poison. Cela lui cause un profond inconfort qu’elle a du mal à exprimer. Une sorte de symbolisation du sort qui s’acharne sur elle.
Plus tard, dans la nuit, elle phantasme à nouveau. Elle transpire. Elle a trop chaud. Elle manque d’air. La sensation de suffocation monte progressivement. Son poumon lui brûle. Elle veut rugir. Un poids accablant alourdit sa poitrine. Elle s’agite, faiblarde. Elle fond. Elle maigrit d’au moins un kilo par jour. Sa main se décharne.
Tout autour du lit, un ramassis d’animaux aux mâchoires et aux gueules redoutables, avec des dents aiguisées comme des lames de rasoir et taillées en biseau, des becs crochus impressionnants.
Plus tard, tout devînt hallucination. Elle crut à une intoxication au champignon noir. Elle avait tant maigri qu’elle avait presque tout à fait disparu. Les autres voyaient à travers son corps. Elle n’avait plus toute sa tête. Elle avait un grain en moins. Elle folichonnait.
Tout paraissait encore normal autour d’elle. Elle voyait. Elle entendait. Un son produisait encore un bruit. Un parfum parfumait.  Elle s’affalait sur un coussin et s’abandonnait, abattue, hagarde.  Tout paraissait encaissé dans un magma épais. Elle était un corps compact, plus compact que du stuc, sans articulation.  Elle était devenue délétère ; son pas inaudible, sa main sans pouvoir.
Elle paraissait vivre dans un film projeté incessamment sur la toile. Elle raccourcissait. Ses traits s’estompaient. Ses cheveux tombaient. Tant d’instants de sa vie s’immortalisaient à jamais. Elle accomplissait son instant crucial.
Tout avait l’air normal, mais tout était faux. Tout avait l’air normal d’abord, puis surgissait l’inhumain, l’affolant.  Un mal obscur courait les rues. Sa raison s’abolissait. Tout avait l’air normal, mais…
Voulant y voir plus clair, elle tint, avec une régularité presque maniaque, un journal. Elle y traçait un autoportrait. Au début, on voyait mal sa modification. Rien en elle d’anormal, d’ambigu, d’angoissant. Puis on cru entrevoir un signe destructif, un trait particulier - elle devint un tracas, flou et lointain.
Elle tint son log book durant des mois. Au soir, elle y notait ses recherches « surréalistes » , ses pensées tatillonnes et improvisées, un tas d’insignifiantes et futiles réflexions.  Elle faisait aussi souvent référence à un roman qu’apparemment elle relisait. La peste, d’Albert Camus. Qu’elle réputait prophétique face à la situation de ce début d’année, où ahurie elle avait fait la découverte d’une autre menace, qui faisait doublon avec son magnifique - Cancre.  
Son Bic à la main, elle s’autobiographait, s’analysait. Parfois elle discourait sur ses hallucinations.
Un jour elle se plu à imaginer un roman fleuve ; prise d’inspiration fictionnelle, l’affabulation s’imposait par secousses éparses. 
Elle vivait, emballée des heures durant, pour l'écriture de ce roman. Puis, elle y mit court abruptement, et déchira son manuscrit brouillon. Elle n’arriva jamais à un propos abouti. Elle fit un portrait assez flou, à grands traits d’elle-même, qu’elle fignolait, par courts instants, s’amusant beaucoup de la chose, jusqu'à ce que cela ne l'amusât plus du tout.
Puis, vînt un jour où elle n’avança plus dans son log book non plus. Elle n’y trouvait plus de pouvoir consolant et se mit à en rougir. Elle sondait son être, mais sans aucun fruit. Elle n’y voyait plus.
Elle se replia, raccornie comme une feuille morte.
Par consolation, elle s’occupa de son jardin, le beau temps étant arrivé et la pluie ayant cessé. 
Il n’y avait pour elle aucune absolution. Elle écrivît des mots aux amis. Certains répondirent. Puis, le silence absolu se fît. Elle se décida pour l’omission, l'oubli total. 
La ville était sans habitants, cet été. Elle constatait une étrange absence de bruits. Elle se demandait si sa livraison allait arriver demain. Ou si elle était la seule survivante. La télé ne donnait plus aucun signe de vie.

« Ils sont malheureux parce qu’ils ne se laissent pas aller. Et je sais ce que je dis. »  La Peste, Albert Camus

samedi 21 mars 2020

Log book # 5




Mon activité au bureau des recherches surréalistes va bon train. Le « négawatt » - unité d’énergie économisée (« néga » pour négatif). Jeune néologisme débusqué tantôt, suite à ma lecture d’un article, paru dans Le Monde Diplomatique, du mois de février, intitulé : Ce dont nous avons (vraiment) besoin, par Razmig Keucheyan.

Une société « négawatt » se veut une société de la sobriété où des possibilités de consommation sont délibérément écartées car considérées comme néfastes. Il faudra ainsi distinguer les besoins humains authentiques, légitimes (qu’ils soient d’ordre biologique, manger, boire, se protéger du froid ou d’ordre plus qualitatifs, qui évoluent historiquement, voyager, se cultiver…) qu’il faudra donc continuer à satisfaire, et les besoins artificiels, illégitimes, dont il faudra se défaire. 
Et qui déterminera le caractère légitime ou non d’un besoin ?
Le sociologue conclut que la transition écologique nous incite à fonder une démocratie directe, plus délibérative que représentative, la seule façon de parvenir à une nouvelle « critique de la vie quotidienne » élaborée collectivement.
Quoi de neuf ?
Étrange. Aristote a déjà, me semble-t ’il, posé les bases d’une démocratie participative et débattante, d’un humanisme politique visant l’intérêt général. Pour la nouveauté de l’incitation, on y repassera. 
À notre siècle, l’ignorance et la cupidité des classes matériellement dominantes continuent de graisser toute la mécanique sociale en recourant à la ruse de l’abêtissement massif des esprits et aux incitations à la haine.

Je reprends ma lecture Camusienne.

« Le mal qui est dans le monde vient presque toujours de l’ignorance, et la bonne volonté peut faire autant de dégâts que la méchanceté, si elle n’est pas éclairée. »

Voilà qui me sert de tremplin à la réflexion que j’ai nourrie une bonne partie de la journée, et qui me tient encore en éveil, à savoir si les bonnes intentions admirables et l’exigence d’une certaine expression généreuse de la reconnaissance sans réel effet, sans efficacité signifiante, ou l’autre n’apparaît qu’en tant que corollaire de validation de mon propre besoin exprimé de libération/soulagement, ne constituent pas une seule et même honnête pensée égocentrée, issue d’une vision très bourgeoisement étriquée.
Vivant en circuit fermé, pris au piège dans notre petit monde étriqué, aucune réalité commune, tant objective, que perçue, unique et uniforme, n’est possible. Une même réalité sera perçue différemment par divers sujets, porteurs d’un vécu, d’une histoire, d’une vision et d’un rapport au monde pouvant être radicalement opposés. Néanmoins, seule l’expérience que nous avons de la réalité importe.
Nous sommes tous des déchiffreurs et des validateurs du réel. Lorsque celui-ci est banal, hideux, sordide ou cruel, il semblerait que nous ayons une tendance naturelle à l’enjoliver. 
Devenons-nous des embellisseurs du réel pour nous en évader, nous le rendre plus vivable,  nous le faire oublier,  nous le faire accepter de façon immuable, nous donner bonne conscience socialement?

« Tiré de cette longue conversation intérieure qu’il soutenait avec une ombre, il était alors jeté sans transition au plus épais silence de la terre. Il n’avait eu le temps de rien. »

Sournoise, la « forme » me somme de désactiver mes circuits et d’éteindre les feux. On mettra quelques « négawatts » au panier !




L'enfer est pavé de bonnes intentions

Yves Frémin

vendredi 20 mars 2020

Log book # 4



« Arrivé là, on admettra sans peine que rien ne pouvait faire espérer à nos concitoyens les incidents qui se produisirent au printemps de cette année-là et qui furent, nous le comprîmes ensuite, comme les premiers signes de la série des graves événements dont on s’est proposé de faire ici la chronique. Ces faits paraîtront bien naturels à certains et, à d’autres, invraisemblables au contraire. Mais, après tout, un chroniqueur ne peut tenir compte de ces contradictions. Sa tâche est seulement de dire : « Ceci est arrivé », lorsqu’il sait que ceci est, en effet, arrivé, que ceci a intéressé la vie de tout un peuple, et qu’il y a donc des milliers de témoins qui estimeront dans leur cœur la vérité de ce qu’il dit. »
La peste, Albert Camus

Cette nuit, mon thème fétiche est la Chronobiologie, c’est-à-dire l’étude des rythmes biologiques dans l’organisme.
La « forme » semble avoir perdu ses puissantes facultés de débranchement de mes circuits, engendrant un sensible dérèglement de mon horloge interne. Il est exactement 03H00 et je tourne encore à pleine vapeur !
Je m’avoue définitivement séduite par la tournure que prennent les choses. On voit bien que j’ai encore une certaine emprise sur la « forme », encore soit-elle de courte durée.
Je reprends le cours du roman prophétique, dont je poursuis avidement la lecture. Et c’est ainsi, qu’à la page trente et un… les notes personnelles de l’un des personnages mentionnent :
« Question : comment faire pour ne pas perdre son temps ? Réponse : l’éprouver dans toute sa longueur. »
Etrange coïncidence !
Au bout de huit jours de confinement, scandaleusement désœuvrée, alors que d’autres – anonymes "soldats" – sont au combat,  je tente de voir comment me débattre avec cette "Question", sans véritablement oser l’aborder. À l’évidence, la « forme » a, subrepticement, dressé en moi un blocage mental opiniâtre et tenace, coupant court à toutes mes défaillantes velléités de mobilisation et d’action.
Faiblarde et indolente la « forme » se complaît dans une hébétude toute végétale; affalée sur le canapé à longueur de journée ; traînant, nonchalamment, ses savates usées suivant un tracé savamment étudié, allant de la chambre au salon et du salon à la cuisine ; se plaisant à annihiler avec des méthodes de sadique corrompu toute volonté d’innovation indépendante et , souvent, gloussant sottement comme une oie.

« Ainsi, chacun dut accepter de vivre au jour le jour, et seul en face du ciel. Cet abandon général qui pouvait à la longue tremper les caractères commençait pourtant par les rendre futiles.»

En réalité, je suis gagnée par un sentiment durable de torpeur et d’impuissance imbécile que je ne parviens guère à outrepasser. Je sens résonner, en moi, une solitude encore plus profonde qu’à l’habitude. Rien ne me semble être pire qu’une solitude subie de force.
Il nous faut désormais, sans y avoir été préparés, nous exiler, nous séparer de la meute, nous mettre en cage, nous retenir à domicile. 
Il nous faut composer d’emblée, d’une part, avec l’idée que l’autre – "l’enfer" de Sartre – est devenu, non plus symboliquement, mais littéralement aussi, une menace réelle et non plus supputée à notre intégrité physique et, d’autre part, nous accommoder du spectre de la mort. 
Il s’agit là bel et bien d’un délitement inouï du relationnel, de l’humain, que je peine à accepter, d’autant plus que chacun semble désormais plongé dans son univers bulle . Un grand silence inquiet se fait entendre au profond de la nuit.

« Dans ces extrémités de la solitude, enfin, personne ne pouvait espérer l’aide du voisin et chacun restait seul avec sa préoccupation. Si l’un d’entre nous, par hasard, essayait de se confier ou de dire quelque chose de son sentiment, la réponse qu’il recevait, quelle qu’elle fût, le blessait la plupart du temps. Il s’apercevait alors que son interlocuteur et lui ne parlaient pas de la même chose. »

A l’étage, ma voisine voyage, à pas feutrés, autour de sa chambre. J’en viens à penser que son rythme circadien est peut-être amplement modifié par mes propres fréquences .

Hébétée, la « forme » me signifie que l’écran Télé vient de rendre l’âme. Un enchainement drôle d’événements. Un drame de plus?!..

À voir

jeudi 19 mars 2020

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Log book # 3



« Car nous n’avons qu’une ressource avec la mort, faire de l’art avant elle. »  René Char

Nous en sommes, aujourd’hui, les garçons et moi, au septième jour de confinement volontaire. La "guerre", partout déclarée, contre un ennemi invisible, pousse les états à décréter, les uns à la suite des autres, l’état de calamité et à fermer toutes les frontières.  Un confinement total de toutes les populations, qui peinent à comprendre l’absolue nécessité de modifier en profondeur leurs comportements, s’est progressivement imposé comme une évidence. La prise de conscience a suivi des vitesses variables et souvent insoutenables. Un grand retranchement collectif est devenu notre lot quotidien !

Mon cerveau et mon corps semblent ne faire plus qu’un. Ils sont maintenant unis à vie, une fois que le premier est tombé en asservissement et croule sous le diktat quasi absolu du second. Cette "forme" solide et amorphe de matière décide désormais du contrôle de mes fonctions vitales, c’est-à-dire d’à peu près tout.  
Par exemple, la « forme » s’est programmée pour m’éteindre, tous circuits fermés, vers 21 heures (ce qui me fait ainsi louper la plupart des programmes TV les plus intéressants) et de me rallumer, pleins feux, vers 03 heures du matin. Il me faudra sûrement procéder à une séparation de corps de la « forme » et me reprogrammer de façon autonome et forcée sur mon horloge biologique, dans quelques semaines, dès que j’aurais repris le pouvoir, bien que je craigne que la forme ne gagne, sur moi, une emprise autoritaire permanente, irréversible et tentaculaire.

De toute évidence, mon esprit de grenouille est en proie à un phénomène courant de contraction et dilation de l’espace-temps (une théorie qui me fascine cette nuit ) qui apparemment, n’a pas de conséquence visible sur notre vie de tous les jours (expression on ne peut plus sournoise).
Suivant cette théorie, taillant allègrement dans le gras du lard, il semblerait que ce que l’on observe, chez les autres, c’est toujours un ralentissement du temps, jamais une accélération et que peut-être la vraie réalité… est en fait hors du temps !
Voilà qui arrange bien mes affaires, car mon temps lui ne s’est ni dilaté, ni contracté, n’en déplaise aux théoriciens, il s’est figé.  À l’horizon se profilent d’interminables semaines, séparés les uns des autres, avec la peur au ventre et la crainte très poltronne de l’épuisement progressif de ceux qui, à l’extérieur, luttent contre ce fléau ravageur et meurtrier et me maintiennent en vie.

« Ceux qui se dévouèrent aux formations sanitaires n’eurent pas si grand mérite à le faire, en effet, car ils savaient que c’était la seule chose à faire et c’est de ne pas s’y décider qui eût alors été incroyable. (…) Parce que la peste devenait ainsi le devoir de quelques-uns, elle apparut réellement pour ce qu’elle était, c’est-à-dire l’affaire de tous. » 

dans La Peste, Albert Camus

À l’étage, ma voisine - qui aura son rythme circadien aussi déréglé que le mien-, croise la chambre à petits pas feutrés, qui résonnent mollement, au creux d’un silence profond. Pendant une fraction de seconde, j’ai accès à sa mauvaise solitude.
Cet isolement, cet emprisonnement forcé, vécu seule, lui pèsera, c’est certain, plus lourdement.

Force est de constater que je tourne en rond, comme un cobaye dans une cage de laboratoire, qui est à la fois sujet expérimenté et expérimentateur. Et voilà que, à l’instar de Xavier de Maistre, qui passa quarante-deux jours d’arrêt, dans la citadelle de Turin, et écrivît un récit autobiographique; à l’aube du prélude à une symphonie d’un monde meurtri, changé ( qui deviendra forcément nouveau), je succombe à une forme suspecte d’introspection - ni déprimée, ni euphorique -   pour trouver…  
Ce que je ne sais pas moi-même, ce que je ne cherche peut-être même pas.

Ai-je enfin le temps de réfléchir aux choses importantes de mon existence ? En réalité, le temps m’est devenu presque trop accessible, telle une denrée abondante qu’il faudrait tout d’un coup surconsommer. Cette abondance ne m’apparaît plus providentielle du tout et me bloque.  Le plus clair de mon temps, la « forme » m’investit et je redeviens une larve presque parfaite.

« Le désir éternel et jamais satisfait de l’homme, n’est-il pas d’augmenter sa puissance et ses facultés, de vouloir être où il n’est pas, de rappeler le passé et de vivre dans l’avenir ? (…) Ses projets, ses espérances échouent sans cesse contre les malheurs réels attachés à la nature humaine, il ne saurait trouver le bonheur. »

Voyage autour de ma chambre, Xavier de Maistre


mercredi 18 mars 2020

Log book 2020 # 2

" Les mesures n'étaient pas draconiennes et l'on semblait avoir beaucoup sacrifié au désir de ne pas inquiéter l'opinion publique. (...) Néanmoins, et dans un esprit de prudence qui pouvait être compris par tout le monde, le préfet prenait quelques mesures préventives. Comprises et appliquées comme elles devaient l'être, ces mesures étaient de nature à  arrêter net toute menace d'épidémie."

La peste, Albert Camus

Depuis le début de ce fleáu apocalyptique, auquel d'aucuns se reportent  déjà comme à une catastrophe prophétique, un monde presque moribond, en un tour de mains est secoué, convulsé, mis à genoux. Le nôtre.
Avec une régularité bienfaisante, je reçois, de la part d'amis chers et de connaissances bienveillantes, maints appels téléphoniques et messages, portant sur la question qui s'impose désormais, au quotidien, qui est celle de la survie. 
Même si, face à la mort, nos inquiétudes se recoupent, il ressort, de façon très consensuellement évidente, que les sujets de préoccupation récurrents sont surtout liés aux simples et vitales questions logistiques quotidiennes habituelles et vont croissant. 
J'inaugure aujourd'hui notre sixième jour de confinement volontaire. Il est précisément 02h30 et juguler aussi bien l'impatience, que l'anxiété devient le maître mot céans, face au périlleux enchaînement des événements et au champ de force créé, autour de ma persona,  par un enchevêtrement quantique d'une synchronicité malencontreuse. 

Je vous avouerai que je suis presque envoûtée par cette théorie de l'enchevêtrement des générateurs de désastres cataclysmiques collectifs. À vrai dire, même une coupe transversale de testicule de rat observée au microscope optique, susciterait mon intérêt, par les temps qui courent.
Vous l'aurez compris, garder une saine neutralité est devenu l'exercice mental suprême, notamment, après quelques nuits déjà de délires oniriques et d'insomnies maniaques. 

Hier, un peu malgré moi, car je ne veux, par bienséance et inclination naturelle, chagriner personne plus qu'il ne le faut, je répondais à l'expression d'une préoccupation touchant mon être profond, avec un peu d'humour  et de précision (il en faut!) qu'au chapitre Introduction au Siècle des Menaces, avoir deux menaces émergentes, c'est à dire une menace et une rallonge, en gros, au-dessus de sa tête, c'était un must dérisoirement cocasse et original.
Poussant un raisonnement mathématique, on ne peut plus simple, un peu plus avant, comme le schmilblick,  on en arriverait presque à conclure que les menaces se bouffent,  et se neutralisent. Une neutralisation providentielle, en quelque sorte!.. 

Je résiste à cette heure, à la tentation de me retrancher en mon for intérieur et de sombrer dans un silence aux contours dévastateurs. Suite à la première surprise, au déni extravagant des uns, trop incrédules, aux exaggérations des autres, quels mots trouver pour, confusément, continuer de les rassurer. Et quels autres (mêmes) mots trouver pour se rassurer soi-même?

"Avez-vous remarqué, m'a-t-il dit, qu'on ne peut pas cumuler les maladies? Supposez que vous ayez une maladie grave ou incurable, un cancer sérieux ou une bonne tuberculose, vous n'attraperez pas la peste ou le typhus, c'est  impossible."


" Le reste de l'histoire, selon Grand, était très simple. Il en est ainsi pour tout le monde: on se marie, on aime encore un peu, on travaille. On travaille tant qu'on en oublie d'aimer."

Business as Usual.

À une prochaine mise à jour.