jeudi 19 mars 2020

Log book # 3



« Car nous n’avons qu’une ressource avec la mort, faire de l’art avant elle. »  René Char

Nous en sommes, aujourd’hui, les garçons et moi, au septième jour de confinement volontaire. La "guerre", partout déclarée, contre un ennemi invisible, pousse les états à décréter, les uns à la suite des autres, l’état de calamité et à fermer toutes les frontières.  Un confinement total de toutes les populations, qui peinent à comprendre l’absolue nécessité de modifier en profondeur leurs comportements, s’est progressivement imposé comme une évidence. La prise de conscience a suivi des vitesses variables et souvent insoutenables. Un grand retranchement collectif est devenu notre lot quotidien !

Mon cerveau et mon corps semblent ne faire plus qu’un. Ils sont maintenant unis à vie, une fois que le premier est tombé en asservissement et croule sous le diktat quasi absolu du second. Cette "forme" solide et amorphe de matière décide désormais du contrôle de mes fonctions vitales, c’est-à-dire d’à peu près tout.  
Par exemple, la « forme » s’est programmée pour m’éteindre, tous circuits fermés, vers 21 heures (ce qui me fait ainsi louper la plupart des programmes TV les plus intéressants) et de me rallumer, pleins feux, vers 03 heures du matin. Il me faudra sûrement procéder à une séparation de corps de la « forme » et me reprogrammer de façon autonome et forcée sur mon horloge biologique, dans quelques semaines, dès que j’aurais repris le pouvoir, bien que je craigne que la forme ne gagne, sur moi, une emprise autoritaire permanente, irréversible et tentaculaire.

De toute évidence, mon esprit de grenouille est en proie à un phénomène courant de contraction et dilation de l’espace-temps (une théorie qui me fascine cette nuit ) qui apparemment, n’a pas de conséquence visible sur notre vie de tous les jours (expression on ne peut plus sournoise).
Suivant cette théorie, taillant allègrement dans le gras du lard, il semblerait que ce que l’on observe, chez les autres, c’est toujours un ralentissement du temps, jamais une accélération et que peut-être la vraie réalité… est en fait hors du temps !
Voilà qui arrange bien mes affaires, car mon temps lui ne s’est ni dilaté, ni contracté, n’en déplaise aux théoriciens, il s’est figé.  À l’horizon se profilent d’interminables semaines, séparés les uns des autres, avec la peur au ventre et la crainte très poltronne de l’épuisement progressif de ceux qui, à l’extérieur, luttent contre ce fléau ravageur et meurtrier et me maintiennent en vie.

« Ceux qui se dévouèrent aux formations sanitaires n’eurent pas si grand mérite à le faire, en effet, car ils savaient que c’était la seule chose à faire et c’est de ne pas s’y décider qui eût alors été incroyable. (…) Parce que la peste devenait ainsi le devoir de quelques-uns, elle apparut réellement pour ce qu’elle était, c’est-à-dire l’affaire de tous. » 

dans La Peste, Albert Camus

À l’étage, ma voisine - qui aura son rythme circadien aussi déréglé que le mien-, croise la chambre à petits pas feutrés, qui résonnent mollement, au creux d’un silence profond. Pendant une fraction de seconde, j’ai accès à sa mauvaise solitude.
Cet isolement, cet emprisonnement forcé, vécu seule, lui pèsera, c’est certain, plus lourdement.

Force est de constater que je tourne en rond, comme un cobaye dans une cage de laboratoire, qui est à la fois sujet expérimenté et expérimentateur. Et voilà que, à l’instar de Xavier de Maistre, qui passa quarante-deux jours d’arrêt, dans la citadelle de Turin, et écrivît un récit autobiographique; à l’aube du prélude à une symphonie d’un monde meurtri, changé ( qui deviendra forcément nouveau), je succombe à une forme suspecte d’introspection - ni déprimée, ni euphorique -   pour trouver…  
Ce que je ne sais pas moi-même, ce que je ne cherche peut-être même pas.

Ai-je enfin le temps de réfléchir aux choses importantes de mon existence ? En réalité, le temps m’est devenu presque trop accessible, telle une denrée abondante qu’il faudrait tout d’un coup surconsommer. Cette abondance ne m’apparaît plus providentielle du tout et me bloque.  Le plus clair de mon temps, la « forme » m’investit et je redeviens une larve presque parfaite.

« Le désir éternel et jamais satisfait de l’homme, n’est-il pas d’augmenter sa puissance et ses facultés, de vouloir être où il n’est pas, de rappeler le passé et de vivre dans l’avenir ? (…) Ses projets, ses espérances échouent sans cesse contre les malheurs réels attachés à la nature humaine, il ne saurait trouver le bonheur. »

Voyage autour de ma chambre, Xavier de Maistre


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