mercredi 13 mai 2020

Log book # 55



"Je ne veux pas être célèbre ni grande. Je veux aller de l’avant, changer, ouvrir mon esprit et mes yeux, refuser d’être étiquetée et stéréotypée. Ce qui compte c’est se libérer soi-même, découvrir ses propres dimensions, refuser les entraves."

Virginia Woolf

Ces mots que je transcris sont de Virginia Woolf qui, en 1929, reçoit une commande. Celle d’écrire un essai sur les liens entre les femmes et le roman. Elle énonce alors cette thèse novatrice : pour écrire, une femme a besoin de deux choses, 500 livres de rente, et une « chambre à soi ». Elle écrit alors un texte intitulé A room of one’s own.

« Après avoir accepté ce projet, je suis allée m’asseoir au bord d’une rivière et je me suis interrogée sur le contenu des mots roman et femme, ainsi rapprochés l’un de l’autre. Ce que l’on attendait de moi, était-ce seulement un hommage à des écrivains femmes illustres ? Jane Austen, les sœurs Brontë, George Elliott. À y regarder de plus près, cette association roman et femme, me parût moins simple. Peut-être me faudrait-il parler des femmes et de ce qui les caractérise. Ou des femmes et des romans qu’elles écrivent ou des romans qui traitent de la femme. Ou encore pensant que ces trois possibilités sont intimement liées, votre désir est-il que je les envisage dans leur entrelacement. Certes, ce serait là la façon la plus intéressante d’aborder notre sujet. Mais elle présente un triste inconvénient, celui de rendre toute conclusion impossible et de ne pas permettre à mes auditeurs d’emporter, après une heure d’entretien, ainsi qu’il convient, soigneusement dissimulée dans leurs carnets de notes, une pépite de vérité qui reposera toujours sur leur cheminée. Dans ces conditions, je préfère me contenter de vous donner mon avis sur un point de détail : il est indispensable qu’une femme possède quelque argent et une chambre à soi , si elle veut écrire une œuvre de fiction. »

Dans ce récit, elle mène à bien une fiction et une réflexion. Elle mélange les ingrédients imaginaires et la narration rationnelle et elle dit bien qu’elle ment. « Je n’ai pas besoin de vous préciser que ce que je vais décrire n’a jamais existé. »
Elle procède comme elle le fait dans les romans, en suivant comme une rivière, son flux de conscience et son flux de pensée. Et ça passe par des images, une cheminée, une chambre, les berges d’une rivière par une belle journée d’octobre et elle se met à pêcher, une idée soudain s’accroche à l’hameçon et il faudrait la retirer de l’eau. Mais c’est une toute petite idée, nulle et insignifiante qu’il vaut mieux rejeter à l’eau.  L’image est drôle et VW adorait vraiment pêcher, ce qui n’était pas une activité réputée comme très féminine.
Le credo de Woolf était l’intensité de la vie, à condition qu’on la regarde de près. Son écriture est d’une intensité aigüe et c’est une sorte d’entrainement existentiel à observer tout, tout le temps et soi-même pour commencer.
On pourrait se l’approprier pour le confinement actuel. La vie devient extraordinairement intense, même si les gens « endormis » ont souvent l’impression qu’il ne se passe absolument rien.
Elle a aussi une pratique constante du gros plan, sur un oiseau, une feuille, une pratique un peu cinématographique pour ainsi dire. Elle applique son attention sur un objet et le voit comme les enfants, dans toute son intensité. Elle l’applique aussi à la pensée, la prend dans sa main, la soupèse, la tourne, la déplie.
La chambre à soi. Elle nous fait entrer dans la chambre d’une femme. En quoi est-elle différente de la chambre d’un homme ?

« On entre dans une chambre, mais il faudrait étirer jusqu’à leurs extrêmes les limites de la langue anglaise et des volées entières de mots se verraient contraindre de naître illégitimement avant qu’une femme puisse dire ce qui se passe quand elle-même pénètre dans une chambre. Les chambres diffèrent si totalement les unes des autres. Elles sont calmes et pleines de bruit, donnent sur la mer ou au contraire sur la cour d’une prison. Elles sont encombrées de linge qui sèche ou bien toutes vibrantes d’opale et de soieries. Elles sont rudes comme des crins de chevaux ou douces comme des plumes. Il suffit d’entrer dans n’importe quelle chambre, de n’importe quelle rue pour que se jette à votre face, toute cette force extrêmement complexe de la féminité. Comment pourrait-il en être autrement, car les femmes sont restées assises à l’intérieur de leur maison, pendant des millions d’années, si bien qu’à présent, les murs même sont imprégnés de leur force créatrice. Et cette force créatrice surcharge à ce point la capacité des briques et du mortier qu’il lui faut maintenant trouver autre chose. Se harnacher de plumes, de pinceaux, d’affaires et de politique. »

La chambre c’est de l’esprit incarné. Tout l’essai porte sur le matérialisme, la réalité concrète de la situation des femmes qui n’ont pas, pour la plupart, accès à l’éducation et à la culture.
La chambre est le miroir de la femme et le point de départ est l’espace matériel. Il y a là une sorte d’idée mystique ; la chambre semble avoir une âme qui protège la femme dans une bulle protectrice. C’est aussi l’espace mental dans lequel elle évolue.
Virginia Woolf parlant des romancières dit que certaines sont comme des cailloux, très structurées, très composées et bien défendues. Elle-même se considère très poreuse, comme une éponge. Elle se dit pénétrée, traversée, dérangée par le monde extérieur.
Les flux de pensée des gens autour d’elle souvent la plongent dans le désespoir et perturbent sa créativité. La chambre lui permet donc de fermer la porte et de les laisser dehors.
Elle propose dans son essai, une typologie des romancières, suivant l’endroit où elles écrivaient. Certaines écrivent dans le salon, une pièce passante, où le travail est sans cesse interrompu.
Jane Austen, par exemple, n’avait pas de bureau personnel où se retirer. La plus grande partie de son travail était faite dans le salon commun et Woolf pense que ça se voit dans son travail. Elle propose une analyse des textes écrits par des femmes en fonction du lieu où elles ont écrit.
C’est pour ça que les femmes écrivent et écriront encore pendant longtemps des livres courts, parce qu’elles n’ont pas forcément beaucoup de temps pour écrire des œuvres de la longueur de celles d’un Dostoïevski … Elle reprend, à ce propos, l’image de R. Carver : « Une nouvelle écrite le temps d’une machine à laver au Lavomatic. » Woolf a par ailleurs écrit beaucoup de nouvelles qui sont les embryons, les premières moutures, les premières ébauches de ses romans.  Elle a aussi créé sa propre maison d’édition. Elle écrit souvent dehors ou dans sa cabane, au fond du jardin. Elle a aussi une pièce à elle, dans la maison.
De nos jours, il est beaucoup plus facile pour une femme d’avoir une pièce à elle, un bureau, pour autant qu’elle en ait les moyens financiers, qu’elle vive à la ville ou à la campagne, qu’au moment où a vécu Woolf. Aujourd’hui, cependant, l’isolement sera plutôt mis en cause par le foisonnement de sollicitations et de connections : téléphone portable, réseaux sociaux... etc.
Une chose est sûre, cela représente une « charge mentale », qui s’ajoute aux sollicitations qui émanent du domestique et empêche les femmes d’écrire. Pour Woolf, il y a un combat que la femme doit mener, même quand elle se retrouve assise à son bureau.
En 1942, elle écrit à ce propos : « Si je devais faire de la critique de livre, j’aurais besoin de me battre avec un certain fantôme. Ce fantôme était une femme et quand je me suis mise à la connaître, je l’ai nommée d’après l’héroïne d’un poème célèbre, « l’ange du foyer ». C’était elle qui venait se glisser entre mon papier et moi quand j’écrivais les articles. C’était elle qui me tracassait et me faisait perdre mon temps et me tourmentait tellement qu’à la fin, je l’ai tuée. Vous qui êtes d’une génération plus jeune et plus heureuse, vous n’avez peut-être pas entendu parler d’elle, peut-être ne savez-vous pas ce que j’entends par « ange du foyer ». Je vous la décrierai aussi brièvement que possible. Elle était excessivement sympathique. Elle était absolument charmante. Elle était parfaitement altruiste. Elle excellait dans l’art difficile de la vie de famille. Elle se sacrifiait quotidiennement. Quand il y avait du poulet, elle prenait le pilon. S’il se produisait un courant d’air, elle s’asseyait au milieu. Bref, elle était ainsi faite qu’elle n’avait jamais de pensées ou de désirs personnels, mais préférait toujours partager les pensées et les désirs des autres.
En plus, ai-je besoin de le dire, elle était pure. Sa pureté était censée être sa plus grande beauté. Ses rougeurs, sa grâce la plus exquise. Et en ce temps-là, la fin du règne de la Reine Victoria, chaque foyer avait son ange.
Et quand j’ai commencé à écrire, j’ai fait sa connaissance avec les tous premiers mots. L’ombre de ses ailes se profile sur ma feuille. Je perçus le bruissement de ses jupes dans la pièce. En fait, dès que j’eus pris ma plume pour rendre compte de ce roman d’un homme célèbre, elle se glissa derrière moi et murmura : « Ma chère, vous êtes une jeune femme, vous allez parler d’un livre qui a été écrit par un homme. Soyez charitable, soyez tendre. Flattez, trompez, utilisez tout l’art, toutes les ruses dont votre sexe a le secret. Ne laissez jamais personne deviner ce que vous possédez. Ne laissez jamais personne deviner que vous possédez un esprit à vous. Par-dessus tout, soyez pure. Et elle fit mine de guider ma plume. »
Et Woolf finit par tuer le fantôme. Le meurtre de « l’ange du foyer » a lieu à cause de sa colère et de sa rage, contre cette figure féminine presqu’irréelle qui s’assujettissait à ces obligations domestiques.
Elle affirme là toute son honnêteté. Elle met des mots sur cette situation qui affecte tout écrivain homme ou femme. Devoir tuer ses fantômes, ses démons et atteindre la liberté.
« Pour écrire, ne pas se soucier de la société, des autres, il faudrait être immune. Être immune, c’est vivre à l’abri des choses, des ennuis, des souffrances, être hors de portée des flèches, avoir assez de biens pour vivre sans rechercher la flatterie, la réussite. Ne pas être obligé d’accepter les invitations. Ne pas se soucier des éloges que reçoivent les autres, être forte, satisfaite. Sentir que personne ne pense à moi et que je peux me reposer. L’immunité est un état paisible, exalté et désirable, que je pourrais atteindre bien plus souvent que je ne le fais. N’être rien, ne serait-ce pas l’état le plus satisfaisant du monde ? »

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