jeudi 30 avril 2020

mercredi 29 avril 2020


Jules De Bruycker, Dessinateur protéiforme

Log book # 43




La « forme » qui autant se le dire, n’est plus au mieux de sa forme, au bout de 46 jours de confinement, pour tuer le temps, a décidé, hier, d’écouter un podcast sur l’Anarchie Individualiste qui émergea à la fin du XIXe siècle, mais qui ne devînt un courant visible que dans les premières années du XXe siècle.
« Le principe de l’anarchie individualiste, c’est que la révolution doit commencer déjà par soi-même, c’est-à-dire que l’on ne doit pas attendre d’un grand soir hypothétique que tout change, si les individus n’ont pas déjà changé eux-mêmes. »
« Ils ont comme credo que tout est politique, que le plus minuscule de nos gestes a une portée politique et qu’on doit en tout se comporter en anarchiste. » dit Anne Steiner, Maître de Conférences en Sociologie, à l’Université Paris-Ouest-Nanterre-La Défense, spécialiste du mouvement individualiste anarchiste.
Les anarchistes individualistes refusaient l’exploitation, la domination et l’autoritarisme.
« Partir pour montrer qu’une autre vie est possible, trouver un ailleurs dans un hameau, un bois, une clairière loin de l’écrasement urbain et des carcans de la société, pour vivre hors du salariat, en camarades. »
L’histoire secrète de ces colonies libertaires serait sans doute restée muette si quelques historiens de l’anarchie individualiste et du mouvement ouvrier n’avaient buté dessus.
Harmon qui est un théoricien dit qu’il s’agit « de sculpter son moi. L’idée c’est de se développer comme homme, comme être humain, dans toutes ses dimensions c’est-à-dire corporelle, intellectuelle, spirituelle, sexuelle, sensuelle, artistique et ça c’est incompatible avec dix heures d’usine. »
Ce sont des courants qui regroupent essentiellement des ouvriers, des jeunes, très jeunes qui ont fréquenté l’école publique laïque, qui ont bénéficié des lois Ferry.
Ils ont plus d’instruction que leurs parents même si elle s’est arrêtée brutalement, mais ça leur a donné le goût de l’étude et le refus d’être assignés à une condition ouvrière avilissante.
Ça ne veut pas dire qu’ils veulent monter dans l’échelle sociale. Ils ne veulent être ni bourgeois, ni ouvriers, mais inventer l’homme nouveau qui aura surmonté la division entre travail intellectuel et travail manuel.
« Chez eux, il y a une volonté d’épanouissement, de suivre les progrès techniques de leur temps, les progrès scientifiques. Passionnément, ils vont aussi s’inscrire dans les universités populaires, il y en a plusieurs centaines en France. On veut se développer, on ne veut pas être des auxiliaires de la machine, des brutes humaines travaillant 10 à 11h par jour, 6 jours par semaine. On ne veut pas laisser en friche toutes ses capacités. On veut vivre pleinement, d’où le milieu libre pour pouvoir s’organiser hors du salariat. »

Arnaud Baubérot, historien du naturisme, dit à ce propos : « Pour quelques-uns, sortir de la ville, c’est aussi aller dans la nature et commence alors à émerger l’idée que la nature est peut-être un moyen de se régénérer, de se transformer, de changer sa manière de vivre et d’avoir une vie plus conforme à la nature c’est-à-dire qui semble plus rationnelle, moins marquée par la société, par les modes de vie dominants et par les valeurs dominantes de la société. Et on voit apparaître dans les toutes premières expériences des colonies anarchistes, des débats entre des anarchistes partis à la campagne qui vivent en communauté, travaillent dans des ateliers, mais pour eux leur changement de vie s’arrête là et puis d’autres qui commencent à émettre l’idée que la nature, c’est aussi transformer sa vie. Ne plus boire d’alcool, ni fumer de tabac, manger végétarien et avec cette idée que ce serait une façon de vivre conforme à la nature. »
« Pour abattre la société, il faut mener un mode de vie simple, refuser la consommation, refuser de s’entourer d’objets superflus et mener une vie ascétique. »
Par certains aspects, cette idée est très contemporaine, nos modes de vie, nos modes d’alimentation ne sont pas sans conséquence dans l’ordre politique et le monde tel qu’il fonctionne de manière globale.
Dans le discours des anarchistes individualistes, il est très clair que le tabac et l’alcool sont des substances qui abrutissent la pensée, qui abrutissent l’individu et donc qui le rendent plus docile et soumis aux autorités, aux patrons, à l’État.

mardi 28 avril 2020


Source: everythingwecomeacross

Log book # 42




Christa est née à Berlin-Est, avenue Untendenlinden, proche du parc Tiergarten, l’année où ses parents se marièrent, en 1981 et y a passé toute son enfance et son adolescence.
C’est aussi là que son fiancé est venu la chercher pour la conduire à son nouveau foyer, lorsqu’ils décidèrent de se mettre en ménage et choisirent un logement dans un quartier moins huppé de la ville, le quartier de Friedrichshain, très fréquenté, à l’époque, par les jeunes berlinois qui s’y retrouvaient, dans les cafés, autour de la Simon-Dach-Strasse et faisaient couler la bière à flot, tout en payant un prix raisonnable.
Christa est aujourd’hui serveuse, dans un bistrot d’une petite ville de l’Ouest.
Un travail qu’elle a tout toujours pris très à cœur, mais elle a commencé à perdre l’éclat de cette discrète et délicate sollicitude qui charmait autrefois ses clients.
L’envie d’offrir aux gens son oreille attentive, lui a passé depuis longtemps et sa routine quotidienne lui pèse énormément .
Un jour, Christa n’allât pas à son travail. Ça ne lui était encore jamais arrivé. La patronne du bistrot monta chez elle, pour voir ce qui se passait.
Elle sonna, mais personne ne vint ouvrir. Elle y retourna le lendemain et sonna, de nouveau, sans résultat. Elle se résolut alors à appeler la police qui enfonça la porte.
Le logement était vide. Tout était soigneusement rangé, mais aucune trace de Christa, ni rien de suspect.
Christa n’apparût pas non plus les jours suivants. La police s’occupa de l’affaire sans rien découvrir de nouveau. La disparition de Christa finit par être classée parmi les affaires jamais réglées.
Ce dont ni la police, ni la patronne du bistrot ne pouvaient se douter, c’est que Christa, un beau matin, alors qu’elle était seule, dans le café, le regard plus triste encore que la veille, se sentant totalement happée par un vide profond, lourd de souvenirs et de remords, d’amertume et d’oubli décida d’y échapper sur le champ et de partir n’importe où.
Elle ressentait depuis quelque temps déjà cette terrible envie de partir, de tout laisser derrière elle, de s’alléger en posant à terre ce fardeau.
Elle voulait aller là où les choses sont légères comme une brise. Où les choses ont perdu leur poids. Où il n’y a ni remords, ni oubli. Quelque part où les choses ne pèsent rien.
Christa, comme dans un rêve, comme dans un conte, abandonna, ce matin-là, le comptoir derrière lequel elle avait passé plusieurs années de sa vie, telle une somnambule.
C’était un autre voyage vers l’infini, un aventureux voyage d’épopée.
Christa avait douloureusement perdu avec Stefan, la possibilité d’infini de leur amour.
La mort de son mari, dans un accident de voiture ne leur avait pas laissé cet infini à leur portée. Ils n’avaient pas pu aller jusqu’au bout. Cet infini lui avait beaucoup trop tôt échappé des mains.
Il n’est rien de plus intolérable que de voir mourir l’être aimé et les possibilités infinies de l’amour.
Ce livre est un roman sur Christa et, à l’instant où elle sortira de scène, ce sera un roman pour Christa. Elle est le personnage principal et le principal auditeur de tous les autres, jusqu’au matin de sa mystérieuse disparition. Elle est le réceptacle de toutes les histoires qui lui ont été contées à l’oreille, plus ou moins en confidence, et qui se rejoignent dans sa vie et dans sa propre histoire comme dans un miroir grossissant.
Christa ne se souciait pas le moins du monde où aller maintenant !
Elle emprunta le chemin de la gare et prît le premier train au départ, sur le quai.
Soudain, fatiguée, elle s’affala de tout son poids sur la banquette, côté fenêtre et reposa sa tête, sentant toutes les secousses du trajet. Tout lui était désormais indifférent. Elle était partie pour un long voyage sans savoir où elle allait.
Quand son mari était mort, elle n’avait pas pu voir son corps, tellement il était défiguré. Elle avait ressenti un choc profond. En un instant, il était un être humain et en une seconde la mort l’avait transformé en un affreux cadavre que l’on enfouirait sous terre ou que l’on jetterait dans le feu. Elle avait justement voulu que son mari fût incinéré, épouvantée à l’idée de ce que pourrait subir ce corps bien-aimé.
Et quelques mois plus tard, quand elle avait pensé au suicide, elle avait décidé de se noyer, loin, en pleine mer, pour que son corps disparaisse et se liquéfie.
Et voilà qu’elle prenait le train et descendait maintenant dans une ville inconnue, en bord de mer. Elle se demandait, à présent, si elle ne cheminait pas vers la douceur de la mort.
Elle s’en est un peu égarée ces dernières années, mais à présent, elle ne souhaite plus tenter de se débattre. Elle ne désire plus faire d’effort pour rien. Elle ne veut plus sentir le poids et le remords de l’oubli. Elle ne souhaite plus qu’une seule chose : annuler la fatigue qui lui pèse comme un fardeau trop lourd à porter.
Elle prend l’allée qui descend doucement en direction à la mer.
Elle quitte la rive après avoir ôté ses vêtements.
Elle nage.
Elle nage et, pour la première fois, depuis longtemps, elle se sent bien.
Elle sent son corps, elle sent son ancienne force.
L’eau est froide, mais elle se délecte de cette fraîcheur et ses mouvements de nageuse lui donnent du plaisir.
Elle nage depuis longtemps et le soleil descend lentement dans l’eau.
Elle est très loin de la rive.
Puis l’obscurité s’épaissit et il fait complètement noir.
Elle nage en pleine mer, en suivant toujours la même direction, mais ses membres commencent à se sentir faibles et l’eau devient insupportablement glacée.
Elle ferme les yeux et continue à nager.
Elle ne compte plus revenir en arrière maintenant.
Elle ne pense plus qu’à sa mort et elle veut mourir quelque part au milieu des eaux, loin de tout contact, seule.
Ses yeux se ferment et comme elle s’assoupit, par instants, à bout de forces, l’eau lui rentre dans les poumons.
Elle tousse. Elle suffoque. Elle sent très distinctement son épuisement et la rigidité de ses membres.
Une crampe terriblement douloureuse la foudroie au mollet droit.
Elle avale de nouveau de l’eau.
Elle ne parvient plus à tenir à la surface.
Ses jambes ne lui obéissent plus et pèsent de plus en plus lourd. Elles l’entraînent vers le fond comme un poids.
Sa tête s’enfonce sous l’eau.
Elle finit par disparaître sous la surface.


lundi 27 avril 2020


Bettina Gouchet

Log book # 41




Ce qu’il trouvait toujours de plus intéressant chez les femmes durant le coït, c’était leur visage. Mais il devait reconnaître que le visage de Christine était le visage le plus éteint de tous les visages, entre les femmes avec qui il avait joui.
S’ennuyait-elle pendant l’acte sexuel ? Était-elle fatiguée ? Faisait-elle l’amour à contrecœur ? Ou bien cachait-elle, sous la surface impassible de son visage, des sensations qu’il ne pouvait soupçonner ?
Il avait déjà évidemment pensé à le lui demander, mais il leur arrivait quelque chose de singulier, dès qu’ils s’approchaient l’un de l’autre et que leurs corps s’entremêlaient, ils perdaient complètement l’usage de la parole. Il n’avait jamais très bien su comment s’expliquer ce mutisme, ce silence dans lequel ils plongeaient.
Au début, il lui avait chuchoté des mots obscènes à l’oreille, pour faire poindre une quelconque réaction en elle, mais son visage restait tout aussi impassible ou bien elle ébauchait un tranquille sourire d’indulgente sympathie. 
À plusieurs reprises, il lui avait également susurré : Ça te plaît ? Elle ne répondît rien ou bien hochait tout bonnement la tête, coupant net toute résonnance vicieuse à laquelle il s’attendait.
Il avait donc fini par ne plus dire de mots obscènes et ne lui demandait plus du tout si ça lui plaisait.
D’ailleurs, Christine était bien plus entreprenante que lui lors de leurs ébats amoureux. Il s’était très vite résigné à devenir silencieux et ne faisait que lui livrer son corps.
Quand il y songeait, il se rendait compte qu’il était lui-même coupable du mutisme de leurs nuits. Il s’était forgé d’elle, l’amante, une image caricaturale qu’il dressait maintenant devant lui et qu’il était incapable d’enjamber pour accéder à la véritable Christine, à ses émotions, à ses sens et à ses ténèbres obscènes.
Il l’aimait comme une amie intelligente, fidèle, irremplaçable et non plus seulement comme une maîtresse. Il lui était devenu impossible de séparer la maîtresse de l’amie.
Pourquoi veut-elle encore coucher avec moi ? se demandait-il souvent, mais il ne parvenait pas à trouver une réponse claire et logique.
Il ne savait qu’une chose, que leurs coïts taciturnes étaient inéluctables et ce depuis que cette histoire insensée lui était tombée dessus par surprise.
Si l’on écrivait une biographie de lui, on pourrait résumer cette période de son existence en disant ceci : sa liaison avec Christine avait marqué une nouvelle étape dans sa vie plutôt creuse et décousue. Il n’avait pas su, lors de leur rencontre quoi faire de cette attraction mutuelle. Il était excité, son cœur tambourinait, mais il était déjà piégé, figé et embourbé dans une relation matrimoniale conventionnelle. Que faire de Christine et comment en découdre avec cet encerclement magique ?
Cette femme avait une telle audace intellectuelle et une personnalité tellement fervente qu’il s’était laissé impressionner, dès leur premier contact.
Elle contenait en elle une assez forte dose de provocation qu’elle usait comme une arme de combat, sans pourtant dépenser trop d’énergie superflue, en se servant pour cela d’une sorte de niveau à bulle intellectuel.
Avec lui, elle était à tout moment précise et prudente, comme un diplomate, tout le contraire de ce qu’elle était dans sa vie avec les autres, où elle avait un fâcheux penchant pour la confrontation et l’extrémisme.
Comme tout homme, au début de sa vie érotique, il avait connu l’excitation sans réelle jouissance et maintenant, qu’il avait pris de l’âge, il réfléchissait à la jouissance sans excitation.
Tout homme a deux biographies érotiques : la première se compose d’une vaste liste de liaisons et de rencontres amoureuses plus ou moins fugaces et d’une cohorte de femmes qu’il aurait voulu avoir mais qui lui ont plus ou moins échappé, pour une raison ou pour une autre.
Il avait toujours su comment faire jaillir l’étincelle entre lui et n’importe quelle femme. Sa première biographie était ainsi plus fouillée et complète que la seconde, dans laquelle il incluait Christine sans hésitations.
Christine est, sans l’ombre d’un doute, la femme qu’il a le plus aimée au monde, mais aussi celle qui lui a échappé, dès le premier jour, et qui lui échappe encore aujourd’hui, car elle ne tient à la vie que par un mince fil.
Malgré l’immense joie qui émane d’elle, il suffit de très peu pour la retrouver de l’autre côté de la frontière, au-delà de laquelle plus rien n’a de sens : l’amour, les convictions… Elle est une nihiliste au plus profond de son être.
Il avait, au long de ces années avec elle, perdu toute sa spontanéité et ressentait maintenant une fatigue insupportable. Il n’y avait plus moyen de continuer à ses côtés. Il se trouvait clairement en passe de franchir le pas et de traverser de l’autre côté de la frontière.
Ils ne se voyaient plus que très rarement et lorsqu’il se libérait , à grand peine, pour la retrouver, il n’avait pas de temps à perdre, car il devait retourner très vite s’acharner à son travail ou tout bonnement rentrer chez lui, où il était attendu.
C’était à chaque fois pareil, ils se déshabillaient à la hâte, après avoir bavardé un instant. Ils se dépêchaient tous les deux et, cette précipitation devenait assez ridicule, et les laissait, chaque fois, à quelques millimètres de la frontière au-delà de laquelle les choses n’ont plus de sens.
Les choses se répètent et perdent chaque fois une fraction de leur sens. La dose admissible de répétitions se réduit et puis vient la cassure irrémédiable, qui s’inscrit dans le temps, à une seconde précise de notre vie, à un endroit déterminé.
Le visage même de Christine n’était plus que le souvenir de son visage d’autrefois. Tout comme son corps, il semble avoir vieilli d’une centaine d’années.
Il suffit de si peu pour que les choses bougent imperceptiblement et, ce pour quoi on aurait donné sa vie une seconde avant, soudain apparaît comme un non-sens où il n’y a plus rien, seul le vide total.
Il était probablement las du visage et du corps vieilli de Christine. Ils ne s’étaient probablement jamais vraiment compris, même s’ils paraissaient être toujours d’accord sur tout.
Chacun interprétait finalement à sa façon les paroles de l’autre, même s’il semblait y avoir entre eux une merveilleuse harmonie, c’était une solidarité tacite qui ne pouvait être fondée que sur l’incompréhension.
Il le savait bien et il s’y complaisait presque, mais il lui fallait désormais franchir le pas qui le séparait de l’autre côté de la frontière.



Intemporel, par Bettina Gouchet

dimanche 26 avril 2020

Log book # 40




Qui est Christine ?
C’est une femme qui a la cinquantaine. Divorcée depuis des années. Mère de deux garçons jumeaux.
Elle a eu, autrefois, un mari avec qui elle s’entend encore bien. Ils n’ont pas eu d’enfants quand ils étaient en couple, mais il a eu lui aussi, avec son actuelle compagne, ironie du destin, deux petites filles jumelles, qui ont maintenant dix ans.
Puis, il y a le père de ses enfants, de qui elle est tombée éperdument amoureuse, à la suite de son divorce, avec qui elle s’est aussi mise en couple, mais cette relation a elle aussi très vite explosé.
Il faut dire que Christine a un caractère très difficile et un tempérament rageur et colérique. Elle n’est pas taillée pour des relations à la guimauve.  
La vie de couple, la vie à deux, et toutes les compromissions que cela présuppose, ce n’est pas sa tasse thé et c’est bien là, la raison pour laquelle, elle a choisi de n’avoir que des relations intermittentes. 
Elle est indéniablement douée pour les amours extra-conjugaux, sans attaches, sans liens d’aucune sorte. Peut-être bien est-ce parce qu’elle aime l’audace et les défis insurmontables. Ça exige d’elle des trésors d’ingéniosité, et de l’ingéniosité, elle en est abondamment pourvue.
Certainement, les rendez-vous d’amour en plein air lui manquent, mais elle trouve somme toute son compte dans cette relation secrète, qu’elle entretient, depuis quelques années déjà, loin de tous les regards indiscrets et importuns.
Et pourtant, il lui arrive encore parfois, au bout de tout ce temps, de souffrir d’une certaine gêne, qu’elle n’avait jamais connue auparavant, avec ses autres partenaires.  Il lui arrive d’avoir du mal à trouver les mots qu’il faut en sa présence et elle a une certaine réserve érotique, envers lui, comme si elle voulait éviter, le plus longtemps possible, le dégoût que ne manquerait pas de lui inspirer les instructions et les précautions triviales dont l’amour physique ne peut, malheureusement, se passer, et ce même si elle se sait irraisonnablement amoureuse de cet homme.
Le plus souvent, il lui parle d’une voix froide et passablement méprisante. Elle se sent fortement humiliée et a envie d’en pleurer ou bien, il la laisse sans nouvelles, des semaines durant, tout en sachant pertinemment que cela la met totalement en rogne et peut même la pousser jusqu’à une rage folle et une colère irréfléchie.
Elle se tourmente alors, des jours durant et souffre du spectacle de sa propre misère redécouverte.
Contre cette misère, elle ne réclame que de l’amour, le regard magique de l’amour. Ce désir d’absolu d’amour n’est en réalité, chez elle, qu’un désir d’identité absolue, mais dès que cette illusion de l’identité absolue est brisée, l’amour devient une source permanente de grand tourment. Elle le sait, elle en fait les frais à chaque moment. 
Mais plus on avance en âge, plus on acquiert une profonde expérience de notre commune imperfection humaine et on se met ainsi à l’abri des chocs émotionnels les plus violents, et le spectacle de notre misère d’amour, propre à l’âge de l’inexpérience et de la jeunesse, devient une chose plutôt banale et sans intérêt aucun.
À notre tourment amoureux succède alors un désir de vengeance dont le but est d’obtenir que le partenaire se sente pareillement misérable.
Christine était passée maître en la matière et était devenue une experte mondiale du chantage émotionnel, ayant appris avec les meilleurs et ayant bien retenu la leçon.
Elle le faisait souvent souffrir pour qu’ils se sentent égaux et persévèrent ainsi dans leur amour. Comme la vengeance ne peut jamais totalement révéler son véritable motif, conscient ou inconscient, elle devait chaque fois invoquer de fausses raisons.
Elle usait donc d’une pathétique hypocrisie et elle s’attendait toujours à ce qu’il se décidât à la quitter pour de bon, mais ils finissaient, à chaque fois, par se sparadraper et panser leurs plaies, tant bien que mal.
Christine l’adore et il le sait.
Depuis le premier jour, elle le divinise et se soumet à tous ses caprices, à tous ses désirs les plus fous et insensés, parfois sans objection aucune, alors qu’elle a une personnalité indépendante, forte et critique dans tous les autres domaines de son existence. 
Elle l’admire si profondément qu’elle s’oublie, et lui parfois s’irrite de son excessive soumission et devient, par moments, agressif et corrosif, presque sadique, transformant son émotion en déconvenue.
Souvent, il ne sait pas se conduire et cela la peine au plus profond de son âme. Elle y entrevoit une certaine forme de mysoginie qui lui déplaît plus que tout et elle n’hésite pas à le lui dire, avec maints reproches, mais elle finit toujours par perdre pied et n’est, à la fin, plus du tout sûre de ses jugements. Il finit par retourner la situation en son propre bénéfice, comme un fin stratège de la ruse, et remporte la partie en un tour de main.
Elle le comprend, néanmoins, comme personne d’autre, et le comprendre, c’est se confondre et s’identifier à lui. C’est ça le mystère et la poésie de cette union.
Elle se consume en lui, dans l’idée qu’elle a de lui, elle brûle en lui. Ce lien clandestin l’émeut encore de façon invraisemblable, passées toutes ces années.
Elle a encore envie de hurler de joie, lors de leurs étreintes silencieuses.  Elle déborde encore d’un immense enthousiasme, lors de leurs retrouvailles. Leur liaison est comme une longue pellicule cinématographique projetant un film captivant plein de trouble, d'attente, d'explosion, de douleur, d'émotion et de haine tourmentée. C'est quelque chose de bien singulier.
Ils parlent le langage du souffle et du toucher abolissant la pesanteur des mots. Ils perdent l'usage de la parole dès que leurs corps nus s'étreignent. Ils flambent tous deux de la même flamme, dans un silence obstiné. Elle n'a jamais vraiment réussi à s'expliquer ce mutisme. C'était peut-être parce qu'en dehors de leurs relations amoureuses, il ne leur restait rien d'autre qu'un néant, un vide gigantesque.
Il lui semble toujours aussi irréel, insaisissable et lointain. C’est là que réside son profond mystère qui lui suscite une attirance, sans cesse, renouvelée.

Que reste-t ’il de cette histoire ? Qu’en restera-t ’il dans quelques années ?
Très probablement, un long poème façonné par la main d’une graphomane, tout à fait incorrigible.


Andrew Dyer

samedi 25 avril 2020


A cold morning by Pierre Pellegrini

vendredi 24 avril 2020

Log book # 38




« The pleasure of the text is that moment when my body pursues its own ideas – for my body does not have the same ideas as I do. »

Roland Barthes, from The Pleasure of the Text


Il faut bien que je donne un nom à mon personnage. 
Cette héroïne est mienne et n’appartient qu’à moi (et je lui suis très attachée). 
Je vais lui donner le nom de Christa. Un nom exotique à souhait, et très symbolique par ailleurs.
J’imagine qu’elle est charmante, de taille moyenne, qu’elle a la quarantaine et qu’elle est de Berlin.
Je la vois en pensée descendre une rue d’une petite ville de province, dans le sud-ouest. Oui, vous l’aurez remarqué, je désigne sa ville natale qui est loin, mais je passe sous silence la ville où a lieu mon récit. C'est ainsi que je décide de prendre des libertés narratives. C'est ma prérogative!
Christa travaille comme serveuse dans un petit café, de cette petite ville, depuis déjà quelques années. La salle est toujours à moitié vide et elle sert invariablement un café, ou un cognac ou un pastis. Les clients l’aiment bien. Il y en a toujours qui souhaitent bavarder et elle sait écouter. Mais écoute-t ’elle vraiment ou fait-elle semblant ? Ce qui compte c’est qu’elle ne les interrompt jamais. Elle ne leur coupe jamais la parole pour faire part de sa propre réflexion. Elle ne tient absolument pas à parler d’elle-même.
L’autre soir, un des clients qui lui parle depuis près d’un an, lui confie qu’il veut écrire un livre.
« Un livre ? Et sur quoi ? »
« Sur le monde tel que je le vois. »
« Et vous saurez écrire un livre ? » demande Christa.
« Pourquoi pas ? Il faut juste que je me renseigne un peu, pour voir comment on s’y prend. Ça n’a pas l’air très sorcier. Des tas de livres sont écrits tous les jours, par des tas de gens. »
Christa avait souvent l’impression que plusieurs murs circulaires s’élevaient autour d’elle. Sa propre histoire était tragique et elle aurait pu en faire un livre, mais elle ne souhaitait en parler à personne.
Elle se voyait sur un radeau à la dérive et elle regardait en arrière. Elle ne voyait que son passé mais celui-ci était de plus en plus pâle. Sa mémoire aussi l’abandonnait et lui soulevait des doutes.
Depuis toujours, depuis toute petite, Christa avait pris le goût et l’habitude d’écrire des carnets. Dans sa jeunesse, elle en remplissait des pages et des pages mais très vite elle s’en lassa et bon nombre de pages étaient restées à moitié remplies, ses notes devenant très fragmentaires.
Elle possédait à peu près un carnet pour chaque année de sa vie, depuis le début de son adolescence. Elle y notait tous les événements importants, les souvenirs qui seraient autant de points de repère plus tard, avec le passage du temps et son grand lessivage et seraient la seule possibilité qu’elle aurait de reconstruire un passé qu’elle ne pouvait tolérer qu’il se perde irrémédiablement.
Lorsqu’elle relisait ses premiers carnets, elle parvenait à reconstituer tant bien que mal la plupart des moments importants de son existence, des moments de joie et de conquête, mais aussi pas mal de choses plutôt déplaisantes, insatisfaisantes, humiliantes, des disputes et des ennuis divers.
Son passé maintenant se contracte, se défait, se dissout, devant ses yeux. Elle-même rétrécit et perd ses contours à cause de cette vilaine maladie. L’édifice chancelant de ses souvenirs s’affaisse et Christa disparaît lentement, il ne va bientôt plus rien rester d’elle, juste un petit point invisible, un néant qui avance inexorablement vers la mort.
Et somme toute, elle n’aura vécu qu’une vie tout à fait banale, ordinaire. Rien de véritablement original. La plus grande aventure de notre vie est l’absence d’aventures, écrivait précisément James Joyce.
Christa commençait à souffrir d’une insomnie chronique depuis qu’avait éclaté cette horrible crise sanitaire provoquée par le Coronavirus, au début de l’année.
Le petit café où elle travaillait avait dû fermer ses portes. De toutes façons, il n’y avait plus du tout de clients et elle avait fini par devoir, comme tant d’autres, s’inscrire au chômage jusqu’à la réouverture de l’établissement.
Elle était confinée dans son studio de 25 m2 et tournait en rond, à longueur de journée, tel un fauve en cage. Elle avait totalement perdu le sommeil, lors des premiers jours du Grand Confinement. Elle essayait néanmoins de garder la tête sur les épaules et avait conservé sa force de vivre. Elle sortait très peu et ses sorties se limitaient à aller se réapprovisionner à la supérette du coin de la rue où elle croisait ses voisins qui avaient tous un air aussi blafard et fantasque qu’elle.
Elle s’était entretemps transformée en une véritable graphomane. Une envie irrésistible d’écrire était revenue en puissance et elle remplissait maintenant son carnet à bon train.
C’était, elle le savait, une activité on ne peut plus inutile, mais en ce moment d’isolement généralisé et de distanciation sociale, c’était devenu sa seule échappatoire. Ce vide autour d’elle était le moteur qui la poussait à écrire aussi abondamment qu’autrefois.
Elle s’entourait de ses propres mots, comme d’un mur de miroirs qui ne laissait filtrer aucune image, ni aucune voix du dehors.
Son salaire suffisait à peine à payer son loyer et sa nourriture. Si elle devait ne plus retrouver son boulot, après le déconfinement, qui était sans cesse reporté, sa situation serait on ne peut plus précaire. Elle était épouvantée à cette idée.
Autour d’elle, régnait désormais un silence incroyable. Elle rêvassait, au long de ses trop longues journées, de vacances au bord de la mer.
Le silence résonnait de plus en plus fort dans son studio mansardé. Elle était désormais résolue à vivre en silence et pour le silence. Elle commençait à s’intéresser à tout un tas d’idioties qui passaient à la télé pour se distraire.
Puis, vint enfin le déconfinement au bout de trois longs mois de réclusion. Christa reprit son travail de serveuse. Elle continua de servir et d’écouter parler les gens. Elle notait maintenant toutes leurs confidences dans ses carnets. Car de son existence, elle ne souhaitait souffler mot.  


Marek Juras

jeudi 23 avril 2020

Log book # 37



Rire ? Se soucie-t ’on assez de rire ? Rire vraiment, au-delà de la plaisanterie, de la moquerie, du ridicule. Rire. Simple jouissance.
Pourrait-on par ces temps difficiles jouer à rire ? Rires forcés. Rires ridicules. Rires si ridicules qu’ils nous entraînent à rire délicieusement sans motif. Le vrai rire. Le rire entier qui nous emporte dans son déferlement inconséquent, immense et délicieux. Rires éclatés. Rires déchaînés. Rires magnifiques. Fous rires. Rire à l’infini du rire de nos rires. Rire. Un manifeste mystique de la joie !
Ne pas s’aliéner à sa propre essence animale, manger, boire, uriner, déféquer. Tout devient jouissance par le rire. Toucher, entendre, être là, se plonger dans l’eau, regarder le ciel, les fleurs, pleurer et rire ! Danser aussi, dans une ronde. Aller jusqu’au bout de la jouissance. Rire, comble extrême de la jouissance. Se réjouir d’être. Rire sans souvenir et sans désir. Rire pour échapper à l’encerclement, au confinement.
J’ai ouvert, hier, au hasard, rien que pour le flairer un peu le bouquin Rhinocéros qui est une pièce  de théâtre, d’Eugène Ionesco, dont les personnages, possédés du désir d’être semblables l’un à l’autre, se changent tour à tour en rhinocéros. Je suis tombée sur ce passage, assez hilarant :
« Le logicien, au vieux monsieur : Prenez une feuille de papier, calculez. On enlève deux pattes aux deux chats, combien de pattes restera-t ’il à chaque chat ? »
« Le vieux monsieur, au logicien : il y a plusieurs solutions possibles. Un chat peut avoir quatre pattes, l’autre deux. Il peut y avoir un chat à cinq pattes et un autre chat à une patte. En enlevant les deux pattes, sur huit, des deux chats, nous pouvons avoir un chat à six pattes et un chat sans pattes du tout. »
Un rire forcé, ridicule, si ridicule que l’on ne peut faire autrement qu’en rire. Puis, vient le vrai rire. Un rire éclaté, bousculé, débridé, repris. Une explosion de rire, magnifique, somptueuse et folle. Rire de son rire jusqu’à l’infini du rire!
Oh rire ! Quelle jouissance !
Rire pour combler dans son crâne le cri du vide qui se révolte. 

Mourir dans le tournoiement de la ronde. 
Mourir de rire!
S’introduire frénétiquement dans l’interstice du néant.

Desintegration, by Emmanuel Correia

mercredi 22 avril 2020

Log book # 36




« Pourquoi nous créons-nous des pays légendaires, s’ils doivent être l’exil de notre cœur ? » 

 Le fou d’Elsa, Aragon


Hier, je suis arrivée au bout de ma première quarantaine et j’entame, aujourd’hui, la seconde, avec un pincement au cœur. 
Je me demande, en effet, combien d’autres quarantaines j’aurais encore, devant moi, jusqu’à l’hypothétique découverte d’un vaccin, qui viendra mettra un terme à cette épidémie ultra mondialisée, qui touche désormais plus de la moitié de l’humanité.
Depuis le début de ce Grand Confinement, je reçois un bon nombre de messages et d’appels de collègues en télétravail, d’amies enseignantes, confinés avec mari/épouse et enfants pour la plupart et tous font référence à cette nouvelle intimité forcée, qui est autant une occasion de rapprochement que de tensions et de chamailleries quotidiennes.
Ils m’envoient aussi des photos d’eux-mêmes/d’elles-mêmes, chevelu(e)s et barbus, en tenue débraillé(e) ou en pyjama, ou très coquettement vêtu(e)s et entouré(e) s de leur souriante famille, et de leurs chiens et chats, batifolant sur le gazon, on se croirait presque dans Cinquante Millions d’Amis!
Je reçois aussi des photos de leurs balcons fleuris, ou pour les plus chanceux, de leur jardin et/ ou de leur potager.
Il y a bien sûr l’amie qui travaille ou se prélasse, dans son grand jardin, où l’on aperçoit une luxuriante pelouse, au bout duquel on entrevoit aussi une belle piscine; celui qui vient d’être père et pose avec son nouveau-né, dans les bras; celui qui, habituellement rasé de près, arbore maintenant une impressionnante barbe de patriarche et une tignasse à la Robinson Crusoé; celles qui ont fabriqué des masques en tissu et les arborent fièrement.  Moi, curieusement, je me suis mise en grève, côté couture et travaux manuels, allons comprendre pourquoi…
Malgré l’éloignement physique, fruit de cette fameuse distanciation sociale obligatoire, on arrive ainsi quelque peu à maintenir ou renforcer nos liens.
Je m’aperçois que mes collègues de travail, même les plus introverti(e)s, ressentent à présent, eux/elles aussi,  le besoin de discuter un peu, de prendre des nouvelles ou simplement de parler un peu des petits riens de leur quotidien et souvent avec un humour qu’on leur méconnaissait.
Ces « small talks », ces échanges de conversations informelles et de banalités sont, somme toute, très positifs pour garder le moral au beau fixe. Cependant, les mêmes habitudes et les traits de caractère qui, autrefois, prêtaient à sourire peuvent aussi nous agacer, maintenant.
J’avoue que je me suis déjà énervée du comportement laxiste affiché par certain(e)s collègues, face au virus, lorsqu’ils/elles m’avouent ouvertement qu’ils/elles vont tous les jours au supermarché ou se balader dans les parcs.
Je me suis rapprochée de certaines personnes avec qui je n’avais pas forcément tissé une relation très forte, jusqu’à présent, et j’ai réussi l’exploit de m’écharper et même de me brouiller avec d’autres, pourtant ami(e)s de longue date.
L’une de mes récentes incartades s’est justement produite à cause d’une discussion sur l’imprévisibilité de la fin de cette crise sanitaire et de ses conséquences sur notre futur. 
Moi, qui devient une fervente « réfléchisseuse » sur notre projection dans un avenir différent et la construction de nouveaux imaginaires sociaux et économiques, qui me penche sur des questions bien concrètes et qui s’imposent à mes yeux, dans l’après-covid, du type comment repenser notre société malade, etc… je ne supporte plus les ricanements moqueurs et cyniques et qu’on vienne me parler des vieux schémas d’hier. Je n’admets plus qu’on me parle de revenir à ma vie d’avant.
Au XXe siècle, on rêvait d’aller sur la Lune, de voitures volantes ou de cuisines équipées d’électro-ménagers robotisés.
Aujourd’hui, la donne a changé. Ce modèle de fonctionnement consumériste, ce capitalisme néo-libéral qui a trahi tous les rêves, asservi et affamé la moitié de la planète n’a plus raison d’être. Il est moribond. Il faut lui assener le coup de grâce !
La société doit se régénérer et accompagner une nouvelle pensée de l’homme qui donne envie de vieillir sereinement. Il nous faut construire un monde où nos enfants ne soient ni à la merci de l’intelligence artificielle, ni obligés de devenir des semi-robots.
Plutôt que de modifier nos sociétés par la violence et le sang, la guerre et l’affrontement, il vaut mieux prendre la voie douce, d’un imaginaire désirable, d’un futur enviable pour tous.
L’enjeu maintenant n’est pas d’être pour ou contre le progrès technologique et scientifique, mais de l’utiliser au profit de tous et non d’une poignée de privilégiés.
Quel projet de société souhaitons-nous pour l’après-confinement ? Quelles priorités économiques et sociales ? Quelles politiques pour l’environnement et la santé ? Quelle éducation post-crise du Covid-19 ?
Pour ma part, j’estime qu’il nous faut une société respectueuse des ressources naturelles. Il faut à tout prix protéger l’eau, l’air, les sols et tous les écosystèmes. Repenser nos modèles d’urbanisation. C’est un combat qui s’impose pour protéger et sauver toute l’humanité.
La santé et l’éducation doivent être un droit universel. Le système éducatif devrait être considérablement revu. Il faudrait enseigner de façon à développer l’esprit critique, le raisonnement scientifique, le respect de la liberté d’autrui.
Il faut enseigner à respecter notre relation au vivant et améliorer nos pratiques démocratiques.
En somme, il faut que l’on grandisse, que l’on passe de l’âge d’enfants gâtés jamais satisfaits à l’âge d’adultes instruits et responsables.
Certainement tout ceci nous fait repenser aux « Oasis Nature » dont parle Hubert Reeves. Ça semble utopique, mais c’est un petit bout de rêve que l’on peut rendre accessible en attendant mieux.
Et pour conclure sur ce point, je reprends les propos de l’historien Alain Corbin qui affirme, dans son dernier ouvrage Terra Incognita :
« Rien ne soude plus les hommes que leurs ignorances communes. Sans doute parce qu’elles sont liées à la peur, elles constituent un véritable ciment, pour faire société. Mais aujourd’hui, du fait de la complexité et de la diversité des savoirs, les gens, selon la formation qu’ils ont reçue, n’ont pas les mêmes ignorances. Cela pèse sur les relations interpersonnelles, gène les échanges entre individus, ce qui peut sembler paradoxal, à l’heure de l’hyperconnexion et des réseaux sociaux. »

À nous de dépasser nos ignorances.


Toni Schneiders

mardi 21 avril 2020

Log book # 35




Au mois de décembre de l’année du Seigneur 2019, les gens de la Province Chinoise du Wuhan tombèrent gravement malades, atteints par un coronavirus meurtrier, le COVID-19. Puis, ce virus se propagea au monde entier et les gens sucombèrent par millions. 
Mon frère et moi avons pu échapper à cette pandémie et à la troisième guerre mondiale qui s’ensuivit. Nous sommes pour ainsi dire les témoins vivants de cette époque.
Ce fut un grand tournant dans l’Histoire de la Planète Terre. Un moment fatidique comme il y en a un ou deux par millénaire.
Tous les enfants connaissent plus ou moins cette période de notre Histoire révolue pour l’avoir vu reproduite, en des milliers d’images sur la Toile, dans les manuels scolaires électroniques ou dans nos musées virtuels. La même chose se passe avec l’Holocauste, qui a eu lieu au siècle passé, sur la planète où je suis né. 
La plupart de mes concitoyens, sur notre planète de résidence actuelle – Mars,  se demandent même si une telle horreur a pu réellement se produire. C’est ce qu’on appelle, de nos jours, la lutte de la mémoire contre l’oubli.
Est-il vraiment possible que cela ait eu lieu ? me demande-t ’on souvent. Cela a vraiment eu lieu, mais je dois vous avouer que le souvenir que j’en garde, dans ma mémoire, au fil du temps, s’estompe et le rend presque invraisemblable.
Je suppose que tous les souvenirs sont comme ça. Ils planent quelque part dans les airs. 
Tout ce dont je me rappelle de cette époque lointaine de ma vie sur Terre, c’est que nous menâmes, durant de longs mois, lors du Grand Confinement, une vie hors du commun. 
La moitié de la planète était, en effet, confinée pour éviter la propagation du virus, l’autre moitié essayait de produire et de continuer à alimenter la population mondiale. 
Mais tout commençât, très vite, à aller mal. Les économies des pays ont été rapidement ruinées et se sont effondrées, les unes après les autres, comme un château de cartes. Les dictateurs de tout acabit ont, rapidement, fait main mise sur tout ce qu’ils avaient convoité, mais jamais osé approcher, et ont exercé un large chantage sur les autres nations, qui avaient désespérément besoin d’être approvisionnées, notamment en denrées alimentaires.
Puis, l’impensable, arriva.
Une guerre civile éclata aux Etats-Unis, puis au Brésil, avec des populations armées jusqu'aux dents et prêtes à tout. La Russie envahit, en une nuit, les pays Baltes et se préparait ouvertement à la reconquête de tous les anciens états de l’ancien giron soviétique.
En Asie, la Corée du Nord lança une bombe atomique sur la Corée du Sud et une autre sur le Japon. L’Union Européenne s’écroula et fut démantelée, en l’espace d’une semaine, laissant les 27 États membres livrés à eux-mêmes.
Tout ceci était d'autant plus surprenant que, jusque-là le cours de l’Histoire semblait évoluer en vitesse de croisière, le monde s’étant passablement rétabli de la Grande Crise financière de 2008. 
Ces événements inattendus s’inscrivirent, dans nos mémoires, comme la 3e Guerre Mondiale, qui s’ensuivit au Grand Confinement, et qui fut véritablement la toile de fond, devant laquelle, la banalité de nos vies privées déroulait son spectacle captivant.
Aujourd’hui, le temps avance, pour moi, à grands pas, mais je me souviens que, durant cet événement historique, le temps était suspendu et la planète Terre fut mise à l’arrêt, pour de longs mois, provoquant de la sorte une rupture totale des systèmes économiques nationaux, les uns après les autres, frappant durement les populations les plus vulnérables et les plus pauvres.
La production agricole collapsa très vite, par faute de main d’œuvre et les biens de première nécessité vinrent à manquer, au bout de quelques mois, provoquant des manifestations violentes, puis des émeutes sanglantes, qui furent violemment réprimées. 
Les pouvoirs publics et les forces policières et de l’armée n’étaient plus à même d’endiguer ce flot de mécontentement et de violence meurtrière.
Des guerres civiles éclatèrent d’abord aux EUA, puis au Brésil, puis un peu partout. Des milices populaires, armées jusqu’aux dents, tiraient, arbitrairement, sur tout ceux qui leur semblaient potentiellement suspects.
Les cadavres étaient laissés à l’abandon, dans les rues, à la merci des charognards et autres animaux qui avaient envahi les villes. Puis ce qu’il en restait, était retiré par les équipes sanitaires de l’armée et enseveli, sans aucune indentification, dans des fosses communes, aspergées de chaux.
Ces foyers de conflits se multiplièrent et se répandirent à l’échelle planétaire. 
Le monde était allumé comme une poudrière gigantesque et très vite, la 3e Guerre Mondiale éclata, à la suite du lancement des bombes atomiques, par la Corée du Nord.
Les velléités belligérantes et les alliances, de toujours, éclatèrent au grand jour. Chaque petit despote, dans son coin, avait fini par déclencher sa propre petite guerre et l’irréparable avait eu lieu.
En ces jours lointains, sur la Planète Terre, nous vivions avec notre mère malade, dans une solitude coquette de confinés privilégiés.
Nous ne manquions, au début, de rien, car il y avait suffisamment d’argent pour acheter les fruits et les légumes les plus frais, la viande et le poisson en quantité suffisante; toutes les denrées alimentaires nécessaires à une bonne alimentation, destinée à nous conserver en bonne santé, jusqu’au retour escompté à la normalité. Notre mère y veillait avec le plus grand zèle.
La plupart du temps, les événements historiques s’imitent les uns les autres, sans grande innovation, mais il me semble qu’avec le Grand Confinement, l’Histoire a mis en scène une situation jamais expérimentée auparavant.
La Russie avec, à sa tête, le grand Tsar Poutine ne pouvait tolérer la chute de l’UE et les risques d’éclosion de guerres civiles, dans les pays voisins de sa chère Russie et décida d’avancer, avec un nouveau Blitzkrieg,  sur les anciens territoires des états périphériques, qui avaient autrefois constitué la grande URSS.  
Il commença par déployer, sur les pays Baltes, une armée d’un million d’hommes, provoquant un exode massif des populations apeurées et menacées, ce qui déborda totalement les services de contrôle frontaliers de l’ancienne UE et fit réapparaître de nouveaux foyers d’infection au COVID-19, dans des régions qui avaient été déclarées sanitairement exemptes de la présence du coronavirus. Les populations locales se révoltaient et pourchassaient impitoyablement les nouveaux arrivés, pour les faire fuir, et beaucoup de cadavres jonchaient les rues et les places des villes et des villages, dans l’Europe entière, dans le monde entier. 
Ces images intolérables, que j’ai si longtemps refoulées, au fin fond de ma mémoire, reviennent maintenant comme un hideux diaporama.
Un beau matin d’août, nous fûmes réveillés, en sursaut, par l’épouvantable vacarme d’avions de combat qui survolaient notre pays. 
Nous sortîmes dans la rue en courant et des voisins affolés criaient que nous aussi, nous étions sur le point d’être envahis.
En ce temps-là, moi et mon frère jumeau, nous avions encore la peau couverte d’acné juvénile et nous avions le sentiment de ressembler aux personnages des tableaux héroïques, un peu paumés, mais courageux au point de pouvoir en perdre la vie, surtout s’il s’agissait de protéger notre mère.
L’espace du monde était devenu quelque chose d’absurdement négatif, une perte de temps, un obstacle qui freinait tous nos rêves et nos activités. Nous le vivions très mal.
Je me sens aujourd’hui infiniment las, assailli de nouveau par toute l’absurdité ridicule de cette époque de ma vie.
Un désir inassouvi me prend, subitement, d’étendre le bras dans mon passé et d’y frapper du poing, de lacérer au couteau ce piètre tableau de ma jeunesse.
Je me sens infiniment fatigué. J’entends au loin le bruit d’un train en circulation, puis la manivelle manuelle d’un passage à niveau.
Des remous de ma mémoire agitée, me vient l’image de notre évasion. Nous nous échappâmes, pendant la nuit, mon frère, ma mère et moi, en voiture, pour aller rejoindre nos grands-parents à la campagne. 
Ce fût un interminable voyage sous le vrombissement menaçant des avions de combat qui survolaient inlassablement le pays. Nous avions tout juste assez de carburant pour parvenir à destination et la peur nous secouait à la seule idée que des routes pouvaient être coupées ou déviées. Il n’y avait plus aucune chaîne de télévision ou de radio en fonctionnement, le monde était en blackout absolu.
De cette époque, que j’essaie depuis toujours d’enfouir, dans les oubliettes de ma mémoire, il me vient, maintenant que je la convoque, l’image de la maisonnette basse et blanche, avec une clôture en bois, dans un village de montagne – il s’agit de la ferme de mes grands-parents. C’est une des photographies-souvenir de mon ancienne vie. Un passé plein de vie et de joie, jusqu’à ce que se produisent ces événement funestes.
C’est là que nous trouvâmes refuge et nourriture, à un moment de nos existences où l’avenir n’était plus qu’un vide indifférent, qui n’intéressait plus personne. Seule la survie, la vie au jour le jour avait valeur à nos yeux.
Ce moment douloureux de notre vie, et tous les êtres chers qui l’ont peuplé, disparaît désormais comme un cortège qui s’éloigne dans le brouillard.
Le roman de ma vie est peuplé d’êtres invisibles et oubliés. Je voudrais effacer de ma mémoire, à tout jamais, le choc et l’effroi , toute la douleur, la souffrance et la solitude et revenir au bonheur idyllique de notre enfance.
Notre mère s’en est vite allée dans un monde différent. En promenade, il fallait, vers la fin, la tenir par le bras, chacun d’un côté, et littéralement la porter sinon le vent l’aurait balayée.
Nous sentions avec émotion, dans nos mains, son poids dérisoire et nous comprenions qu'elle appartenait désormais au royaume des créatures plus petites, plus légères et facilement soufflées par la bourrasque. Ses derniers mois d’existence étaient comme un lent processus de rétrécissement.
Elle avait entamé le long voyage à travers la maladie et la mort. Elle cheminait vers les lointains, vers le néant sans dimensions. Elle était devenue la musicienne du Grand Silence. Rien ne servait d’essayer d’abolir la Chronologie et de se révolter contre le Temps.
Il fallait juste la porter jusqu’au dernier moment.



Jumy - M

Quiet pond

lundi 20 avril 2020

Log book # 34




Que d’inquiétudes, que d’hésitations durant le Grand Confinement. 
Toutes ses recherches, elle y avait investi tant d'efforts – elles étaient devenues, pour elle, une vraie obsession.
Elle ne pensait plus qu’à cela quand elle regardait n’importe quoi. Il suffit de penser à quelque chose pour ne plus voir que cela !
Elle le sait bien, elle ne peut regarder avec attention et amour que ce qu’elle pourrait s’approprier, ce qu’elle pourrait posséder… elle doit toujours opérer un tri sélectif,  tout le reste l’ennuie à en mourir, la rend mal à l’aise.
C’est aussi un fait avéré que les choses bonnes ou mauvaises nous viennent toujours par séries. La fin de la mauvaise série était désormais annoncée. Le Grand Déconfinement allait enfin pouvoir avoir lieu.
Elle sentait l’impatience, l’excitation monter en elle. C’était stupide d’avoir maintenant si peur.
Cette excitation délicieuse, cette confiance, cette allégresse qu’elle ressent tandis qu’elle s’apprête à ouvrir sa porte; c’est un bon signe, un présage heureux d’un univers docile, peuplé de génies propices. Tout se réordonne harmonieusement autour d’elle.
L’appartement est silencieux. Il y a un peu de désordre partout. Tout a maintenant un drôle d’air étriqué, inanimé, à l’intérieur. Une malveillance sournoise pointe dans ce désordre, dans ce silence.
Mais elle se sent soudain envahie par une impression de détresse, d’écroulement, contre laquelle elle doit lutter à tout prix. Elle doit se méfier d’elle-même, elle se connaît trop bien. Cela ne peut être que de l’énervement, la contrepartie de l’excitation de tout à l’heure!
Elle a souvent de ces hauts et bas, elle passe facilement d’un extrême à l’autre. Elle doit se recentrer, se concentrer, se recadrer, se raccorder. Elle aime tant flâner, rêvasser et que les choses se fassent toutes seules, que ça lui tombe tout cuit dans l’assiette. C’est une lunatique, une maniaque, une vieille enfant gâtée et insupportable, elle le sait bien.
Elle reprend haleine. Tout est redevenu sobre, calme, grave et pur, plus aucun désordre n’arrête son regard.  La menace sournoise s’est dissipée.
Elle est livrée à elle-même, mais pas d’affolement surtout! Il faut qu’elle ramasse ses forces pour calmer cette sensation d’étourdissement, de froid, de vide. Elle fait un grand effort.
Personne n’était venue la voir pendant ces derniers longs mois. 
Des journaux gisaient, entassés en piles, sur le parquet du salon, des livres s'amoncelaient également partout, sur les meubles, par terre aussi, le cuir du vieux divan portait les traces des griffes de ses deux chats, les meubles étaient  recouverts d'une épaisse couche de poussière, les tapis n’avaient pas été aspirés depuis des semaines.
Parmi tout cela, elle éprouve une sensation étrange, maintenant, qu’elle est à deux pas de franchir le seuil de sa porte et de reprendre sa vie en mains. C’est une sensation de bien-être. Ses gestes deviennent plus légers, elle se sent délestée, délivrée. Elle flotte délicieusement, son corps offert à toutes les brises, soulevé par tous les vents.
Elle se laisse porter, mais où exactement ? Elle a de nouveau un peu peur. Elle n’y arrivera pas, le cœur va lui manquer. Non, c’est impossible! 
Tout à coup, le sol se met à bouger, se dérobe sous ses pieds. Ça lui donne le tournis! Elle doit reprendre pied. Ne pas perdre la tête! Surtout, ne pas se presser!
Il lui faut, à tout prix, réussir à franchir ce cap, à dépasser cette angoisse absurde. Il n’y a plus un instant à perdre. Elle a besoin d’être secouée, après ces longs mois de confinement, d’isolement et de solitude.
Il faut y aller, foncer à l’aveugle, tête baissée!
Elle est d’attaque, elle a tenu le coup. Elle est presque morte d’ennui et de désœuvrement. Rien d’excitant ne s'est produit durant ces interminables mois de vie de recluse à domicile. Elle avait vécu, hagarde, comme une bête en cage.
Elle se sentait, à présent, comme l’oiseau qui cherche avidement une flaque d’eau fraîche où s’ébrouer au soleil, se rengorger, lisser ses plumes.
Il faut qu’elle laisse les choses se produire naturellement! Un bon mouvement et elle s’élancera dans l’espace ouvert! L’insouciance de nouveau, la liberté !
Dehors, l’attendent une forêt luxuriante, une forêt vierge, d’étranges contrées, des faunes et des flores inconnues, des mirages. 
Il faut avancer sans hésitations! Un seul mouvement de sa part et les portes du cachot vont enfin s’ouvrir! Elle va émerger de son tombeau.
Son cœur est délicieusement serré. Elle a envie de crier, comme dans une montagne russe quand le wagonnet descend. Crier et rire en simultané.
Dehors, un univers lumineux et aéré l’attend!
Elle se sent si libre, si souple! Il lui faut emplir ses poumons d’air pur, en faire des provisions. Un coup de reins et elle sera dehors.
Et si elle n’y parvenait pas? Et si elle était condamnée à rester là, pour toujours, sans pouvoir se décider à franchir le pas de sa porte? 
Elle resterait là, dans ce trou qu’elle s’est creusé, trop faible pour s’en évader? Elle resterait là à piétiner, à tourner sans fin, ravaudant son angoisse, sa mort en raccourci, qu’elle devra regarder de tout près, maintenant qu’elle se recroqueville, qu’elle fond et qu’elle ressemble à un pauvre poulet déplumé ou plutôt à une autruche apeurée.
Allons, un peu de courage ! Regarde les choses bien en face, crânement !
Le sol est solide. Tu es en parfaite sécurité dehors. Un peu de tenue ! Arrête donc d’être lâche. L’ivresse du large t’attend. Plus de torpeur, de lenteur. Il te faut regagner les réflexes de souplesse, de vivacité. Mets-toi en branle ! Le ciel est bleu. Il fait bon. La paix règne.
Mets court à tes ratiocinations, à ces ombres mouvantes, à ces eaux troubles, à ces mouvements inquiétants. Tu n’as pas peur!
Regarde bien. Courage ! Prends les devants. C’est le moment ou jamais de faire enfin peau neuve.
Allons! Un petit effort. Tout sera si simple après. Si lisse, si net. Plus de rages rentrées, plus de caprices torturants, de revanches, de besoins, plus de souvenirs de faiblesses honteuses, plus d’épuisants regrets.
Plus rien à craindre ! Tu es devenue invincible! Tout va fonctionner à la perfection. Oh! Vertige!
Sa tête tourne un peu, ses jambes faiblissent. Mais il faut se raidir, il faut tenir bon.
Aussitôt la porte refermée, derrière elle, dès qu’elle est seule dans l’escalier silencieux, les barrages se rompent. Cela monte en elle, se répand par vagues successives.
C’est cette vieille sensation de peur, d’autrefois, toujours la même. Cette terreur jamais effacée qui revient. Elle la reconnaît, elle lui est trop familière.
Dehors, le soleil brille d’un éclat sombre. Tout vacille de terreur, une odeur atroce de charogne se répand par effluves nauséabondes. Elle voudrait s’asseoir n’importe où, là-bas, sur un banc. Tout va s’effondrer. Une sensation de faiblesse dans les jambes, cette peur qu’elle éprouve de nouveau maintenant – le corps ne se trompe jamais. Cette sensation de mollesse dans tout son corps, ce frisson le long de son dos, cette crampe au cœur, cette angoisse poignante.
Il fallait se secouer, s’arracher à cela, bondir. Ce sera tout de suite ou jamais. Un premier mouvement assuré vers la délivrance. Il faut couper court à ce suspens.
Le temps se tient presque immobile. Les secondes fermées sur elles-mêmes, lisses, lourdes, pleines à craquer, avancent très lentement, insensiblement.
Elle est libre ! Elle dispose de tout son temps désormais. Elle se prépare pour le bond final. Il lui faut conserver, jusqu’au bout, la pleine possession de ses moyens. C’est le moment du recueillement, de la purification.
Le temps oublié, délivré fait un bond en avant avec elle. Elle est finalement sortie de la zone de silence. Elle ne réfléchit plus aux nuances sournoises, aux invisibles et imprévisibles dangers.
Elle a mué. Son ancienne peau gît à même le sol. Elle ressemble maintenant à un petit animal des bois, sauvage, capricieux.
Désormais, ce qui vient du dehors, ce flot énorme charriant impuretés, convoitises, nostalgies, compromissions, intrigues, envies, jalousies n’a plus prise sur elle. 
Pas une trace ne passera, pas la moindre parcelle, non, rien qu’une matière décantée, distillée, filtrée. Elle se refuse à toute joie frelatée, mesquine, basse. Son détachement sera total et pur comme l’eau de source.
Elle a le cœur solide et les poumons bien entraînés, et la voilà juchée là, sur le plus haut sommet. Elle sourit émerveillée, la joie dans l’âme.


Ernst Haas

dimanche 19 avril 2020

Log book # 33




Le Courrier International fait la une de son numéro avec le suivant choix éditorial : 
« Le risque de pénurie alimentaire ».

Le stockage et les achats dits « de panique », les problèmes de logistique et le manque de main d’œuvre provoquent des réflexes protectionnistes des pays exportateurs qui pourraient fragiliser les états les plus pauvres au détriment d’une meilleure coopération internationale.
Dans cette crise sanitaire, les messages politiques ont une importance particulière. Les politiques doivent se réinventer face à ce tsunami que représente le Covid-19. L’attention doit être portée sur le social, la solidarité, les inégalités.
Le 31 mars, la FAO, l’OMC et l’OMS ont lancé conjointement un appel s’inquiétant de possibles pénuries alimentaires à court terme. Les trois organisations onusiennes, chargées respectivement de l’alimentation, du commerce et de la santé, redoutent que la fermeture des frontières et les restrictions à l’exportation des grands pays producteurs de riz, de blé et d’autres céréales ne provoquent une flambée des prix et une crise qui n’a pourtant pas lieu d’être, une fois que les récoltes ont été bonnes.
Le repli plutôt que la coopération internationale, voilà où réside le problème. « Quand la peur et le chacun pour soi gouvernent, le monde n’y gagne en général pas grand-chose. D’autre part, en Europe, la fermeture des frontières a un impact sur les agriculteurs, qui ne trouvent plus de main d’œuvre. Certaines récoltes sont perdues, faute de ramasseurs. Du coup, certains pays incitent aujourd’hui les consommateurs à manger local. Voilà peut-être l’occasion de repenser notre système alimentaire. »
Mais il y a un autre problème de taille et une autre urgence. Partout dans le monde, des millions de personnes se sont retrouvées au chômage et la flambée des prix de produits de première nécessité ne vient aucunement aider aux problèmes des familles les plus démunies.
Ainsi avant de passer à manger local, il faudra déjà pouvoir manger tout court !


For future reflexion, this article :

 *Gaslighting, if you don’t know the word, is defined as manipulation into doubting your own sanity; as in, Carl made Mary think she was crazy, even though she clearly caught him cheating. He gaslit her.
Pretty soon, as the country begins to figure out how we “open back up” and move forward, very powerful forces will try to convince us all to get back to normal. (That never happened. What are you talking about?) Billions of dollars will be spent on advertising, messaging, and television and media content to make you feel comfortable again. It will come in the traditional forms — a billboard here, a hundred commercials there — and in new-media forms: a 2020–2021 generation of memes to remind you that what you want again is normalcy. In truth, you want the feeling of normalcy, and we all want it. We want desperately to feel good again, to get back to the routines of life, to not lie in bed at night wondering how we’re going to afford our rent and bills, to not wake to an endless scroll of human tragedy on our phones, to have a cup of perfectly brewed coffee and simply leave the house for work. The need for comfort will be real, and it will be strong. And every brand in America will come to your rescue, dear consumer, to help take away that darkness and get life back to the way it was before the crisis. I urge you to be well aware of what is coming.
For the last hundred years, the multibillion-dollar advertising business has operated based on this cardinal principle: Find the consumer’s problem and fix it with your product. When the problem is practical and tactical, the solution is “as seen on TV” and available at Home Depot. Command strips will save me from having to repaint. So will Mr. Clean’s Magic Eraser. Elfa shelving will get rid of the mess in my closet. The Ring doorbell will let me see who’s on the porch if I can’t take my eyes off Netflix. But when the problem is emotional, the fix becomes a new staple in your life, and you become a lifelong loyalist. Coca-Cola makes you: happy. A Mercedes makes you: successful. Taking your family on a Royal Caribbean cruise makes you: special. Smart marketers know how to highlight what brands can do for you to make your life easier. But brilliant marketers know how to rewire your heart. And, make no mistake, the heart is what has been most traumatized this last month. We are, as a society, now vulnerable in a whole new way.
What the trauma has shown us, though, cannot be unseen. A carless Los Angeles has clear blue skies as pollution has simply stopped. In a quiet New York, you can hear the birds chirp in the middle of Madison Avenue. Coyotes have been spotted on the Golden Gate Bridge. These are the postcard images of what the world might be like if we could find a way to have a less deadly daily effect on the planet. What’s not fit for a postcard are the other scenes we have witnessed: a health care system that cannot provide basic protective equipment for its frontline; small businesses — and very large ones — that do not have enough cash to pay their rent or workers, sending over 16 million people to seek unemployment benefits; a government that has so severely damaged the credibility of our media that 300 million people don’t know who to listen to for basic facts that can save their lives.
The cat is out of the bag. We, as a nation, have deeply disturbing problems. You’re right. That’s not news. They are problems we ignore every day, not because we’re terrible people or because we don’t care about fixing them, but because we don’t have time. Sorry, we have other shit to do. The plain truth is that no matter our ethnicity, religion, gender, political party (the list goes on), nor even our socioeconomic status, as Americans we share this: We are busy. We’re out and about hustling to make our own lives work. We have goals to meet and meetings to attend and mortgages to pay — all while the phone is ringing and the laptop is pinging. And when we get home, Crate and Barrel and Louis Vuitton and Andy Cohen make us feel just good enough to get up the next day and do it all over again. It is very easy to close your eyes to a problem when you barely have enough time to close them to sleep. The greatest misconception among us, which causes deep and painful social and political tension every day in this country, is that we somehow don’t care about each other. White people don’t care about the problems of black America. Men don’t care about women’s rights. Cops don’t care about the communities they serve. Humans don’t care about the environment. These couldn’t be further from the truth. We do care. We just don’t have the time to do anything about it. Maybe that’s just me. But maybe it’s you, too.
Well, the treadmill you’ve been on for decades just stopped. Bam! And that feeling you have right now is the same as if you’d been thrown off your Peloton bike and onto the ground: What in the holy fuck just happened? I hope you might consider this: What happened is inexplicably incredible. It’s the greatest gift ever unwrapped. Not the deaths, not the virus, but The Great Pause. It is, in a word, profound. Please don’t recoil from the bright light beaming through the window. I know it hurts your eyes. It hurts mine, too. But the curtain is wide open. What the crisis has given us is a once-in-a-lifetime chance to see ourselves and our country in the plainest of views. At no other time, ever in our lives, have we gotten the opportunity to see what would happen if the world simply stopped. Here it is. We’re in it. Stores are closed. Restaurants are empty. Streets and six-lane highways are barren. Even the planet itself is rattling less (true story). And because it is rarer than rare, it has brought to light all of the beautiful and painful truths of how we live. And that feels weird. Really weird. Because it has… never… happened… before. If we want to create a better country and a better world for our kids, and if we want to make sure we are even sustainable as a nation and as a democracy, we have to pay attention to how we feel right now. I cannot speak for you, but I imagine you feel like I do: devastated, depressed, and heartbroken.
And what a perfect time for Best Buy and H&M and Wal-Mart to help me feel normal again. If I could just have the new iPhone in my hand, if I could rest my feet on a pillow of new Nikes, if I could drink a venti blonde vanilla latte or sip a Diet Coke, then this very dark feeling would go away. You think I’m kidding, that I’m being cute, that I’m denying the very obvious benefits of having a roaring economy. You’re right. Our way of life is not without purpose. The economy is not, at its core, evil. Brands and their products create millions of jobs. Like people — and most anything in life — there are brands that are responsible and ethical, and there are others that are not. They are all part of a system that keeps us living long and strong. We have lifted more humans out of poverty through the power of economics than any other civilization in history. Yes, without a doubt, Americanism is a force for good. It is not some villainous plot to wreak havoc and destroy the planet and all our souls along with it. I get it, and I agree. But its flaws have been laid bare for all to see. It doesn’t work for everyone. It’s responsible for great destruction. It is so unevenly distributed in its benefit that three men own more wealth than 150 million people. Its intentions have been perverted, and the protection it offers has disappeared. In fact, it’s been brought to its knees by one pangolin. We have got to do better and find a way to a responsible free market.
Until then, get ready, my friends. What is about to be unleashed on American society will be the greatest campaign ever created to get you to feel normal again. It will come from brands, it will come from government, it will even come from each other, and it will come from the left and from the right. We will do anything, spend anything, believe anything, just so we can take away how horribly uncomfortable all of this feels. And on top of that, just to turn the screw that much more, will be the one effort that’s even greater: the all-out blitz to make you believe you never saw what you saw. The air wasn’t really cleaner; those images were fake. The hospitals weren’t really a war zone; those stories were hyperbole. The numbers were not that high; the press is lying. You didn’t see people in masks standing in the rain risking their lives to vote. Not in America. You didn’t see the leader of the free world push an unproven miracle drug like a late-night infomercial salesman. That was a crisis update. You didn’t see homeless people dead on the street. You didn’t see inequality. You didn’t see indifference. You didn’t see utter failure of leadership and systems.
But you did. You are not crazy, my friends. And so we are about to be gaslit in a truly unprecedented way. It starts with a check for $1,200 (Don’t say I never gave you anything) and then it will be so big that it will be bigly. And it will be a one-two punch from both big business and the big White House — inextricably intertwined now more than ever and being led by, as our luck would have it, a Marketer in Chief. Business and government are about to band together to knock us unconscious again. It will be funded like no other operation in our lifetimes. It will be fast. It will be furious. And it will be overwhelming. The Great American Return to Normal is coming.
From one citizen to another, I beg of you: take a deep breath, ignore the deafening noise, and think deeply about what you want to put back into your life. This is our chance to define a new version of normal, a rare and truly sacred (yes, sacred) opportunity to get rid of the bullshit and to only bring back what works for us, what makes our lives richer, what makes our kids happier, what makes us truly proud. We get to Marie Kondo the shit out of it all. We care deeply about one another. That is clear. That can be seen in every supportive Facebook post, in every meal dropped off for a neighbor, in every Zoom birthday party. We are a good people. And as a good people, we want to define — on our own terms — what this country looks like in five, 10, 50 years. This is our chance to do that, the biggest one we have ever gotten. And the best one we’ll ever get.
We can do that on a personal scale in our homes, in how we choose to spend our family time on nights and weekends, what we watch, what we listen to, what we eat, and what we choose to spend our dollars on and where. We can do it locally in our communities, in what organizations we support, what truths we tell, and what events we attend. And we can do it nationally in our government, in which leaders we vote in and to whom we give power. If we want cleaner air, we can make it happen. If we want to protect our doctors and nurses from the next virus — and protect all Americans — we can make it happen. If we want our neighbors and friends to earn a dignified income, we can make that happen. If we want millions of kids to be able to eat if suddenly their school is closed, we can make that happen. And, yes, if we just want to live a simpler life, we can make that happen, too. But only if we resist the massive gaslighting that is about to come. It’s on its way. Look out.
Article from Julio Vincent Gambuto, published in FORGE.MEDIUM.COM