lundi 30 mars 2020

Log book # 14




«  Il savait ce que sa mère pensait et qu’elle l’aimait, en ce moment. Mais il savait aussi que ce n’est pas grand-chose que d’aimer un être ou du moins qu’un amour n’est jamais assez fort pour trouver sa propre expression. Ainsi, sa mère et lui s’aimeraient toujours dans le silence. Et elle mourrait à son tour – ou lui – sans que, pendant toute leur vie, ils puissent aller plus loin dans l’aveu de leur tendresse. »

La peste, Albert Camus

L’armée et la police continuent de surveiller nos concitoyens les plus récalcitrants. Quadriller la ville, à la recherche de contrevenants, est devenu désormais le plan de route de la plupart des forces de l’ordre. Interdiction de tout rassemblement, fouille des véhicules, couvre-feu à huit heures du soir. Les villes du monde entier se sont mises à ressembler à des villes mortes, à des villes fantômes. Les établissements sont fermés et les terrasses des cafés et des restaurants sont vides et abandonnées.
Je ne suis sortie, pendant ces dix huit jours de confinement, que pour mes déplacements à l’hôpital où je suis tenue de poursuivre mes traitements.  Certains de mes amis sortent encore pour faire un petit tour autour de leur quartier ou, pour les plus chanceux, dans les champs environnants. Les plages ayant été interdites d’accès récemment. Ils se dégourdissent ainsi les jambes, mais depuis le couvre-feu, la plupart des gens font comme moi et restent cloîtrés chez eux ou ne sortent que pour aller se fournir en denrées alimentaires, au supermarché.
Puis, il y a ceux qui doivent impérativement aller travailler, pour assurer d’une part la continuité de l’activité économique, le télétravail n’étant pas une possibilité donnée à tous, et d’autre part, le personnel médical, les soignants, les livreurs, les caissières des magasins, les aides à domicile, les auxiliaires de vie doivent aller au front, en première ligne, en dépit des dangers inhérents à ce contact qui est devenu synonyme de danger. 
La possibilité de se soustraire aux risques n’est pas un privilège accessible à tout le monde. 
Ces personnes qui ne peuvent exercer le droit de retrait, au risque de perdre leur emploi, y vont la peur au ventre ; situation aggravée par le gigantesque problème qui se pose un peu partout, du moins en Europe, qui est que ces personnes sont obligées d’aller au travail sans équipements de protection, qui font terriblement défaut.
Le débat qui s’impose dorénavant comme une évidence tourne autour de ces professions souvent dévalorisées, aux yeux de tous, et qui tout d’un coup apparaissent comme les plus essentielles, sachant qu’elles sont en général, très mal rémunérées. 
Une réflexion s’imposera, très certainement pour la suite, concernant la considération, la reconnaissance sociale et la rémunération à leur attribuer, comme l’affirme la sociologue et philosophe Dominique Méda. 
Pour elle, il faut, dès maintenant, penser l’après. Tous ceux qui ont porté cette idéologie néo-libérale, fait du profit comme jamais, creusé les inégalités… et plus généralement, combattu la légitimité de l’intervention de l’Etat dans la vie économique. Tout le monde doit participer à la sortie de cette crise et à la reconstruction d’une société nouvelle.

Marcher! Je sais que c’est ce qui me manque le plus douloureusement. Je suis dans la vie une sorte de pèlerin voyageur, qui avance à bon rythme et bonne allure. La marche est pour moi une véritable expérience d’exploration poétique, du paysage que je parcours, du monde que je déchiffre, chaque jour avec des yeux neufs, un regard sans cesse renouvelé, et de moi-même.  
Il s’agit là d’une sorte de méditation active qui me régénère au plus profond de mon être, qui assure ma présence totale au monde.  
Je suis une marcheuse compulsive et j’avoue que tourner en rond, dans mon appartement trois pièces, me dresse comme un fauve en cage. Il me manque cette énergie pure, vitale qui relie mon corps aux éléments, au soleil, à la terre, au ciel, à la mer.
Je revis en mémoire, pour apaiser de quelque façon la claustrophobie qui me pèse, ces longues promenades solitaires. Et je me prends à rêvasser d’évasions impossibles.
Je commence à m’habituer lentement à l’idée de n’avoir rien à faire de particulier. Cela me change totalement de la routine habituelle et ces semaines de confinement forcé ont fini par aboutir à une autre forme de rapport au temps, à une présence, très particulière, dans la sphère d’un monde en retrait.
J’ai pas mal de choses à lire, maintenant que les garçons sont repartis chez leur père. Le temps se dilate, sans trop de corvées ménagères à dos.
Puis, j’ai des pages blanches à emplir, un manuscrit aux contours autobiographiques en main. Je ne sais pas très bien quoi penser de cette « idée », somme toute banale, pas plus excitante, ni plus difficile d’inventer que d’organiser, avec méthode, avec principe, avec rigueur ; pivotant parfois autour d’une opération mystificatrice de sens cachés, de messages à décrypter, de noms, de détails, de petits faits vrais ou inventés, d’indices, de couleurs, de signes, de chiffres, d’allusions transparentes ou floutées. 
Une « aventure » figée faite de moult hypothèses et de points d’interrogation. J'ai la certitude qu’un jour vos regards tomberont sur le vide et la page suivante sera blanche. Le manuscrit s’arrêtera net.
Rien de ce qui est raconté dans ce récit ne doit être considéré au premier degré.  Je suis à la fois une éternelle diseuse de vérité et une totale menteuse.  Je suis imbattable à ce jeu-là. Je m’amuse follement à agencer ma propre histoire. 
C’est de petits détails insignifiants que je voulais remplir mon compte rendu de la journée, mais voilà que je me suis laissé prendre au jeu de la divagation pirouette, des fantasmagories fumeuses.
Je crois que j’ai instinctivement peur de m’engager sur certaines pistes redoutables de l’introspection du moi. Je repousse cet instant péniblement, de toutes mes forces, jusqu’au moment où je ne pourrais plus échapper au contrôle répressif que je m’impose.
J’ai peur. Je ne sais pas exactement pourquoi ni vraiment de quoi. Je n’ose évidemment pas en parler ouvertement.
Fouiller dans ma mémoire exige des circonstances précises, spéciales. Le ressouvenir n’est pas forcément une partie de plaisir enhardissant. 
Il faut méthodiquement tout effilocher et c’est loin de procurer l’apaisement et l’oubli. 
Les blessures sont parfois lancinantes.

Aucun commentaire: