mercredi 25 mars 2020

Log book # 9




« Ainsi, tout se passait vraiment avec le maximum de rapidité et le minimum de risques. Et sans doute, au début du moins, il est évident que le sentiment naturel des familles s’en trouvait froissé. Mais, en temps de peste, ce sont là des considérations dont il n’est pas possible de tenir compte : on avait tout sacrifié à l’efficacité. Du reste, si au début, le moral de la population avait souffert de ces pratiques, car le désir d’être enterré décemment est plus répandu qu’on ne le croit, un peu plus tard, par bonheur, le problème du ravitaillement devint délicat et l’intérêt des habitants fut dérivé vers des préoccupations plus immédiates. Absorbés par les queues à faire, les démarches à accomplir et les formalités à remplir s’ils voulaient manger, les gens n’eurent pas le temps de songer à la façon dont on mourait autour d’eux et dont ils mourraient un jour. Ainsi, ces difficultés matérielles qui devaient être un mal se révélèrent un bienfait par la suite. Et tout aurait été pour le mieux, si l’épidémie ne s’était pas étendue, comme on l’a déjà vu. »

La peste, Albert Camus

Elle avait du mal à donner un véritable rythme à son récit, submergée qu’elle était par les récents événements qui affolaient les populations du monde entier. Les morts, surtout des personnes plus âgées ou d’autres plus jeunes, ayant d’autres maladies ou étant immunodéprimés, se comptaient déjà par milliers et on n’en était qu’au début. On s’attendait à tout moment, à ce que d’autres pays et d’autres continents soient touchés.
Tour à tour elle décrivait ou racontait, alternant lenteur et vitesse, multipliant les sauts dans l’espace et dans le temps, suspendant ou précipitant les dénouements. La construction formelle du livre lui donnait du fil à retordre ; elle avait mis en place plusieurs échafaudages, multipliant les parcours à l’infini, pour en savourer les alternances ou au contraire tentant de relier les fils ténus, fragiles presqu’imperceptibles des différentes histoires qui s’enchevêtraient. Ce roman elle le concevait comme un jeu d’emboîtements ou la diaphane silhouette de son « je » prendrait une place plus qu’énigmatique. Il lui fallait, tel un alchimiste, administrer à doses infinitésimales les silences, les vides, les pièges, les méandres. Ce jeu impliquait aussi un lecteur habile à déchiffrer et qui se complaise à admirer la vaste toile.

La « forme » se consacre aujourd’hui au ménage et à la cuisine, a-t ’elle annoncé, d’une voix tonitruante. Après, très exactement, treize jours de confinement, elle se sent vivre de façon aérienne, comme suspendue dans l’air, tel un pantin tiré par des fils.
Hier, elle a nerveusement parcouru la ville, à ses dires, pratiquement déserte, en voiture, dûment masquée et affublée de ses énormes lunettes de soleil, qui lui mangent la moitié du visage. Elle rechignait à sortir de son bunker, où règnent désormais des mesures de sécurité draconiennes, et où personne ne peut pénétrer sous aucun prétexte, mais elle y fût bien contrainte, puisqu’il en allait de la poursuite de son traitement.
Elle devient une maniaque absolue du nettoyage. Je me demande si elle parviendra à s’en remettre un jour. Le lavage de mains s’est transformé, très vite, chez elle, en un rituel très sacralisé, presqu’obsessionnel, qui ponctue chaque moment de ses longues journées. 
Au retour de l’hôpital, elle a engouffré ses fringues dans la gorge béante de son lave-linge qu’elle a fait tourner à 60 degrés, ses souliers mis en isolation, sur le balcon, au soleil, paraît-il que ça tue le virus! Puis, se balladant à poil dans l’appart, elle se dirigea, avec un air exquis, vers la salle d’eau.  
Je me tenais à ce moment précis, dans l’embrasure de la porte de mon bureau ; elle m’a toisé d’un regard provocateur, et je dois avouer que malgré son teint blême, et son corps décharné, elle m’a parue en grande beauté.
Elle m’est apparue quelques heures plus tard, revêtue d’un pyjama propre molletonneux, me signifiant, réjouie, qu’elle n’avait pas encore perdu un seul cheveu.  
Il faut noter que les cheveux, c’est son grand souci. Elle se les taille parfois très courts ; ce qui à mon avis, ne lui va pas du tout, mais elle s’en moque depuis toujours éperdument ; pour se les laisser repousser très longs. Ça fait partie de la dramatisation de sa persona. Elle les a déjà teints de plusieurs couleurs, allant du rouge fauve au noir ébène ou aile de corbeau. 
Bref, côté cheveux, elle est aussi imprévisible que pour le reste. L’autre soir, alors que nous visionnions un film ensemble, elle s’est esclaffée à l’idée de sa calvitie prochaine. 

