vendredi 15 mai 2020

Log book # 56




« Hélas ! pourquoi ces choses et non pas d’autres ? »     Beaumarchais


Ma vie se traîne désormais à pas de tortue.
Il me devient de plus en plus difficile de rester en repos dans ma chambre.
Mon humeur est aussi changeante que le temps dehors, tantôt au beau fixe, tantôt à ne pas mettre un chien dehors.

Dans ses Pensées, et les Fragments sur le Divertissement, Pascal fait une interprétation de toutes les activités des hommes, aussi bien ludiques que sérieuses.

« Tout cela est fait pour éviter le rapport à soi. Et le repos est une métaphore du rapport à soi, de la capacité de l’être humain à se regarder lui-même sans diversion, sans obstacle, dans la plus grande transparence. Cette vue serait insupportable, c’est la raison pour laquelle tout ce qui nous en détourne vaut la peine d’être pratiqué. C’est une insupportable idée du néant vers lequel nous allons qui justifie les stratégies d’évitement, de diversion, autrement dit la fuite de soi face à cette angoisse devant le monde. »
Mais voilà que, alors que j’attendais impatiemment la « libération » du déconfinement, la réouverture progressive de l’espace public qui s’est produit ici le lundi 04 mai, c’est-à-dire il y a plus d’une semaine et demie, voilà que j’hésite à ressortir de mon bunker.
Il semblerait que, paradoxalement, je n’ai maintenant plus qu’une envie : continuer de végéter sur mon canapé. 
Aurais-je pris goût au confinement ou est-ce seulement la peur, cette boule au ventre constante, qui dicte mes comportements ?
Suis-je atteinte du syndrome de la cabane ?
Ou bien suis-je, tout bonnement, en état de stase, comme l’explique le philosophe indien Shaj Mohan.
La stase c’est l’immobilité absolue. Un terme, qu’il entrevoit comme à la fois médical et politique.

«  Si nous additionnons les budgets nationaux en dépense de sécurité, nous constatons que le monde dépense au moins autant, sinon plus, pour tuer les humains que pour leur santé. Tout ceci est certainement malsain car, aujourd’hui plus que jamais, nous peuplons un monde qui se regarde et se parle depuis les confins de sa chambre. »

Nous devenons anxieux les uns pour les autres, douloureusement conscients, pour la plupart du moins, que la majorité du monde ne dispose pas des mêmes espaces de vie et de luxes d’isolement. Nous sommes angoissés par la souffrance que provoque cette pandémie. Nous devenons le monde entier qui se développe par le partage des souffrances, des plaisirs, des techniques, des idées et de l’art et notre métempsychose à travers les formes que nous prenons d’un mode de communication à l’autre stimule ces mêmes réseaux. 
Nous formons aujourd’hui un « tout » du fait que tout le monde est partout. Il n’y a en principe plus de « terres étrangères », même si nous vivons comme des Robinson Crusoé, dans nos espaces fermés, aseptisés et sécurisés.

« Quand il y a maladie, nous disons qu’il y a souffrance, c’est-à-dire un mal. Une certaine conception du mal peut nous aider à comprendre la maladie actuelle de la planète, celle de la stase. La stase, c’est quand le mouvement de quelque chose est bloqué par quelque chose d’autre. Les Grecs ont utilisé le mot stase pour parler d’un problème en politique. Lorsque plusieurs groupes se faisaient concurrence dans une ville pour avoir le seul pouvoir de légiférer sur tout le monde, il y avait stase. »

Aujourd’hui, les composantes d’un arrangement politique mondial – les armées, les capitalistes, les technologues, les ethno-nationalistes – sont toutes en concurrence pour devenir la seule loi qui comprendrait l’ensemble de l’arrangement politique. Nous sommes en état de stase.
Cependant, les prétendants à la souveraineté servent un objectif particulier : ils détournent l’attention des gens du bien-être du « tout », y compris de leur santé individuelle.

Les technocrates, les financiers, l’Amérique et la Chine, les régionalistes, les nationalistes post-coloniaux, cette lutte entre les composantes pour être la loi de compréhension du tout est notre stase. Le couronnement de la stase est cette pandémie, et le pire de la stase est encore à venir. La stase nous maintient au plus bas, elle nous tient occupés dans les derniers actes futiles des souverainetés nationales et des nouvelles formes de politique raciale dont nous sommes témoins aujourd’hui.

Seule une anastasis (en grec, le pouvoir de se relever, une récupération, un renouveau), basée sur une démocratie mondiale, peut maintenant surmonter cette stase.
Simultanément, une anastasis s’impose aussi à moi,  pour me remettre de la radiation à laquelle est soumis mon tissu humain.





Aucun commentaire: