dimanche 31 mai 2020

Log book # 72




« Tu peux essayer de dompter ton fil. Méfie-toi. Le fil de fer, comme la panthère et comme, dit-on, le peuple aime le sang. Apprivoise-le plutôt. »

Le funambule, Jean Genet, dans Le condamné à mort et autres poèmes

Mes amis sont capables de choses dont je suis totalement incapable. Il m’arrive de les admirer précisément à cause de ça ou bien de les détester.
Aujourd’hui, un ami m’a raconté au téléphone, en menus détails, les travaux de récupération de sa vieille bicoque, qu’il a acheté pour une bouchée de pain, dans la région la plus reculée du pays, qui se trouve être l’endroit où je suis née, il y a plus d’un demi-siècle.
Il m’a ensuite briefé sur ses projets de voyage et de vie pour les prochains temps. Mais c’est son dernier projet, qu’il réalisera quand il sera de retour de ses voyages, qui a surtout capté mon attention.
Il m’a, en effet, affirmé qu’il passerait les trois prochaines années de sa vie à lire.
Voilà un projet, je dois l’avouer, qui m’a paru impétueusement audacieux, au point que j’ai immédiatement relevé son défi.
Alors que je suis totalement accro aux romans, contes et essais philosophiques, lui-même lit, en ce moment, alors qu’il dort à l’hôtel, toutes les nuits, depuis quelques semaines déjà et pour quelque temps encore, un gros livre italien qui traite de l’ancienne culture étrusque.
Il paraitrait qu’il ait, de tout temps, songé à ces vieilles cultures antiques, avec une sorte de nostalgie, envers la douce lenteur de l’histoire de ce temps et la profondeur de leur pensée.
J’avoue que la dilettante que je suis fait toujours grand cas d’un connaisseur. J’ai donc prêté une oreille attentive à son long monologue dérivant très vite sur l’ancienne culture égyptienne, qui occupa plusieurs millénaires et l’antiquité grecque qui a duré près de mille ans.
J’ai également eu droit au récit de son émerveillement devant un spectacle auquel il assistait dès son réveil, produit par des oiseaux qui plongeaient dans l’eau du lavoir, devant son hôtel, pour attraper les insectes flottant à la surface, imitant les martins pêcheurs.
C’est ainsi que ce contemplatif dans l’âme, doublé d’un ermite chevronné, un peu sociopathe sur les bords, combat l’ennui et le vide, dans ce petit village de province où il est parti s’installer l’an passé et où il s’est résigné à une vie sans grand intérêt.
La vie humaine imite incontestablement l’Histoire. Elle semble d’abord empreinte de lenteur, puis, peu à peu, et de plus en plus, elle s’accélère me dit-il en riant, entre deux récits anecdotiques.
Convaincue, par mon ami, du besoin de lire aussi sans relâche, et ayant fini mon bouquin précédent, j’ai pris au hasard, dans ma bibliothèque, un livre que j’ai acheté à Paris, le 16-9-87, à l’intérieur duquel j’ai retrouvé un feuillet épars qui vraisemblablement a été arraché, pour une raison qui m’échappe, à un de mes carnets de l’époque, dont j’ai perdu toute trace.
Je ne parviens pas à m’expliquer pourquoi cette page est devenue volante et a atterri dans ce livre de poche. Ce qui est frappant, dans cet extrait, est que le ton confessionnel et autobiographique est déjà présent et s’exprime, comme actuellement, dans ma langue maternelle.
J’ai un vague souvenir, en me creusant un peu la tête, qu’il s’agit des annotations d’une retraite d’un week-end que nous avons passé, dans une maison de campagne, appartenant à une personne du groupe de Yoga duquel je faisais partie, lorsque j’étais étudiante à l’Université de C.

«  Sexta-feira 4-12-87
Tentúgal – le vent souffle plus suavement aujourd’hui. Dans la voiture à Heinz avec Lena, Carlos et Manuel. On s’est un peu perdus avant d’arriver et il pleut. On commence à tout préparer. L’ambiance est très tranquille. On se parle amicalement et simplement. On prépare le dîner et je me sens bien. J’arrive à m’abstraire. D’autres arrivent à l’heure du dîner. On a de la soupe, du pain et des pommes au four dont je me suis occupée. On fait une méditation après le dîner, puis on se couche à 23h.
Luis a dit : « rir é o melhor remédio » à propos du fakir sur les clous. Sorri sempre.
J’ai mal dormi, car il faisait froid et j’ai eu les pieds gelés toute la nuit, malgré la couverture de Marina. J’ai enlevé mes chaussettes et j’ai dû les rechausser au milieu de la nuit. J’ai fait plein de rêves.
Dans l’un deux, je rentrais dans les enceintes du Vatican (très étrange) et c’était une prison. C’est la seule chose dont je me rappelle. Ce matin…

Samedi 5-12-87
Ce matin : réveil douloureux. Mais grand plaisir à me retrouver parmi tant de gens sympas. Heinz est un peu distant. Il ne parle pas beaucoup. Il doit être timide. Nous sommes allés courir dans les champs et capter l’énergie des arbres… »

Je viens d’être rattrapée par mon histoire passée. J’avais 21 ans en 87. Il y a fort à parier que je devais être amoureuse de ce Heinz, dont je n’ai qu’un souvenir diffus. Il était allemand et était venu faire un cursus de Portugais pour étrangers qui durait un an et s’était inscrit à nos classes de Yoga. Je me rappelle aussi qu’il avait fini par sortir avec l’une des filles du groupe.
Ce bavardage intimiste complaisant aguichait manifestement déjà la jeune fille dégingandée et maladivement timide que j’étais.
Ce texte retrouvé n’a produit aucun déclic spécial dans ma mémoire. Je suis devenue une vieille femme à présent. J’ai complètement perdu ma faculté d’enthousiasme éternel. Je ne fais plus de vrais projets pour l’avenir. Ma simple survie occupe toutes mes pensées.
Quel est au juste le bilan de mon personnage qui petit à petit s’en va ? Qu’a au juste vécu ce personnage ? Quelles joies ont été les siennes ?
Bien peu de chose, ces joies !
Cette femme a déjà vécu si longtemps sur cette terre et elle a finalement si peu vécu. Et que veut-elle dire quand elle dit qu’elle a peu vécu ? Pense-t ’elle aux voyages, au travail, à sa vie sentimentale ?
C’est certainement à tout cela qu’elle pense, mais surtout à sa vie sentimentale, parce que si sa vie est aussi pauvre dans les autres domaines, elle ne peut, toutefois, pas s’estimer coupable de cette pauvreté-là, ce n’est pas totalement de sa faute si son métier est sans intérêt et sans perspectives, ce n’est pas de sa faute, si elle ne peut pas voyager, n’ayant pas les moyens pour le faire ; en revanche, les conquêtes amoureuses étaient pour elle une sphère de relative liberté et là, elle ne peut vraiment invoquer aucune excuse. Ou peut-être que si – la malchance ! si elle se décide fataliste…
En effet, pas de chance, là non plus ! Ça n’avait jamais très bien marché avec les hommes : jusqu’à ses vingt-cinq ans, elle n’avait connu rien qui vaille et elle était surtout maladivement timide. Elle était bien tombée amoureuse à tout bout de champ, mais normalement, les garçons qui lui plaisaient ou bien ne s’intéressaient pas à elle ou ils lui échappaient très rapidement pour d’autres conquêtes.
Elle avait bien fini par se marier, mais avait divorcé assez rapidement. Elle n’était aucunement, et tout compte fait, taillée pour la vie de couple.
Après cela, le temps avait passé très vite et soudain, elle se tenait là, devant le miroir au-dessus du lavabo de la salle de bains et, comme envoûtée, regardait son visage ridé et blême, presque fantomatique, ses traits tirés par le rictus de la maladie, son cou fané et d’un seul coup, elle comprit la vérité : on ne rattrape pas ce qu’on a laissé échapper.
Elle souffre maintenant de mauvaise humeur chronique et il lui arrive même des idées de suicide.
Evidemment (elle n’est plus aussi hystérique qu’avant), elle a pleine conscience de ce que ces idées ont de comique et qu’elle ne les réalisera jamais.
Elle parvient même à rire à la pensée de sa lettre d’adieu : « Je n’accepterai jamais d’être amputée d’un sein ! Adieu ! »
En fait, ces idées lui viennent, comme il vient à un coureur de marathon le désir irrésistible d’abandonner lorsqu’il constate, au milieu de la course, qu’il est sur le point de perdre, à cause de ses propres erreurs. Elle considère aussi parfois que la course est bel et bien définitivement perdue, et qu’il n’est plus possible, dans sa disposition d’esprit, de rien rattraper et elle n’a alors plus trop envie de continuer à courir.
La vie est vraiment une course hideuse et une danse exquise. Il est très difficile de faire tantôt sa course de marathonien, tantôt son numéro d’équilibriste.
Il faut être un peu funambule pour devenir fil de fériste et se maintenir adroitement sur le fil tendu, surtout si on ne s’est pas muni d’un balancier.

Jean Genet, dans son magnifique poème, Le funambule, parle de  :

« Cet amour – mais presque désespéré, mais chargé de tendresse – que tu dois montrer à ton fil, il aura autant de force qu’en montre le fil de fer pour te porter. Je connais les objets, leur malignité, leur cruauté, leur gratitude aussi. Le fil était mort – ou si tu veux muet, aveugle – te voici : il va vivre et parler.
Tu l’aimeras, et d’un amour presque charnel. Chaque matin, avant de commencer ton entraînement, quand il est tendu et qu’il vibre, va lui donner un baiser. Demande-lui de te supporter, et qu’il t’accorde l’élégance et la nervosité du jarret. À la fin de la séance, salue-le, remercie-le. Alors qu’il est encore enroulé, la nuit, dans sa boîte, va le voir, caresse-le. Et pose, gentiment, ta joue contre la sienne. []
Ton fil de fer charge-le de la plus belle expression non de toi mais de lui. Tes bonds, tes sauts, tes danses – en argot d’acrobate tes : flic-flac, courbette, sauts périlleux, roues, etc., tu les réussiras non pour que tu brilles, mais afin qu’un fil d’acier qui était mort et sans voix enfin chante. Comme il t’en saura gré tu es parfait dans tes attitudes non pour ta gloire mais la sienne.
Que le public émerveillé applaudisse :
-         Quel fil étonnant ! Comme il soutient son danseur et comme il l’aime !
À son tour le fil fera de toi le plus merveilleux danseur. »

Ah ! la beauté de cette danse exquise !

J’ai soudain une envie irrépressible d’alcool pour oublier le Temps qui court trop vite et trop lentement et cette vie que je mène - cadavre marchant sur un fil- ,  tel un acrobate sans fard et sans grâce, maladroit, qui a périlleusement laissé tomber son balancier et dont la moindre erreur peut désormais entraîner une effroyable chute, une monstrueuse infirmité ou une mort impudique et définitive, qui ne méritera rien d’autre qu’une plate oraison funèbre.




Roman Loranc - Alder in Spring

samedi 30 mai 2020

Log book # 71




« Il m’arrive de souhaiter la mort parfois, pas des autres, pas tout le temps, pas avec n’importe qui… de souhaiter ma propre mort, comme une délivrance de tout ce qui me choque, de ce qui me blesse dans la vie, dans la société. La mort, telle que je la vois, c’est le sommeil. »

Guy Bedos

L’autre soir, mon cousin préféré m’a dit, en blaguant, que je devrais boire de l’alcool pour me détendre.
Je lui ai immédiatement rétorqué que je ne serais absolument pas contre mais qu’il y aurait, dans ce cas, de fortes chances que je devienne alcoolique en très peu de temps, si seulement je commençais un jour à boire et pourrait ainsi mourir d’une cirrhose au lieu d’un cancre… l’un dans l’autre, je ne sais pas lequel aurait prévalence… ils se valent bien ! Nous nous sommes esclaffés bruyamment.
« Verse-moi encore un verre de Porto… »
Mon roman pourrait bien commencer par une pareille phrase. Il me faudrait aussi un bon prétexte pour ouvrir la bouteille.
Quand j’étais jeune et irréfléchie, j’ai pris quelques cuites mémorables, au point d’en avoir mal aux cheveux. J’en garde encore un souvenir physique.
Je sortais souvent pour aller en boîte et j’avais une bonne descente, ce qui me valait les éloges de mes complices de ces ténèbres d’un soir.
Lors de ces soirées inoubliables, j’éprouvais de l’amour pour le monde entier. C’est bien à cause de cela que j’ai perdu de façon imprévue ma virginité, avec un garçon une paire d’années plus jeune que moi, tout aussi vierge et inexpérimenté qui avait du sang noir et un bel ornement qui exerçait sur moi l’effet d’un irrésistible aimant.
Notre relation d’un soir a perduré, contre toute attente, encore cinq ou six mois. Ce beau mortel fût mon premier brise cœur. Il avait un penchant naturel pour l’amour universel lui aussi et une âme de Casanova. Sa carrière d’amoureux inconditionnel des femmes commença avec moi.
Un aussi charmant garçon, plein de joie de vivre. Ah ! comme je pensai l’aimer. Nous étions si ingénus et ignorants de la vie que nous ne comprenions pas même ce que nous étions en train de vivre. Plus tard seulement, en examinant le passé, je me suis rendu compte que j’avais vécu dans un brouillard émotionnel la plupart du temps et je compris finalement le sens de mes faits et gestes et de mes émois.
En matière de relations amoureuses, je n’ai jamais eu le cœur léger. L’insouciance avec laquelle les autres usent de subterfuges dans leur rapport à autrui m’a toujours causé beaucoup de soucis. Je ne parviens pas à accepter la mauvaise foi, parce que tout simplement je ne la comprends pas.
D’aucuns prônent pourtant que le sens de l’existence, c’est justement de s’amuser avec la vie, mais dans mon cas, la vie est trop indomptable pour que je m’en amuse et je n’ai jamais réussi à lui donner un coup de pouce dans ce sens, bien au contraire, toute tentative de ma part produit le même effet que de mettre de l’huile sur le feu.
Il m’a fallu beaucoup de temps pour atteindre une certaine forme de maturité, gagner une once soit-il d’intelligence émotionnelle, pour reprendre le jargon des sciences cognitives.
Je me suis aperçue sur le tard que les êtres humains ne sont pas forcément des êtres humains ou plutôt que je ne savais pas exactement ce que sont les êtres humains.
Finalement, j’ai été gagnée par le scepticisme et je ne tombe plus aussi facilement dans le « racket » émotionnel.
Je ne traîne plus de rancœurs. Je supprime au plus vite colère et frustration, dès qu’elles surgissent, mon corps et mon esprit y sont devenus comme allergiques.  Je recherche le calme et l’apaisement en toute situation.
La seule conclusion vraiment valable qui s’offre à moi désormais est qu’il y a des moments, dans la vie, où il faut à tout prix battre en retraite, abandonner les positions les moins importantes pour sauvegarder les positions vitales.
J’ai probablement enfin compris le sens des choses et de l’existence. Je ne souhaite plus jouer, confusément et lâchement, le triste rôle du petit soldat qui m’a été attribué par je ne sais quel petit dieu mesquin et vengeur ou par je ne sais quelle force étrangère.
Je veux diriger moi-même la course, avec audace et légèreté, la course de ce qui me reste d’existence.
Une consolation plutôt comiquement tardive, mais une consolation quand même.



vendredi 29 mai 2020

Log book # 70



« Le talent, c’est le tireur qui atteint un but que les autres ne peuvent toucher. Le génie, c’est celui qui atteint un but que les autres ne peuvent même pas voir. »
Le Monde comme volonté et comme représentation, Schopenhauer

De tout temps, la folie a guetté les grands hommes. Plus on est lucide et plus le risque de sombrer dans la folie est important.
Parmi les plus grands malades de la psyché, nombreux sont des génies en puissance. Il suffit, pour s’en rendre compte, de dresser une liste de tous les génies qui ont frôlé ou qui ont absolument sombré dans la folie durant leur vie.
James Joyce, par exemple, confessa, à propos de son livre Ulysse qu’une « feuille transparente le séparait de la folie ». Nietzche, Newton, Van Gogh, Beethoven, Mozart, Turner, Maupassant, Camille Claudel, Nerval, Lautréamont, Artaud, Bosch, Rousseau, Sade, Goya, Gogol, Poe, Kafka…
Aristote l’a écrit, dans Les Politiques : « Il n’est pas de génie sans folie. »
Nietzche, dans Le Gai Savoir affirme « qu’il se pourrait que la constitution foncière de l’existence implique qu’on ne puisse en avoir une pleine connaissance sans périr ». Il poursuit en disant que « la vérité est un poison » et que l’homme ne peut en supporter qu’une certaine dose, qu’au-delà c’est la mort ou la folie.
C’est donc la lucidité qui rend fou, la vérité qui nous tue ou nous rend fou aussi. L’homme intelligent, c’est-à-dire conscient de son monde, c’est-à-dire ayant effectué une analyse phénoménologique, se voit forcément confronté à l’absurde du monde.
Contrairement à l’homme absent au monde, ainsi qu’à lui-même, ne voyant rien, ne peut se soucier de rien, l’homme raisonnable est confronté à la déraison du monde, monde dans lequel la raison devient dès lors déraison.
« La vie n’est qu’une histoire dite par un idiot, pleine de fracas et de furie et qui ne signifie rien. » explique Macbeth.
Camus, lui, décrira dans Le Mythe de Sisyphe, l’absurde comme « cette confrontation entre l’appel humain et le silence déraisonnable du monde ».
Pour accéder à la connaissance et pouvoir regarder avec courage l’absurdité et le mal présents dans le monde, il nous faut sortir des sentiers battus, fermer les livres, s’ouvrir les oreilles au(x) monde(s), en finir avec les préjugés.
Hamlet dira, à la fin de l’Acte I, « il y a plus de choses sur la terre et dans le ciel, Horatio, qu’il n’en est rêvé dans votre philosophie. »
C’est illusion et aveuglement que de nier la réalité. Il faut apprendre à regarder le monde tel qu’il se présente et non tel qu’on voudrait qu’il soit. On doit pouvoir regarder le mal lui-même, dans ses manifestations les plus ordinaires.



Ram Kumar - Untitled, 1989

jeudi 28 mai 2020

Log book # 69




"Au demeurant, ce que nous appelons ordinairement amis et amitiés, ce ne sont qu’accointances et familiarités nouées par quelque occasion ou quelque commodité, par le moyen desquelles nos âmes s’entretiennent. En l’amitié dont je parle, les âmes se mêlent et se confondent l’une en l’autre, d’un mélange si universel, qu’elles effacent et ne retrouvent plus ce qui les a jointes. Si l'on me presse de dire pourquoi je l’aimais, je sens que cela ne peut s’exprimer, qu’en répondant : « Parce que c’était lui, parce que c’était moi. »

Il y a, au-delà de tout mon discours, et de ce que j’en puis dire particulièrement, je ne sais quelle force inexplicable et fatale, médiatrice de cette union. Nous nous cherchions avant de nous être vus, et par des rapports que nous entendions l’un de l’autre, qui faisaient en notre affection plus d’effet que ne le font raisonnablement des rapports, je crois par quelque ordonnance du ciel, nous nous embrassions par nos noms. Et à notre première rencontre, qui fut par hasard dans une grande fête et compagnie de ville, nous nous trouvâmes si pris, si connus, si obligés entre nous, que rien dès lors ne nous fut si proche que l’un à l’autre. Il écrivit une satire latine excellente, qui est publiée, par laquelle il excuse et explique la précipitation de notre accord, si promptement parvenu à sa perfection. Ayant si peu à durer, et ayant si tard commencé, car nous étions tous les deux des hommes faits, et lui plus âgé de quelques années, elle n’avait point de temps à perdre, et à se régler au modèle des amitiés molles et régulières, auxquelles il faut la précaution de tant de longues et préalables conversations. Celle-ci n’a point d’autre idée que d’elle-même, et ne peut se rapporter qu’à elle. Ce n’est pas une considération spéciale, ni deux, ni trois, ni quatre, ni mille, c’est je ne sais quelle quintessence de tout ce mélange, qui, ayant saisi toute ma volonté, l’amena à se plonger et à se perdre dans la sienne, qui, ayant saisi toute sa volonté, l’amena à se plonger et à se perdre dans la mienne, d’une faim, d’une concurrence pareille. Je dis perdre, à la vérité, ne nous réservant rien qui nous soit propre, ni qui soit ou sien ou mien.

Quand Lélius, en présence des consuls romains, lesquels, après la condamnation de Tiberius Gracchus, poursuivaient tous ceux qui avaient été de son côté, vint à s’enquérir auprès de Caius Blossius (qui était le principal de ses amis) combien il aurait voulu faire pour lui, et qu’il ait répondu : « Toutes choses ; » – « Comment, toutes choses ? poursuivit-il. Et quoi s’il t’avait commandé de mettre le feu à nos temples ? » – « Il ne me l’aurait jamais commandé », répliqua Blossius. – « Mais s’il l’avait fait ? » ajouta Lélius. – « J’aurais obéi, » répondit-il. S’il était si parfaitement ami de Gracchus, comme dit l’histoire, il lui était égal d’offenser les consuls par cette dernière et hardie confession, et il ne devait pas se départir de l’assurance qu’il avait de la volonté de Gracchus. 

Toutefois, ceux qui accusent cette réponse comme séditieuse, n’entendent pas bien ce mystère, et ne présupposent pas, comme c’est le cas, qu’il tenait la volonté de Gracchus en lui, et par puissance et par connaissance. Ils étaient plus amis que citoyens, plus amis qu’amis et qu’ennemis de leur pays, qu’amis d’ambition et de trouble. S’étant parfaitement commis l’un à l’autre, ils tenaient parfaitement les rênes de l’inclination l’un de l’autre, et si vous faîtes guider cet attelage par la vertu et la conduite de la raison (comme il est aussi tout à fait impossible de l’atteler sans cela), la réponse de Blossius est telle qu’elle devait être. Si leurs actions s’étaient désaccordées, ils n’étaient ni amis, selon ma mesure, l’un de l’autre, ni amis d’eux-mêmes. 


Au demeurant, cette réponse ne sonne pas autrement que ferait la mienne, à qui s’enquerrait auprès de moi de cette façon : « Si votre volonté vous commandait de tuer votre fille, la tueriez-vous ? » et que je réponde oui. Car cela ne porte aucun témoignage de consentement à le faire, par ce que je ne suis point en doute de ma volonté, et tout aussi peu de celle d’un tel ami. Il n’est pas en la puissance de tous les discours du monde de me déloger de la certitude que j’ai, des intentions et jugements du mien. Aucune de ses actions ne me saurait être présentée, quelque visage qu’elle ait, que je n’en trouve pas incontinent le ressort. Nos âmes ont avancé si étroitement ensemble, elles se sont considérées d’une si ardente affection, et de pareille affection se sont découvertes jusqu’au fin fond des entrailles l’une à l’autre, que, non seulement je connaissais la sienne comme la mienne, mais je me serais certainement plus volontiers fié à lui qu’à moi.

Qu’on ne mette pas au même rang ces autres amitiés communes, j’en ai autant de connaissance qu’un autre, et des plus parfaites dans leur genre, mais je ne conseille pas qu’on confonde leurs règles, on s’y tromperait. Il faut marcher dans ces autres amitiés la bride à la main, avec prudence et précaution, la liaison n’est pas nouée de manière qu’on n’ait aucunement à s’en défier. Aimez-le (disait Chilon) comme en ayant un jour à le haïr, haïssez-le, comme ayant à l’aimer. Ce précepte qui est si abominable en cette souveraine et maîtresse amitié, est salubre en l’usage des amitiés ordinaires et coutumières, à l’endroit desquelles il faut employer le mot qu’Aristote avait très familier : « O mes amis, il n’y a nul ami ».

En ce noble commerce, les offices et les bienfaits, nourriciers des autres amitiés, ne méritent même pas d’être pris en compte, cette confusion si pleine de nos volontés en est la cause. Car, tout ainsi que l’amitié que je me porte, ne reçoit pas d’augmentation pour le secours que je me donne au besoin, quoi qu’en disent les Stoïciens, et comme je ne me sais aucun gré du service que je me fais, aussi l’union de tels amis étant véritablement parfaite, elle leur fait perdre le sentiment de tels devoirs, et haïr et chasser d’entre eux ces mots de division et de différence : bienfait, obligation, reconnaissance, prière, remerciement, et leurs pareils. 

Tout étant par effet commun entre eux, volontés, pensées, jugements, biens, femmes, enfants, honneur et vie, et leur convenance n’étant qu’une âme en deux corps selon la très propre définition d’Aristote, ils ne peuvent rien se prêter ni se donner. Voilà pourquoi les faiseurs de lois, pour honorer le mariage d'une imaginaire ressemblance à cette divine liaison, défendent les donations entre le mari et la femme, voulant inférer par là que tout doit être à chacun d’eux, et qu’ils n’ont rien à diviser ni à séparer. Si, en l’amitié dont je parle, l’un pouvait donner à l’autre, ce serait celui qui recevrait le bienfait, qui obligerait son compagnon. Car cherchant l’un et l’autre, plus que toute autre chose, à se faire du bien l’un à l’autre, celui qui en prête la matière et l’occasion est celui-là qui fait le libéral, donnant ce contentement à son ami, d’effectuer à son endroit ce qu’il désire le plus."

- Michel de Montaigne, Les Essais, Livre I, 28, "De l'amitié". 


L’amitié s’explique par elle-même ou ne s’explique pas.
S’il est vrai qu’il y a des attaches irremplaçables entre les êtres humains, il n’en est pas moins vrai que le Temps érode absolument toute chose et qu’à la fin, plus rien ne subsiste au fond de nous.
On ne peut véritablement faire confiance à personne car l’égoïsme est présent dans le cœur de chaque être humain, aussi certainement que les fleuves continuent leur course paisible vers la mer.
Parfois, dans la vie, il faut faire le grand écart avec brio, sortir de sa zone de confort perpétuelle, s’adapter patiemment, se fondre dans le décor, sortir de sa crispation permanente. Devenir une sorte d’éponge consciente.
Depuis le début de ce confinement, j’ai l’impression de marcher perpétuellement sur des œufs.
Et maintenant que le déconfinement roule bon train, il continue à avoir un goût bizarre pour moi. Les autres en profitent à cœur joie, mais pas moi. 
Je n’ai pas encore licence à festoyer avec légèreté. Je dois rester recluse à domicile, jusqu’à la fin de mes traitements. Si le cancre ne me tue pas, il y a de fortes chances pour que l’ennui mortel y parvienne.
Plus que jamais dans ma vie, je navigue à vue. Je ne sais plus du tout où placer le curseur.
Ma vie professionnelle est finie. Ma vie sociale est inexistante. Ma vie sentimentale… ah ! la bonne blague !
Un tsunami m’a atteinte de plein fouet. J’aimerais avoir une nouvelle boussole qui m’indiquerait les décisions à prendre, sans perdre le nord !
Aristote appelle phronesis, cette sagesse qui consiste, en l’absence d’une règle claire à appliquer, à agir en fonction du contexte et à s’adapter, quitte à tordre le bâton dans l’autre sens lorsqu’on s’égare. C’est ce que l’on pourrait aussi appeler « prudence » ou « discernement ».
L’éthique aristotélicienne ne préconise pas d’adopter une attitude timorée, mais consiste bien à trouver « un juste milieu » qui évite les excès non pas en s’empêchant d’agir, mais en trouvant la solution adaptée à la situation précise dans laquelle on est. Or, sortir de son petit confort, de ses certitudes est quelque chose de pénible.
Chacun a sa petite histoire à raconter durant ce confinement. Une histoire qui en vaudra une autre.
Une amie me disait, il y a quelques jours :
« J’ai peur de mes mains. Elles sont devenues mes ennemies. C’est elles qui propagent le virus. Je les use à force de lavages ! »
Un autre amie qui vit dans un petit appartement, au centre-ville, a vue sur l’une des avenues les plus mouvementées de notre capitale, qui ressemble à n’importe quelle autre capitale européenne. Elle me raconte que pendant le confinement, les coudes posés sur le balcon, elle comptait les voitures qui passaient ou bien celles qui stationnaient, ou bien les passants épars qu’elle détaillait comme si elle devait en faire un inventaire complet.
Le temps était suspendu et elle ne savait pas trop quoi en faire. Vivant seule, elle était souvent prise de crises d’angoisse profonde.
Après avoir rangé son armoire à linge, organisé sa bibliothèque, cuisiné et mangé comme quatre (elle a pris cinq kilos en deux mois…), elle semble avoir vécu le temps de l’enfermement comme la plupart d’entre nous, comme une incarcérée, devenue maniaque de la propreté et de la désinfection et mourant d’ennui à longueur de journée.
Mais c’est quand elle a appris la mort de sa grand-mère, à l’enterrement de laquelle elle n’a pas pu se rendre qu’elle a craqué !
Ce jour-là, elle m’a téléphoné en pleurs et moi, qui me sens comme une lépreuse, isolée depuis bientôt trois mois du reste du monde, je n’ai pas trop su quoi lui dire pour la consoler.
Je pense qu’elle n’a pas entendu mes gémissements.




Mercedes Werner

mercredi 27 mai 2020

Log book # 68




En novembre 1981, Georges Perec, dans l’émission radiophonique « mi-fugue, mi-raisin », propose une liste de « 50 choses à ne pas oublier de faire avant de mourir ».
L’écrivain est mort quelques mois plus tard, le 30 mars 1982, d’un cancer du poumon. Il n’aura pas eu le temps de réaliser les 50 choses qui ne seront que 37 en fin de compte.
« Pour commencer, il y a des choses très faciles à faire. Des choses que je pourrais faire, dès aujourd’hui. Par exemple, faire une promenade sur les bateaux mouche. J’ai jamais été, depuis que je suis parisien, depuis ma naissance, j’ai jamais été sur les bateaux mouche.
Ensuite, il y a des choses un petit peu plus importantes, qui impliquent des décisions de ma part, des choses dont je me dis que si je les faisais, elles me rendraient peut-être la vie plus facile.
Par exemple, me décider à jeter un certain nombre de choses que je garde sans savoir pourquoi je les garde. Ou bien, un peu dans le même genre, ranger une fois pour toutes ma bibliothèque. Trouver un système de classement efficace, fonctionnel que je n’ai plus besoin de remettre en question. Ou bien faire l’acquisition de divers appareils électroménagers … une machine à laver la vaisselle, une machine à laver le linge. Je me suis servi récemment, pour la première fois de ma vie d’une machine à laver le linge et c’est très commode. Ou bien, il y a des choses qui sont liées à des désirs plus profonds de changement. Par exemple, m’habiller d’une façon tout à fait différente. Me remettre à porter des cravates. Je crois que j’ai jamais pratiquement porté de cravates de ma vie. Me faire confectionner un costume trois pièces avec un gilet. Il faut voir un peu ce que ça ferait si je changeais complètement de vêture.
Une chose que j’aimerais beaucoup faire aussi, c’est aller vivre à l’hôtel, à Paris. C’est-à-dire me mettre en... c’est un mode de vie. Tout en vivant à Paris, vivre à l’hôtel. J’y ai souvent pensé.
Ou bien dans un domaine complètement différent, opposé, vivre à la campagne.
Ce que je n’ai jamais fait non plus de manière très régulière ou alors ça je pense que j’aurais quand même l’occasion de le faire, c’est aller vivre pendant assez longtemps, un an ou deux, dans une grande ville étrangère, par exemple, à Londres ou à Zurich ou à Rome. J’ai assez envie d’aller à Londres.
Ensuite, il y a des choses qui sont liées à des rêves de temps ou d’espace, c’est un gros bloc. Il y a un rêve qui est de passer par l’intersection de l’équateur et de la ligne de changement de date. Un des points les plus curieux… le méridien de Greenwich, de l’autre côté. Et qui est en plein Pacifique. C’est pas impossible au cours d’une croisière. Un peu dans le même genre de choses… aller au-delà du cercle polaire ou jusqu’au cercle polaire.
Il y a des choses un peu plus difficiles après. Vivre une expérience hors du temps, ce qu’on appelle vivre en libre cours c’est-à-dire dans une grotte ou dans un… sans point de repère du temps…
Un peu dans le même genre, faire un voyage en sous-marin. Faire un voyage sur un navire. J’ai déjà fait un voyage de six jours sur un cargo et j’aimerais par exemple revenir d’Australie en bateau, mais ça prend beaucoup de temps. Faire une ascension ou un voyage en ballon ou en dirigeable.  Aller aux îles Kerguelen. À cause du nom, à cause de l’éloignement, de ce côté perdu, piton rocheux. Ou alors ça pourrait être Tristan da Cunha, un nom qui me plait beaucoup.
Une chose que je ne sais pas si on peut le faire, mais qui fait référence à une carte postale que j’ai reçue un jour, qui est aller du Maroc à Tombouctou, à dos de chameau, en 52 jours.~
Dans le sud marocain, il y a quelque part une affiche où on voit Tombouctou 52 jours (…).
Ensuite, une des choses que je voudrais avoir le temps de bien découvrir, encore une fois, c’est souvent des voyages ou des musées. J’aimerais aller dans les Ardennes. J’aimerais beaucoup me promener, apprendre à chercher des champignons, regarder les forêts. C’est une région très belle et qui me plairait beaucoup.
J’aimerais aussi aller à Bayreuth pour le festival. C’est le genre de projet que depuis longtemps, je dis… l’année prochaine, je vais faire le voyage à Bayreuth et puis il faut s’inscrire au moins un an à l’avance ou peut-être même deux ans. Si c’est pas Bayreuth… Prague ou Vienne, ou au Prado.
Quelque chose aussi que j’aimerais bien faire, c’est boire du rhum trouvé au fond de la mer, comme le capitaine Haddock dans le Trésor de Rackham le rouge. Il y a un galion qui a coulé au XVIIe siècle, avec une cargaison de rhum et puis on va chercher le trésor mais avant de trouver le trésor, on commence par remonter les bouteilles et puis on boit le rhum de 1650.
Avoir le temps de lire, par exemple, Henry James. Il y a tellement de livres que j’ai pas lus, et dont je sais que j’y trouverais beaucoup de choses. Henry James, c’est un gros morceau car il a plein de livres.
Voyager sur les canaux, en chaland, en péniche. Faire un voyage en France.
Ensuite, il y a un bloc qui est un bloc d’apprentissage. C’est des choses que j’aimerais apprendre mais je sais que je vais même pas essayer parce que ça prendrait trop de temps ou que je n’y arriverai même pas ou j’y arriverai imparfaitement.
La première chose, c’est la plus simple. Il faudrait je pense que trois ou quatre jours pourraient suffire en m’y appliquant. Trouver la solution du cube hongrois. Vous savez, le cube à six couleurs qu’il faut… on m’en a offert un il y a un an. J’ai déjà perdu pas mal d’heures avec ça. Mais j’étais arrivé à des ébauches de solutions, sauf qu’arrivé au 2e étage… je me rendais compte qu’il fallait que j’oublie tout ce que j’avais déjà acquis. Alors là, il y a un problème d’agilité d’esprit, en plus comme je confonds la droite et la gauche. Ça ne simplifie pas du tout.
Apprendre à jouer de la batterie. Parce que j’ai l’impression que c’est un peu plus facile que le saxophone ou… faire du jazz. Enfin, ça je crois que c’est même pas la peine d’y penser non plus. Apprendre une langue étrangère. Le plus simple serait l’Italien. Et là aussi, j’ai l’impression que je pourrais arriver imparfaitement à le lire, à le baragouiner, mais l’idée ce serait pour lire Dante en italien et ça je crois que c’est pas possible.
Apprendre le métier d’imprimeur. Ça je l’ai presque fait un petit peu. J’ai participé à la fabrication d’un livre. J’ai fait plusieurs choses en autoédition, mais faire de l’imprimerie professionnellement je trouverais ça extraordinaire. Mais ça prend beaucoup de temps. Et puis aussi, faire de la peinture. Faudrait oser. C’était ce que je voulais faire au début, avant de vouloir être écrivain. J’envisageais d’être peintre et puis il y a des choix. Il est difficile de revenir. Je sais que Michaux l’a fait, mais il a commencé avant 45 ans. Rien de tout ça n’est impossible pour l’instant.
Ensuite, il y a des choses qui sont liées à mon travail d’écrivain, alors il y en a beaucoup. J’en ai choisi un certain nombre. Ça ce sont des choses qui sont plus que des choses que j’aimerais faire comme ça dans le vague, ça correspond à des projets. Des projets pas encore passés au stade de la réalisation. Il y en a qui ne dépendent que de moi. Par exemple, écrire pour de tout petits enfants. Des enfants qui ne savent pas lire. Qui ont entre six mois et quatre, cinq ou six ans. Des enfants à qui les parents lisent des histoires le soir mais qui seraient des histoires pour les enfants, pas pour les parents.
Ensuite, écrire un roman de science-fiction. J’ai adoré la science-fiction, il y a une vingtaine d’années puis j’ai arrêté d’en lire. J’en relis maintenant un tout petit peu, mais c’est quelque chose qui m’intéresse beaucoup comme genre littéraire.
Il y a d’autres choses qui ne dépendent pas de moi, qui dépendent de demandes qu’on pourrait me faire. Par exemple, j’aimerais écrire un scénario de film d’aventure dans lequel on verrait 5000 kirghizes cavaler dans la steppe. Un scénario pas limité. Un film un peu grandiose pas nécessairement James Bond mais un film d’aventures où on aurait les moyens de rêver à des choses superbes au cinéma.
Écrire un vrai roman feuilleton qui paraitrait tous les jours dans un journal et je fournirais ma copie. Avoir une espèce de canevas, travailler comme un dessinateur de BD. C’est pas du tout impossible.
Ecrire des chansons. C’est des choses qui risquent de rester très vagues. Il faudrait qu’il y ait une commande.
Planter un arbre, évidemment pour le regarder pousser et enfin, deux choses impossibles aujourd’hui car elles impliquent des gens qui sont morts. J’aurais aimé me saouler avec Malcolm Lawry et puis faire la connaissance de Vladimir Nabokov. Je suis arrivé à 37. J’ai décidé qu’il y en avait 37. »


Mark Rothko

mardi 26 mai 2020

Log book # 67




« Ce que fait Jules Verne, ce qui me fascine chez lui, c’est que c’est le seul écrivain, je pense, enfin après Rabelais, qui soit capable de donner pendant cinq pages des noms de poissons sans que ce soit ennuyeux… enfin, il y a des gens qui trouvent ça très ennuyeux, moi je trouve ça fascinant. Ce sont les mots qui créent cette histoire, qui suscitent l’histoire. »

Georges Perec

Embusqué, le 19 mai 1978, dans un car studio au Carrefour Mabillon, à St Germain des Prés, Georges Perec va décrire pendant plus de six heures, avec minimalisme, le spectacle de la rue. Il voit la rue, la décrit, la « dit » et retient la mouvance du réel dans une nomenclature infinie de choses vues.
Il fait se dérouler une liste épurée des aventures ordinaires de ce célèbre carrefour parisien. La description pourtant n’est pas toujours aussi neutre que le voulait le « voyeur ».

« Mabillon, le 19 mai 1978, il est dix heures moins vingt. Le temps est pluvieux. La circulation est plutôt fluide. La plupart des gens ont leur parapluie ouvert. »
« Au coin de la rue De Buci et du Boulevard Saint Germain, il y a une dame qui est tombée. Trois personnes sont venues la ramasser. Elle a glissé. C’est une femme assez jeune. Passent un camion de touristes, un autobus 87 avec une publicité pour Véronique Sanson, une camionnette du Printemps, un autobus 86 avec « Les cocotiers sont arrivés ». La dame qui est tombée s’est assise à la terrasse du café La Mabillon. L’un de ses sauveteurs est un homme en imperméable qui porte des cabas pour aller au marché Rue De Buci. Une dame traverse le Boulevard Saint Germain avec un panier à provisions qu’elle traîne sur une petite roulotte.
De l’autre côté de la Rue De Buci, il y a un poteau d’affichage avec une affiche pour l’exposition « Cézanne, les dernières années ».
Il est bientôt dix heures et quart. Plusieurs personnes traversent le Boulevard Saint Germain, dont un homme qui tient une baguette à la main.
Au centre du Carrefour, sur une mobylette, un laveur de carreaux qui n’a pas l’air gai. Un homme traverse en courant alors que le feu vient de devenir vert. Les voitures démarrent. »
« Presque tous les gens ont des parapluies. Un parapluie vert, un parapluie noir, un parapluie avec un décor géométrique blanc, rouge et noir, des parapluies à fleurs, des parapluies à motif, un parapluie violet, un parapluie noir. »
« Une dame qui promène un chien avec un grand cabas et un sac. Un homme chauve. Une femme avec un filet. Un connard avec une voiture rallye. »
« Une dame avec une petite fille. Un couple qui regarde à l’intérieur de la camionnette. Une fille avec un sac Vuitton. Un homme gros. Un taxi. Feu rouge Boulevard Saint Germain, une vingtaine de personnes traversent. »
« Une petite fille qui se met les doigts dans le nez. Deux femmes avec des vestes molletonnées. Un homme avec un long tablier de serveur. Trois filles avec des ponchos. Un homme qui regarde si on n’a pas éraflé la peinture de sa voiture. Un homme qui salue quelqu’un de très loin. Un japonais dans un car. Une jeune fille qui se protège de la pluie en tenant un journal au-dessus de sa tête. Un homme avec un violoncelle. Une femme qui promène deux chiens. Deux hommes poussant des diables. Soixante-quatorze porteurs d’imperméables. Une femme baillant dans sa voiture. Un couple qui s’embrasse. Deux filles avec des sacs à dos. Deux personnes qui mangent des sandwichs dans la rue. Une petite fille qui rit toute seule. Trois égoutiers. »



Last Glimpse of the Day   -   Brent Cotton

lundi 25 mai 2020

Log book # 66




À l’époque où j’étudiais les Langues et la Littérature, à l’Université de C., j’ai rencontré, lors d’une soirée en boîte, un garçon, étudiant lui aussi, pour qui rien qu’en le regardant j’ai ressenti immédiatement un profond mépris et une envie très forte de lui faire du mal.
Je n’éprouvais vraiment aucun intérêt pour lui, mais son empressement, niais et assidu, finît par aiguiser ma curiosité.
Maintenant que trente années se sont écoulées et que ma jeunesse s’est enfuie à tout jamais, je crois pouvoir affirmer que je haïssais ce garçon instinctivement et lorsque je repense à mon comportement envers lui à cette époque, j’éprouve quelques regrets.
En y réfléchissant, c’est probablement poussée par un instinct destructeur et d’avilissement que j’ai accepté de sortir avec lui. J’éprouvais un plaisir pervers à cette dégradation physique, mêlée de mépris pour moi-même et mon corps et d'un dédain irrépréssible envers ce pauvre bougre que je trompais dès le premier instant.
Quant à lui, il se comportait en toute occasion comme un chien battu et tournait vers moi, qui le brimait et le houspillait systématiquement, des yeux suppliants et malheureux qui redoublaient ma satisfaction à torturer ma proie. 
Très vite pourtant l’euphorie du bourreau cynique que j’étais tomba à pic et mon plaisir de chasseur tortionnaire cessa. Tout en lui devînt à mes yeux répugnant au plus haut point et je lui signifiai la rupture.
Il implora, téléphona, écrit des missives, me guetta à l’université, mais face au mur de pierre que j’étais devenue, le pauvre type abandonna la partie. 
C’était ma toute première victime et il m’arrive encore de penser à lui comme un insecte mort pris dans une toile d’araignée.
Quelques années plus tard, j’épousai un homme gentil et heureux. Le plus banal des hommes. Je voulais en épousant cette normalité, me prouver à moi-même que j’étais capable de supprimer ce mauvais instinct destructeur, tapi au plus profond de mon cœur, comme on efface un tableau noir avec un chiffon humide.
Je voulais devenir une banale femme au foyer, fonder une famille, enterrer dans la normalité ma vraie personnalité, capricieuse, perverse et égoïste et remplir le vide qui m’habitait.
Nous fûmes, pendant quelques années, des fiancés modèles, mais petit à petit la vie commune, banale et monotone provoqua chez moi une telle lassitude et un tel dégoût que je n’avais plus prise sur l’exaspération emmagasinée dans mon cœur et mes crises de rage fréquentes, n’étaient que les premiers symptômes d’une nouvelle vague de destruction qui s’annonçait très vite.
Je me mis aussitôt à regarder ailleurs et je compris alors que j’étais incapable d’aimer réellement autrui. J’étais sèche et stérile comme le désert. Il n’y avait pas d’amour en moi. J’étais éteinte. Mon cœur était froid et dans mon âme régnaient les ténèbres, une obscurité aussi profonde que le fond d’un puits. J’étais fatiguée de feindre.
La vie est remplie de choses incompréhensibles. Tant d’événements imprévisibles ou inexplicables traversent notre existence.
L’impression qui me reste lorsque je regarde en arrière et que je me penche sur ma vie passée, c’est qu’elle ne s’est jamais déroulée selon ma volonté.
Une force invisible m’a toujours poussée vers l’obscurité et la destruction, parfois même l’autodestruction.
Et malgré mon âge avancé, je me pose encore aujourd’hui les mêmes sempiternelles questions :
Qu’est-ce que l’amour au juste ? Qu’est-ce que je veux vraiment? Partir au loin ? Trouver quelque chose de solide ? Connaître enfin la liberté ? Vivre la vraie vie ?
Dissiper la solitude ?  Ne plus éprouver ni haine, ni colère ?
Cette interruption forcée dans mon existence qui est à l’arrêt, pour un temps indéterminé, m’oblige à sonder les profondeurs de mon âme solitaire, tout au long de ces jours devenus subitement vides.
À un certain moment, je pense qu’il me faudra partir.


En regardant bien,
Les capselles derrière la haie
Sont écloses

Bashô



Bernard Cathelin, Still Life

dimanche 24 mai 2020

Log book # 65




« Man starts over again everyday, in spite of all he knows, against all he knows. »
Emil Cioran

On parle souvent de la « bonne fatigue ». Celle qui nous permet de mollement nous abandonner à la volupté d’un sommeil réparateur lorsque le corps réclame ses droits.
Depuis des semaines voire des mois que mon corps, rendu inutile par la maladie n’a plus souvenir de cette mollesse qui soulage aussi l’esprit et lui permet de vivre plus facilement, sans inquiétude ni insatisfaction.
Mon impatience, déjà légendaire, est croissante. Une obscurité profonde s’empare des tréfonds de ce corps disloqué et de ce cerveau torturé, infiniment lâche, qui gémit à mesure qu’il se désintègre.
Le soleil apparaît chaque jour et pourtant j’ai froid et je frissonne. Dans ma chambre, il fait un froid sibérien.
La plupart des jours, je ne parviens plus à sortir de mon lit. Je suis pâle et maigre comme la Princesse Olympie. Mon sang a probablement été sucé par un vampire durant la nuit. Mon estomac ne retient plus rien, mes intestins non plus. Mes bras et mes jambes sont contractés par la douleur. Je peine à respirer. La maladie et la souffrance ont drainé toute mon énergie vitale.
Les relations humaines sont devenues une contrainte et m’exaspèrent au plus haut degré.
J’ai toujours éprouvé de fortes difficultés à communiquer avec autrui, que ce soit au travail ou ailleurs, maintenant ça s’est aggravé. Les choses ont empiré et je fais le vide autour de moi.
Un vide qui est plus que de la solitude. C’est comme si je vivais seule sur la Lune.
Les jours, vides de toute stimulation extérieure, puisque je reste indéfiniment confinée, se succèdent interminablement. J'empile du vide sur du vide.
Je ne parviens plus ni à travailler, ni à lire… l’unique effort de l’écriture m’éreinte lui aussi et épuise mes faibles forces, à tel point que bientôt je devrai également y renoncer.
Je compte les heures, les jours, les semaines, les mois qu’il me reste encore à vivre. Et je regarde en arrière. Une ombre gigantesque s’étend désormais sur mon existence. La mort pénètre insidieusement dans mon corps.
Mon existence, en rétrospective, n’est rien d’autre qu’un enchaînement d’événements, porteurs de destruction.
J’ai tantôt détruit, et tantôt été détruite. La plaie béante qui s’ouvre comme une fleur, sur mon bas ventre, le prouve et je dois la cautériser à froid dès qu’elle s’ouvre de nouveau. Les douleurs sont atroces et la cicatrisation peine à se faire.
Je suis désormais en attente, dans l’antichambre de l’Enfer, où une horloge déréglée sonne à n’importe quel moment du jour et de la nuit.
Ici, je ne peux ni boire, ni manger, ni dormir. Je suis inquiète. J’ai peur, maintenant que je suis sur le point de décoller, de quitter la terre. Je suis prise d’une peur ancestrale, viscérale, irraisonnée, celle que les grecs appelaient la panique.
J’arpente le plancher nerveusement pendant quelques minutes, puis je m’affale, sur ma couche, à bout de forces.
Le réveil indique deux heures du matin. J’étais en plein rêve. Il me faut sortir de ce labyrinthe étroit. Je dois m’enfuir. Je marcherai vingt fois autour du monde s’il le faut.  Il me faut vraiment commencer à vivre « autrement ».
Le monde extérieur existe-t ’il encore ? La première chose à faire est d’aller voir si les choses et les gens sont encore là.



samedi 23 mai 2020


Sabine Weiss

Log book # 64




Alors que le déconfinement s’effectue dans beaucoup de pays européens et du monde entier, avec des mesures imposées pour limiter la transmission du coronavirus, comme le port du masque obligatoire dans les espaces publics et les transports en commun, la distanciation sociale dans les lieux de travail et les écoles et restaurants, on assiste un peu partout à des mouvements de contestation contre ces mesures jugées trop restrictives et visant supposément dénoncer les limitations des libertés publiques.
Ces rassemblements sont à vrai dire assez hétéroclites. En Allemagne, notamment, ils réunissent des extrémistes, des opposants aux vaccins, des antisémites et des complotistes. Ils dénoncent pêle mêle le port du masque dans les magasins ou les restrictions de mouvement qui subsistent après le déconfinement autour d’un slogan : « wir sind das volk » (« nous sommes le peuple »), le cri de ralliement des Allemands de l’Est contre la dictature communiste, à l’automne 1989.
Ces manifestations « constituent un réservoir dans lequel antisémites, conspirationnistes et négationnistes peuvent se retrouver », met en garde Félix Klein, commissaire du gouvernement pour la lutte contre l’antisémitisme, surtout quand ce mouvement est soutenu notamment par le parti AfD (Alternative pour l’Allemagne).
« Une stratégie classique de l’extrême droite » dit Katharine Nocur, coauteure avec Pia Lamberty d’un ouvrage sur les complotistes intitulé : « Fake facts : How Conspiracy Theories Influence our Minds ».
Ces foules rassemblent des personnes influencées par les théories du complot : ceux qui ne croient pas en la science, ceux persuadés que la 5G est utilisée pour contrôler leur cerveau et qui intègrent désormais le coronavirus dans leurs complots en disant soit que la covid-19 n’existe pas soit, à l’inverse, que c’est une arme biologique ou que c’est une invention de Bill Gates ou de George Soros.
« Les manifestants ne partagent pas une seule et même croyance. Ils ont en commun leur volonté d’aller à rebours de la société. » Ils sont unis contre le gouvernement et les mesures prises pour contrôler la pandémie. On a donc des groupes qui vont de l’extrême droite à des tendances plus spiritualistes ou ésotériques.
Le problème est que certains des groupes qui appellent à ces manifestations n’excluent pas l’extrême droite ; ils n’en sentent pas la nécessité. Ils disent : « Nous ne sommes pas de droite, nous ne sommes pas de gauche, nous sommes juste libres. »
Mais ça, c’est bel et bien une stratégie classique de l’extrême droite qui, en fait, utilise ces manifestations comme un cheval de Troie pour imposer son agenda à la société tout entière. »
C’est une prise en otage d’une colère qui peut être légitime. Les citoyens ont une légitimité à manifester pour leurs droits, à protester contre la manière dont cette pandémie est gérée ou pour promouvoir une meilleure façon de le faire.
« Cette pandémie constitue en tout cas un terreau fertile pour les complotistes. Les études de psychologie montrent bien que les gens sombrent plus facilement dans les théories du complot lorsqu’ils sont anxieux, lorsqu’ils se sentent impuissants ou quand ils ont le sentiment de ne pas avoir prise sur leur vie ou sur leur situation.
Or la pandémie questionne tout le monde, même les scientifiques avouent leur ignorance. Il est difficile d’avoir des certitudes. Nous ne pouvons pas nous projeter de façon certaine dans l’avenir. C’est ainsi que peuvent se propager plus facilement ces théories du complot qui fournissent une réponse, une grille de lecture structurée, là où il n’y a que désordre et confusion. »


Green Dream, 1969. Adolph Gottlieb

vendredi 22 mai 2020

Log book # 63




J’en parlais encore hier au téléphone, avec une amie. Après avoir procédé au « decluttering » de mon armoire à linge, où s’entassaient pêle-mêle des vêtements d’hiver et d’été, je suis parvenue à la conclusion que je n’achèterai plus une seule pièce vestimentaire pendant au moins les dix prochaines années.
Heureusement que le monde ne compte pas sur moi pour la fameuse relance de l’économie via le bon pouvoir sacrosaint de la consommation. Il y a bien sûr celles ( et ceux ?) pour qui le premier acte de retour à la vie sociale a été de faire la queue devant un magasin Zara, ce qui a fait le tour des posts sur Facebook.
Il y a chez moi quelque chose d’irrémédiablement cassé : l’envie de consommer a totalement disparue. Je développe une véritable « obsession de l’épargne ». Je décide délibérément d’échapper au carcan de la société consumériste outrancière. Dorénavant, seuls mes besoins vitaux essentiels seront pris en compte. Je vais tout user « jusqu’à la corde ».
Je me croyais assez sobre voire même frugale, mais je m’aperçois que j’ai encore des marges de manœuvre.
Je vais être moins dépensière en tout, en argent, mais aussi en énergie. Peut-être devrais-je faire une exception pour les masques, car apparemment c’est un accessoire dont on ne pourra se passer de sitôt.
Incontestablement, le masque est arrivé dans nos vies, dans notre monde pour y rester encore quelque temps. Que nous est-il réservé pour l’avenir avec ce port obligatoire du masque dans l’espace public ?
Un monde plus froid ? Un monde de science-fiction, sans grandes interactions sociales ni émotions ?
Depuis plusieurs semaines, il ne se passe pas un jour sans article ou une annonce sur le port du masque, où s’en procurer, comment le mettre et surtout comment ça va impacter sur notre existence au quotidien.
D’un point de vue plus philosophique, la question essentielle est : comment appréhender l’autre quand son visage est à moitié caché ? Comment interagir quand on ne peut plus totalement compter sur nos expressions faciales ?
Nos rapports sociaux vont-ils se compliquer grandement au point de devenir impossibles ?
Ce sont là des inquiétudes légitimes, mais probablement infondées car avant la pandémie, l’espace public n’était déjà pas très convivial. La masse informe d’humains croisés dans le métro, dans la rue ou les magasins n’était pas plus avenante ou souriante que maintenant.
Les gens étaient déjà, pour la vaste majorité, impassibles, indifférents, perdus dans leurs pensées, tout occupés à eux-mêmes !
Ainsi est l’humain. Rien ne changera avec le port du masque à mon avis et peu m’en importe je l’avoue.

jeudi 21 mai 2020

Log book # 62






par Hervé Gardette

Encore à propos de la transition vers un « monde d’après » plus écologique, plus vert.
Les économies sont plongées dans une récession sans précédent, « la CE anticipe une baisse de son PIB de près de 8% en 2020. Beaucoup de secteurs ont souffert de lourdes pertes, mais les conditions de leur relance font parfois l’objet de débats, eu égard à leur rôle dans la crise écologique. C’est le cas en particulier du transport aérien.
Il est néanmoins un domaine d’activité où on pourrait même parler d’impensé : celui de la culture.
Depuis deux mois, celle-ci est quasiment à l’arrêt (…). La culture est une nourriture essentielle, qu’on soit confiné ou déconfiné. Mais une réflexion plus large sur l’empreinte écologique de ce que produisent les industries culturelles s’impose.
Deux initiatives ont le mérite de bousculer l’ordre établi dans ce domaine. Un ouvrage publié cette année, aux éditions Wild Project : Le livre est-il écologique ?
Les auteurs regroupés au sein de la toute jeune association pour l’écologie du livre, proposent une réflexion sur l’empreinte carbone de la chaîne du livre, de l’écrivain au lecteur en passant par l’éditeur, l’imprimeur, le transporteur et le libraire.
Le constat d’ensemble n’est pas reluisant. Il décrit un monde de l’édition de plus en plus concentré et financiarisé, engagé dans une course folle à la production : en trente ans, « le nombre de nouveaux titres publiés chaque année a triplé, or chaque année un livre sur quatre reste invendu et 15% sont pilonnés : gaspillage ! »
L’industrie du livre s’est orientée de manière massive « vers une économie de flux » car c’est sur les volumes de fabrication et de transport qu’une part de plus en plus importante des marges est réalisée. Qui dit transport, dit pollution, d’autant que les distances parcourues s’allongent. Qui dit surproduction dit surexploitation des forêts, sachant qu’une « part importante de la pâte à papier est encore importée de pays de l’hémisphère sud et notamment de la forêt amazonienne. »

L’autre initiative vient du monde du cinéma, non pas du côté des tournages, mais de celui des exploitants de salles, eux aussi touchés de plein fouet par les conséquences de l’épidémie. Le bien nommé réseau Utopia est en train de développer, à Pont-Sainte-Marie, dans la banlieue de Troyes, un tout nouveau prototype de salle, loin du gigantisme des multiplex et de l’hégémonie des blockbusters, où l’on voit des super héros sauver le monde en explosant le bilan carbone de la planète.
Taille modeste, structure en bois, panneaux photovoltaïques sur le toit, chaufferie biomasse. Toilettes sèches. L’Utopia de Pont-Sainte-Marie qui espère ouvrir ses portes en décembre 2021, revendique le titre de  « premier cinéma à énergie positive ».
Dans une tribune, publiée dans Libération, Emmanuel Tibloux, directeur de l’Ecole Nationale Supérieure des Arts Décoratifs, rappelle que, si on remonte à son étymologie latine, « la culture est au sens propre et premier, agricultura, culture de la terre. »
Or, « nous sommes loin d’avoir tiré toutes les leçons de cette histoire vieille de 2000 ans qui rappelle que la notion de culture a été inventée dans une relation étroite à la nature. »


Jean Denant

mercredi 20 mai 2020

Log book # 61




« Si l’on n’y veille, toutes les histoires d’amour finissent à la poubelle. »

Écrit la nuit, Le livre interdit, Ettore Sottsass

Après deux mois de confinement et une crise sanitaire inédite, quid des relations amoureuses ? Comment se vit l’amour au temps du coronavirus ?
Notre quotidien et notre intimité ont sans aucun doute souffert du confinement. Ceux qui vivent en couple ont fait l’expérience d’une proximité constante ou dans certains cas d’une relation à distance. Les célibataires se seront probablement contentés de flirts virtuels.
La privation du monde social a pu être une épreuve compliquée pour certains, une parenthèse éventuellement appréciée par d’autres.
Comment la pandémie a-t ’elle changé nos relations amoureuses ? Comment peut-on s’aimer dans l’isolement et l’attente ? À quoi ressembleront les rencontres post-confinement ?
Eva Illouz, sociologue et auteure de « La fin de l’amour, enquête sur un désarroi contemporain », paru aux Éditions Seuil, nous dit à ce propos : 
« Cette crise a un caractère paradoxal puisqu’il s’agit d’une crise qui a été gérée de l’intérieur de la sphère du privé et de l’intime. L’intime a joué un rôle qu’il n’avait peut-être jamais joué dans nos temps modernes. »
En temps normal, l’intime suppose « l’équilibre entre l’absence et la présence. Et là, l’intimité n’a pas été soutenue par le monde extérieur. »
La philosophe Hannah Arendt était elle très inspirée par Aristote, pour qui la sphère publique et la sphère privée respectent un ordre hiérarchique. Pour eux, la sphère privée est nécessaire mais elle est inférieure à la sphère publique qui est celle qui permet de décider des actions de la société. Et cette crise a été comme une vaste expérience faite sur des milliards de gens.
Et elle a donné raison à Arendt. « Le foyer n’a de sens que s’il est sous-tendu d’un monde public. Un foyer sans contact avec le monde extérieur devient inintéressant ou opprimant. »

« Pour les familles conventionnelles, la crise a mis en relief des choses plus floues. Le confinement a eu pour effet de faire en sorte que les hommes et les femmes, d’ordinaire séparés durant le travail, se sont retrouvés enfermés ensemble et ça a exacerbé certaines tensions dans leurs foyers. Les violences conjugales ont été plus nombreuses.
Et on a vu des files d’attente très longues, en Chine, devant les tribunaux, car de nombreux couples voulaient divorcer après le confinement. Ces divorces sont l’illustration qu’une intimité prolongée n’est pas une bonne manière de vivre le couple. » (Eva Illouz)





Konstantin Bayer

mardi 19 mai 2020

Log book # 60




Le billet politique par Frédéric Says sur France Culture

« Face à une crise aussi singulière, inédite, exceptionnelle, jamais connue de mémoire d’humain, les responsables politiques se contentent trop souvent de recycler leurs idées traditionnelles.
Est-ce l’effet de la sidération ? Pour l’instant, on distingue peu d’innovations au firmament des idées. Il y a comme une impression de faille spatio-temporelle. Les réponses politiques sont d’un conformisme absolu, sans surprise. Sans suspense. Des rengaines classiques, comme si rien de spécial n’était en train de se passer.
Pour certains, cette crise sanitaire ratifie la critique du « productivisme néo-libéral », pour d’autres, au contraire, elle donne raison à la politique de baisse des déficits, une rigueur qui permet d’atténuer le choc et de financer la relance de l’économie.
La pandémie, nous dit Daniel Cohn-Bendit, rend plus urgente l’intégration européenne. Et pour d’autres, elle valide à l’inverse l’idée d’une fermeture des frontières.
Bref, si l’on tend l’oreille, tous entonnent une mélodie assez peu novatrice. Celle du : « J’avais raison et les événements le confirment. »
Une situation résumée par Raphaël Glucksman, du mouvement Place Publique, dans le Figaro.
« La plupart [des politiques]voient dans la crise la confirmation de ce qu’ils ont toujours cru. Leur monde d’après, c’est leur programme d’avant. »
Ce phénomène, c’est ce qu’on appelle le « biais de confirmation » : cette faculté à utiliser ce qui arrive pour renforcer sa propre vision du monde.
De sorte que ce choc mondial, inédit semble être traité comme une péripétie de l’actualité, qui permet de faire du commentaire et de recycler des idées anciennes.
« Le jour où un astéroïde frappera la terre, il est fort à parier que l’on entendra encore parler des 35 heures, de l’Ultra-libéralisme et de l’intégration européenne. Cela dit, il faut se montrer indulgent. Nous ne sommes en réalité qu’au début de cette crise. Et l’on peut comprendre la sidération, l’hébétude qui pousse à ressasser, plutôt qu’à innover. C’est davantage un réflexe qu’une réflexion.
Du point de vue de l’émulation intellectuelle, c’est ce qui peut arriver de pire. Une sorte de résignation devant des discussions déjà entendues, alors que les logiciels de pensée ne peuvent qu’être remis en cause. »
Des tribunes d’intellectuels et d’artistes ont candidement lancé des pétitions pour imaginer le « monde d’après » et se sont fait collectivement descendre et moquer car ce sont des nantis, de la classe des privilégiés et on leur en veut beaucoup en ce temps de déchéance économique et financière pour une grande partie de la population.
J’ai à ce propos lu quelque part que cette crise montre bien le fossé existant entre les classes moyennes et les riches et les pauvres. Les premiers souffrent de l’ennui, les seconds de la faim !
Le président Macron avait suggéré aux français de profiter du temps de confinement pour se retrouver et pour lire. Cela non plus, n’a pas été possible pour tous. Il y a ceux qui peuvent se permettre d’attendre en relisant leurs classiques au fond de leurs bibliothèques, en attendant que ça se passe. Pour les autres, rien ne se passe.
Vision élitiste et coupée du monde ?
La fracture est notoire.