lundi 23 mars 2020

Log book # 7




Elle a encore un an à vivre selon l’estimation des médecins. Quelques mois de lucidité devant elle, pour écrire ses mémoires autobiographiques, pour amener au jour ses premiers souvenirs d’enfance, ses amours, ses brindilles d’existence, avant qu’elle ne soit secouée par des crises cumulatives et un shut down de son corps tout entier. Elle ressent, à l’évidence, ce besoin impérieux de se raconter, de prouver qu’elle n’est ni morte, ni folle, que son esprit n’est pas encore teinté, que sa concentration et sa capacité à écrire restent intacts. L’écriture est son unique rempart salutaire contre la tentation des divagations stériles, des rêveries métaphysiques insaisissables ; un aboutissement possible afin de contrer une folie toujours aux aguets, attisée par cette oisiveté contrainte que lui impose un confinement de plus en plus oppressif, avec le passage du temps.
Elle vit depuis une dizaine de jours déjà - elle commencera bientôt à en perdre le compte, à l’instar de cet ami, vivant en province, coupé de tout et de tous, qui ce matin, au téléphone, lui avoua ne plus savoir exactement quel  jour de la semaine on était – dans un monde nocturne et ténébreux, en proie à un vertige inquiétant et mystérieux, une sorte de monde double (à demi rêvé). L’enfermement lui pèse. Elle cherche désespérément à s’échapper de cet huis clos forcé, étouffant et pitoyable.
Elle remémore ce vert paradis perdu que fut son enfance. Le temps réel s’estompe ainsi et s’inscrit dans ces espaces où elle vécut entre deux mondes. Elle prend plaisir à abolir méthodiquement le présent.
Elle devra faire un travail d’élagage de tous ses vagabondages, de ses amourettes enfantines, de ses amours de jeunesse et de femme, de toutes les fêtes et déguisements, des banalités et des drames familiaux, de tous ses voyages… Un léger vertige lui vient. De tous ses « bricolages », celui-ci constitue l’un des plus étonnants – un exercice complexe d’assemblage de pièces disparates, qui s’emboîteront comme un puzzle.


Entretemps, la « forme » semble avoir développé une addiction toute spéciale à la musique. Aujourd’hui, elle a passé une grosse partie de la journée avec ses écouteurs sur le crâne, totalement coupée du monde. Elle m’a vaguement signifié de me démerder avec la bouffe et le reste. Je n’ai qu’une vague idée de ce qu’elle écoute. Probablement du classique ou du jazz, avec quelques entorses, car elle se dit suprêmement éclectique et elle en fait souvent tout un foin.
Cette nuit, ai-je appris, lors du petit-déjeuner pris en commun, dans son délire onirique, elle a semble-t-il été confrontée à un énorme rat, qui pris de peur tout autant qu’elle, à sa vue, s’est introduit dans un trou béant, dans le mur extérieur de son appartement, sous les escaliers qui mènent au jardin. Un orifice qui n’existe pas en réalité. Les rats c’est sa phobie à elle.
Il paraitrait, a-t ‘elle péroré savamment, que les phobies touchent presqu’un quart de la population. La voilà angoissée et stressée. J’entends vaguement qu’elle discoure sur les phobies complexes et les phobies simples ; dans son cas c’est une phobie simple ou spécifique déclenchée par un objet externe identifié, le plus souvent, il s’agit d’animaux (chiens, souris, araignées…), de l’avion ou de la hauteur, mais il existe, continue-t-elle des centaines de causes différentes. Parmi les phobies complexes, l’agoraphobie est très fréquente. Mais aussi la claustrophobie, et petite curiosité, savais-tu qu’il y a aussi des gens qui sont nosophobes ou cancérophobes. J’avoue que là, pour le coup, elle a fait fort. Elle va réussir à nous la refiler la phobie du cancer et dans pas longtemps.
Bientôt, je la verrai ouvrir son ordi et se lancer fébrilement dans des recherches en spirale sur le soi non conscient et les écoutilles du subconscient qui selon elle est notre puissant programmateur, si on lui introduit les bonnes données émotionnelles . Elle enfourche ce dada depuis quelques semaines.
Et ce rat, dit-elle encore, elle le connaît bien. Il s’était déjà auparavant introduit dans sa maison, un jour de printemps où elle avait laissé ouverte la porte de la cuisine, donnant sur le jardin. Et cette vision ne cesse de la hanter depuis.

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