jeudi 4 juin 2020

Log book # 76




«  Au seuil de notre jeunesse, les jeux sont faits, rien ne va plus ; peut-être sont-ils faits depuis l’enfance : telle inclination, enfouie dans notre chair avant qu’elle ne fût née, a grandi comme nous, s’est combiné avec la pureté de notre adolescence, et, lorsque nous avons atteint l’âge d’homme, a fleuri brusquement sa monstrueuse fleur. »

Le Désert de l’amour, François Mauriac

Chacun dit toujours que la vie est une scène de théâtre, mais la plupart des gens ne vivent pas obsédés par les ‘représentations’ d’autrui et par leurs propres rôles, du moins pas de la même façon que moi.
Dès la fin de mon enfance, j’étais déjà convaincue qu’il en était ainsi et que j’avais un rôle à jouer, bon gré mal gré et malgré moi, sur cette scène universelle, et qu’il valait mieux m’abstenir de révéler mon véritable moi et agir, en toute circonstance, en m’acclimatant à ce que les autres attendaient de moi.
Et comme cette intime conviction s’accompagnait d’un total manque d’expérience des choses de la vie et d'une connaissance du monde et de moi-même absolument lacunaire, assorti d’une grande ingénuité voire même naïveté, j’étais pratiquement certaine que je devais arborer divers masques adaptés aux différents personnages que je devais faire monter sur scène.
Je m’imaginais qu’en me camouflant de la sorte, jamais on ne me cernerait vraiment et que je ne pouvais qu’en sortir bénéficiée.
J’avais aussi en tête, inexplicablement ou pas, une fois que j’étais tout le temps malade, l’idée que je mourrais jeune, mais au cours du temps, cette prévision optimiste se révéla totalement fausse et cette chimère de libération non avenue me causa de cruelles déceptions.
Ma « connaissance de soi » était nulle, comme je l'ai déjà dit. 
En réalité, je ne parvenais à jouer aucun rôle précis et je ne parvenais jamais totalement à dissimuler mes vrais sentiments et émotions. J’apparaissais la plupart du temps, aux yeux des autres, comme un être balbutiant, gauche et ridicule.
L’école de la vie a fini par m’instruire et m’a permis de récupérer quelque retard, mais je dois avouer que jusqu’à il y a peu de temps, je continuais à ne rien comprendre à rien, même si j’ai longtemps bluffé, en assurant avec force et froideur que j’avais finalement tout compris, juste pour me tirer d’affaire et cacher toute l’extension de ma faiblesse de caractère.
Depuis toujours j’ai eu une inclinaison à l’introspection et à l’analyse de soi, que les autres filles et garçons de mon âge ne semblaient pas connaître. 
J’ai alors commis l’erreur de me croire plus mûre qu’eux et je me suis ainsi leurrée, pendant très longtemps.
Les autres n’éprouvant pas, comme moi, le besoin de s’auto-analyser et de se comprendre eux-mêmes, finissaient par agir de façon naturelle et spontanée, alors que moi, je m’étais imparti l’obligation de jouer des rôles, ce qui exigeait toujours beaucoup d’efforts de discernement et d’attention de ma part. Ils réussissaient donc avec facilité là où j'échouais avec fracas et splendeur.
J’en devenais aberrante. Je n’avais en fait aucune maturité d’esprit, tout ceci n’était qu’enfantillage. Quelques années plus tard, après avoir pris la mesure de mon inadéquation, je finis par ressentir un vrai malaise, une constante et hasardeuse incertitude, et pour couronner le tout, j’étais extrêmement timide.
J’étais en proie à un perpétuel vertige qui avait des effets pernicieux et nocifs sur ma fragile santé mentale.
Cette inquiétude en moi, cette gêne profonde, en toute circonstance, était précisément celle dont parle Stefan Zweig lorsqu’il dit que « ce que nous appelons le mal est l’instabilité inhérente à toute l’humanité, qui entraîne l’homme hors et au-delà de lui-même vers un insondable quelque chose, exactement comme si la Nature avait légué à nos âmes, une part indéracinable d’instabilité puisée dans les réserves de l’ancien chaos. 
Le legs d’inquiétude produit une tension et tente de se résoudre en éléments super-humains et super-sensoriels ».
Devant cette découverte, très vite, j’ai développé un sentiment hautain et malveillant de supériorité par rapport à autrui. Ce sentiment de supériorité se transforme souvent en vanité ; une sorte d’ivresse de me croire juchée sur un échelon au-dessus du reste de l’humanité.
« Je suis plus avancée que les autres ». C’était une pensée récurrente et enivrante au possible, mais je voulais dégriser ma conscience et je tombais alors dans une extrême modestie. 
« Non. Je suis un être humain comme tout le monde ». 
Mais, bien-entendu, au fond de moi-même, je n’en croyais pas un traître mot. 
J’étais, en vérité, hypnotisée par moi-même et je vivais de façon irrationnelle, fausse et stupide.
J’étais aussi très crédule car je me croyais faussement très perspicace.
Quelle grossière erreur ! Et comme il est facile de se tromper soi-même.
Il arriva un moment où je dus, d’une manière ou d’une autre, tant bien que mal, me lancer dans la vie. Ma somme de connaissances était, en tout et pour tout, composée, presque uniquement, des nombreux romans que j’avais lus et d’une brûlante curiosité envers tous les domaines du savoir. 
J’avais du mal à suivre le conformisme d’une société grégaire, conservatrice et hypocrite. 
La vie m’apparaissait comme quelque chose d’extrêmement volatile et je ne savais plus où m’ancrer en tant qu’individu.
Je jouais la comédie, en interprétant le rôle de la jeune fille sans histoires, mais tout à l’intérieur de moi bouillonnait sans répit. 
Mon voyage dans la vraie vie me tardait. 
J’attendais avec impatience le jour du départ, les lendemains remplis de promesses, le lâcher des amarres. Je visionnais cette aventure, en projetant l’image mentale de la personne que je deviendrais un jour dans le monde et je m'alimentais du bonheur qui m’attendait. Je prenais un plaisir enfantin à vivre par anticipation cette existence.
Ma destinée serait grandiose !
Comme je ris, aujourd’hui, sous cape, de cette facilité que j’avais de me leurrer et de me livrer corps et âme à toute sorte de fantaisies, tout au long de mon existence…

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