mercredi 27 mai 2020

Log book # 68




En novembre 1981, Georges Perec, dans l’émission radiophonique « mi-fugue, mi-raisin », propose une liste de « 50 choses à ne pas oublier de faire avant de mourir ».
L’écrivain est mort quelques mois plus tard, le 30 mars 1982, d’un cancer du poumon. Il n’aura pas eu le temps de réaliser les 50 choses qui ne seront que 37 en fin de compte.
« Pour commencer, il y a des choses très faciles à faire. Des choses que je pourrais faire, dès aujourd’hui. Par exemple, faire une promenade sur les bateaux mouche. J’ai jamais été, depuis que je suis parisien, depuis ma naissance, j’ai jamais été sur les bateaux mouche.
Ensuite, il y a des choses un petit peu plus importantes, qui impliquent des décisions de ma part, des choses dont je me dis que si je les faisais, elles me rendraient peut-être la vie plus facile.
Par exemple, me décider à jeter un certain nombre de choses que je garde sans savoir pourquoi je les garde. Ou bien, un peu dans le même genre, ranger une fois pour toutes ma bibliothèque. Trouver un système de classement efficace, fonctionnel que je n’ai plus besoin de remettre en question. Ou bien faire l’acquisition de divers appareils électroménagers … une machine à laver la vaisselle, une machine à laver le linge. Je me suis servi récemment, pour la première fois de ma vie d’une machine à laver le linge et c’est très commode. Ou bien, il y a des choses qui sont liées à des désirs plus profonds de changement. Par exemple, m’habiller d’une façon tout à fait différente. Me remettre à porter des cravates. Je crois que j’ai jamais pratiquement porté de cravates de ma vie. Me faire confectionner un costume trois pièces avec un gilet. Il faut voir un peu ce que ça ferait si je changeais complètement de vêture.
Une chose que j’aimerais beaucoup faire aussi, c’est aller vivre à l’hôtel, à Paris. C’est-à-dire me mettre en... c’est un mode de vie. Tout en vivant à Paris, vivre à l’hôtel. J’y ai souvent pensé.
Ou bien dans un domaine complètement différent, opposé, vivre à la campagne.
Ce que je n’ai jamais fait non plus de manière très régulière ou alors ça je pense que j’aurais quand même l’occasion de le faire, c’est aller vivre pendant assez longtemps, un an ou deux, dans une grande ville étrangère, par exemple, à Londres ou à Zurich ou à Rome. J’ai assez envie d’aller à Londres.
Ensuite, il y a des choses qui sont liées à des rêves de temps ou d’espace, c’est un gros bloc. Il y a un rêve qui est de passer par l’intersection de l’équateur et de la ligne de changement de date. Un des points les plus curieux… le méridien de Greenwich, de l’autre côté. Et qui est en plein Pacifique. C’est pas impossible au cours d’une croisière. Un peu dans le même genre de choses… aller au-delà du cercle polaire ou jusqu’au cercle polaire.
Il y a des choses un peu plus difficiles après. Vivre une expérience hors du temps, ce qu’on appelle vivre en libre cours c’est-à-dire dans une grotte ou dans un… sans point de repère du temps…
Un peu dans le même genre, faire un voyage en sous-marin. Faire un voyage sur un navire. J’ai déjà fait un voyage de six jours sur un cargo et j’aimerais par exemple revenir d’Australie en bateau, mais ça prend beaucoup de temps. Faire une ascension ou un voyage en ballon ou en dirigeable.  Aller aux îles Kerguelen. À cause du nom, à cause de l’éloignement, de ce côté perdu, piton rocheux. Ou alors ça pourrait être Tristan da Cunha, un nom qui me plait beaucoup.
Une chose que je ne sais pas si on peut le faire, mais qui fait référence à une carte postale que j’ai reçue un jour, qui est aller du Maroc à Tombouctou, à dos de chameau, en 52 jours.~
Dans le sud marocain, il y a quelque part une affiche où on voit Tombouctou 52 jours (…).
Ensuite, une des choses que je voudrais avoir le temps de bien découvrir, encore une fois, c’est souvent des voyages ou des musées. J’aimerais aller dans les Ardennes. J’aimerais beaucoup me promener, apprendre à chercher des champignons, regarder les forêts. C’est une région très belle et qui me plairait beaucoup.
J’aimerais aussi aller à Bayreuth pour le festival. C’est le genre de projet que depuis longtemps, je dis… l’année prochaine, je vais faire le voyage à Bayreuth et puis il faut s’inscrire au moins un an à l’avance ou peut-être même deux ans. Si c’est pas Bayreuth… Prague ou Vienne, ou au Prado.
Quelque chose aussi que j’aimerais bien faire, c’est boire du rhum trouvé au fond de la mer, comme le capitaine Haddock dans le Trésor de Rackham le rouge. Il y a un galion qui a coulé au XVIIe siècle, avec une cargaison de rhum et puis on va chercher le trésor mais avant de trouver le trésor, on commence par remonter les bouteilles et puis on boit le rhum de 1650.
Avoir le temps de lire, par exemple, Henry James. Il y a tellement de livres que j’ai pas lus, et dont je sais que j’y trouverais beaucoup de choses. Henry James, c’est un gros morceau car il a plein de livres.
Voyager sur les canaux, en chaland, en péniche. Faire un voyage en France.
Ensuite, il y a un bloc qui est un bloc d’apprentissage. C’est des choses que j’aimerais apprendre mais je sais que je vais même pas essayer parce que ça prendrait trop de temps ou que je n’y arriverai même pas ou j’y arriverai imparfaitement.
La première chose, c’est la plus simple. Il faudrait je pense que trois ou quatre jours pourraient suffire en m’y appliquant. Trouver la solution du cube hongrois. Vous savez, le cube à six couleurs qu’il faut… on m’en a offert un il y a un an. J’ai déjà perdu pas mal d’heures avec ça. Mais j’étais arrivé à des ébauches de solutions, sauf qu’arrivé au 2e étage… je me rendais compte qu’il fallait que j’oublie tout ce que j’avais déjà acquis. Alors là, il y a un problème d’agilité d’esprit, en plus comme je confonds la droite et la gauche. Ça ne simplifie pas du tout.
Apprendre à jouer de la batterie. Parce que j’ai l’impression que c’est un peu plus facile que le saxophone ou… faire du jazz. Enfin, ça je crois que c’est même pas la peine d’y penser non plus. Apprendre une langue étrangère. Le plus simple serait l’Italien. Et là aussi, j’ai l’impression que je pourrais arriver imparfaitement à le lire, à le baragouiner, mais l’idée ce serait pour lire Dante en italien et ça je crois que c’est pas possible.
Apprendre le métier d’imprimeur. Ça je l’ai presque fait un petit peu. J’ai participé à la fabrication d’un livre. J’ai fait plusieurs choses en autoédition, mais faire de l’imprimerie professionnellement je trouverais ça extraordinaire. Mais ça prend beaucoup de temps. Et puis aussi, faire de la peinture. Faudrait oser. C’était ce que je voulais faire au début, avant de vouloir être écrivain. J’envisageais d’être peintre et puis il y a des choix. Il est difficile de revenir. Je sais que Michaux l’a fait, mais il a commencé avant 45 ans. Rien de tout ça n’est impossible pour l’instant.
Ensuite, il y a des choses qui sont liées à mon travail d’écrivain, alors il y en a beaucoup. J’en ai choisi un certain nombre. Ça ce sont des choses qui sont plus que des choses que j’aimerais faire comme ça dans le vague, ça correspond à des projets. Des projets pas encore passés au stade de la réalisation. Il y en a qui ne dépendent que de moi. Par exemple, écrire pour de tout petits enfants. Des enfants qui ne savent pas lire. Qui ont entre six mois et quatre, cinq ou six ans. Des enfants à qui les parents lisent des histoires le soir mais qui seraient des histoires pour les enfants, pas pour les parents.
Ensuite, écrire un roman de science-fiction. J’ai adoré la science-fiction, il y a une vingtaine d’années puis j’ai arrêté d’en lire. J’en relis maintenant un tout petit peu, mais c’est quelque chose qui m’intéresse beaucoup comme genre littéraire.
Il y a d’autres choses qui ne dépendent pas de moi, qui dépendent de demandes qu’on pourrait me faire. Par exemple, j’aimerais écrire un scénario de film d’aventure dans lequel on verrait 5000 kirghizes cavaler dans la steppe. Un scénario pas limité. Un film un peu grandiose pas nécessairement James Bond mais un film d’aventures où on aurait les moyens de rêver à des choses superbes au cinéma.
Écrire un vrai roman feuilleton qui paraitrait tous les jours dans un journal et je fournirais ma copie. Avoir une espèce de canevas, travailler comme un dessinateur de BD. C’est pas du tout impossible.
Ecrire des chansons. C’est des choses qui risquent de rester très vagues. Il faudrait qu’il y ait une commande.
Planter un arbre, évidemment pour le regarder pousser et enfin, deux choses impossibles aujourd’hui car elles impliquent des gens qui sont morts. J’aurais aimé me saouler avec Malcolm Lawry et puis faire la connaissance de Vladimir Nabokov. Je suis arrivé à 37. J’ai décidé qu’il y en avait 37. »

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