"Une coupe on ne peut plus radicale. Ça va épater !" a-t ‘elle exclamé en pouffant de rire.  

Parfois, je me demande si elle garde encore toute sa tête.
Après avoir repris ses esprits et s’être quelque peu rassérénée, à la suite de son voyage en milieu hostile; un trajet qui lui était plus que familier, mais qui lui parut, cette fois, aussi inconnu que la planète Mars, elle se décida pour une journée ménage et cuisine. 
Ce qui lui manque abominablement, comme elle s’en plaint longuement aux amis, au bout du fil, c’est de ne plus pouvoir faire ses longues promenades en bord de mer. 

"Mes  membres s’ankylosent et mes muscles rétrécissent", dit-elle avec une triste moue. 

En dépit de ses innombrables talents, force m’est de constater que la « forme » s’ennuie comme un rat mort.
Une nouvelle lubie lui prend. T’aperçois-tu du malheur de ces pauvres animaux que nous tuons pour les manger, et ceux que nous mettons en cage, ou parquons dans d’abominables zoos ? Ne ressens-tu pas une angoisse toute spéciale, maintenant, à l’idée de leur captivité et de leur sacrifice ?
Cette astreinte à domicile lui teinte définitivement l’esprit. Je la soupçonne de sombrer dans la bipolarité : tantôt elle programme sournoisement de procéder à un decluttering, tantôt elle fait l’éloge de la Paresse. 
Je lui fais remarquer que c’est là l’un des sept péchés capitaux du christianisme, elle me rétorque avec sa morgue et sa mauvaise foi habituelles que l’Oisiveté est délicieuse et qu’on ne saurait trop conseiller de s’y adonner, corps et âme, et qu’elle compte bien dorénavant s’abandonner à cette jouissance suprême, sans restrictions.
Alors que la veille encore, elle s’était évertuée à me convaincre que plus elle apprenait, plus elle voulait apprendre, que ses capacités d’enthousiasme semblaient maintenant pratiquement illimitées et tout aussi illimitées ses facultés d’absorption. Il lui suffisait de lire une chose à peine une fois, pour s’en souvenir à jamais et elle avalait avec la même rapidité, la même voracité tenace des traités philosophiques, des histoires de la Polynésie, des poèmes érotiques, des manuels d’horticulture ou de gastronomie, des romans policiers et des dictionnaires encyclopédiques avec une certaine prédilection exprimée pour ces derniers.
Sa santé était chancelante, il faut bien le dire et la contraignait à de longues périodes de repos forcé, en silence et dans l’immobilité, toute contraire à sa nature.  
Elle s’aigrissait alors, en quelques heures, et pouvait devenir totalement insupportable. Je devais faire un effort constant pour ne pas montrer mon agacement et mon agitation intérieure. J’en souhaitais presque devenir complètement sourd.
Sans vouloir trop anticiper sur la suite des événements, il n’est pas inutile de noter que nous n’en sommes qu’au tout début d’un long et pénible confinement, qui durera encore des semaines voire des mois.
Il n’est pas besoin d’être fin limier pour en conclure d’emblée que cette longue cohabitation forcée va peser inexorablement sur nos vies.

Aucun commentaire: