"Je ne veux pas être célèbre ni grande. Je veux aller
de l’avant, changer, ouvrir mon esprit et mes yeux, refuser d’être étiquetée et
stéréotypée. Ce qui compte c’est se libérer soi-même, découvrir ses propres
dimensions, refuser les entraves."
Virginia Woolf
Ces mots que je transcris sont de Virginia Woolf qui, en
1929, reçoit une commande. Celle d’écrire un essai sur les liens entre les femmes
et le roman. Elle énonce alors cette thèse novatrice : pour écrire, une femme a
besoin de deux choses, 500 livres de rente, et une « chambre à soi ».
Elle écrit alors un texte intitulé A room of one’s own.
« Après avoir accepté ce projet, je suis allée m’asseoir
au bord d’une rivière et je me suis interrogée sur le contenu des mots roman et
femme, ainsi rapprochés l’un de l’autre. Ce que l’on attendait de moi, était-ce
seulement un hommage à des écrivains femmes illustres ? Jane Austen, les sœurs
Brontë, George Elliott. À y regarder de plus près, cette association roman et
femme, me parût moins simple. Peut-être me faudrait-il parler des femmes et de
ce qui les caractérise. Ou des femmes et des romans qu’elles écrivent ou des
romans qui traitent de la femme. Ou encore pensant que ces trois possibilités sont
intimement liées, votre désir est-il que je les envisage dans leur
entrelacement. Certes, ce serait là la façon la plus intéressante d’aborder
notre sujet. Mais elle présente un triste inconvénient, celui de rendre toute
conclusion impossible et de ne pas permettre à mes auditeurs d’emporter, après
une heure d’entretien, ainsi qu’il convient, soigneusement dissimulée dans
leurs carnets de notes, une pépite de vérité qui reposera toujours sur leur
cheminée. Dans ces conditions, je préfère me contenter de vous donner mon avis
sur un point de détail : il est indispensable qu’une femme possède quelque
argent et une chambre à soi , si elle veut écrire une œuvre de fiction. »
Dans ce récit, elle mène à bien une fiction et une réflexion.
Elle mélange les ingrédients imaginaires et la narration rationnelle et elle
dit bien qu’elle ment. « Je n’ai pas besoin de vous préciser que ce que je
vais décrire n’a jamais existé. »
Elle procède comme elle le fait dans les romans, en suivant
comme une rivière, son flux de conscience et son flux de pensée. Et ça passe
par des images, une cheminée, une chambre, les berges d’une rivière par une
belle journée d’octobre et elle se met à pêcher, une idée soudain s’accroche à
l’hameçon et il faudrait la retirer de l’eau. Mais c’est une toute petite idée,
nulle et insignifiante qu’il vaut mieux rejeter à l’eau. L’image est drôle et VW adorait vraiment
pêcher, ce qui n’était pas une activité réputée comme très féminine.
Le credo de Woolf était l’intensité de la vie, à condition qu’on
la regarde de près. Son écriture est d’une intensité aigüe et c’est une sorte d’entrainement
existentiel à observer tout, tout le temps et soi-même pour commencer.
On pourrait se l’approprier pour le confinement actuel. La vie
devient extraordinairement intense, même si les gens « endormis » ont
souvent l’impression qu’il ne se passe absolument rien.
Elle a aussi une pratique constante du gros plan, sur un
oiseau, une feuille, une pratique un peu cinématographique pour ainsi dire. Elle
applique son attention sur un objet et le voit comme les enfants, dans toute
son intensité. Elle l’applique aussi à la pensée, la prend dans sa main, la
soupèse, la tourne, la déplie.
La chambre à soi. Elle nous fait entrer dans la chambre d’une
femme. En quoi est-elle différente de la chambre d’un homme ?
« On entre dans une chambre, mais il faudrait étirer
jusqu’à leurs extrêmes les limites de la langue anglaise et des volées entières
de mots se verraient contraindre de naître illégitimement avant qu’une femme puisse
dire ce qui se passe quand elle-même pénètre dans une chambre. Les chambres
diffèrent si totalement les unes des autres. Elles sont calmes et pleines de
bruit, donnent sur la mer ou au contraire sur la cour d’une prison. Elles sont
encombrées de linge qui sèche ou bien toutes vibrantes d’opale et de soieries. Elles
sont rudes comme des crins de chevaux ou douces comme des plumes. Il suffit d’entrer
dans n’importe quelle chambre, de n’importe quelle rue pour que se jette à
votre face, toute cette force extrêmement complexe de la féminité. Comment pourrait-il
en être autrement, car les femmes sont restées assises à l’intérieur de leur
maison, pendant des millions d’années, si bien qu’à présent, les murs même sont
imprégnés de leur force créatrice. Et cette force créatrice surcharge à ce
point la capacité des briques et du mortier qu’il lui faut maintenant trouver
autre chose. Se harnacher de plumes, de pinceaux, d’affaires et de politique. »
La chambre c’est de l’esprit incarné. Tout l’essai porte sur
le matérialisme, la réalité concrète de la situation des femmes qui n’ont pas,
pour la plupart, accès à l’éducation et à la culture.
La chambre est le miroir de la femme et le point de départ
est l’espace matériel. Il y a là une sorte d’idée mystique ; la chambre semble
avoir une âme qui protège la femme dans une bulle protectrice. C’est aussi l’espace
mental dans lequel elle évolue.
Virginia Woolf parlant des romancières dit que certaines sont
comme des cailloux, très structurées, très composées et bien défendues.
Elle-même se considère très poreuse, comme une éponge. Elle se dit pénétrée, traversée,
dérangée par le monde extérieur.
Les flux de pensée des gens autour d’elle souvent la plongent
dans le désespoir et perturbent sa créativité. La chambre lui permet donc de
fermer la porte et de les laisser dehors.
Elle propose dans son essai, une typologie des romancières,
suivant l’endroit où elles écrivaient. Certaines écrivent dans le salon, une pièce
passante, où le travail est sans cesse interrompu.
Jane Austen, par exemple, n’avait pas de bureau personnel où
se retirer. La plus grande partie de son travail était faite dans le salon
commun et Woolf pense que ça se voit dans son travail. Elle propose une analyse
des textes écrits par des femmes en fonction du lieu où elles ont écrit.
C’est pour ça que les femmes écrivent et écriront encore
pendant longtemps des livres courts, parce qu’elles n’ont pas forcément
beaucoup de temps pour écrire des œuvres de la longueur de celles d’un Dostoïevski
… Elle reprend, à ce propos, l’image de R. Carver : « Une nouvelle
écrite le temps d’une machine à laver au Lavomatic. » Woolf a par ailleurs
écrit beaucoup de nouvelles qui sont les embryons, les premières moutures, les
premières ébauches de ses romans. Elle a
aussi créé sa propre maison d’édition. Elle écrit souvent dehors ou dans sa
cabane, au fond du jardin. Elle a aussi une pièce à elle, dans la maison.
De nos jours, il est beaucoup plus facile pour une femme d’avoir
une pièce à elle, un bureau, pour autant qu’elle en ait les moyens financiers,
qu’elle vive à la ville ou à la campagne, qu’au moment où a vécu Woolf. Aujourd’hui,
cependant, l’isolement sera plutôt mis en cause par le foisonnement de
sollicitations et de connections : téléphone portable, réseaux sociaux...
etc.
Une chose est sûre, cela représente une « charge mentale »,
qui s’ajoute aux sollicitations qui émanent du domestique et empêche les femmes
d’écrire. Pour Woolf, il y a un combat que la femme doit mener, même quand elle
se retrouve assise à son bureau.
En 1942, elle écrit à ce propos : « Si je devais faire
de la critique de livre, j’aurais besoin de me battre avec un certain fantôme. Ce
fantôme était une femme et quand je me suis mise à la connaître, je l’ai nommée
d’après l’héroïne d’un poème célèbre, « l’ange du foyer ». C’était
elle qui venait se glisser entre mon papier et moi quand j’écrivais les
articles. C’était elle qui me tracassait et me faisait perdre mon temps et me
tourmentait tellement qu’à la fin, je l’ai tuée. Vous qui êtes d’une génération
plus jeune et plus heureuse, vous n’avez peut-être pas entendu parler d’elle,
peut-être ne savez-vous pas ce que j’entends par « ange du foyer ». Je
vous la décrierai aussi brièvement que possible. Elle était excessivement sympathique.
Elle était absolument charmante. Elle était parfaitement altruiste. Elle excellait
dans l’art difficile de la vie de famille. Elle se sacrifiait quotidiennement.
Quand il y avait du poulet, elle prenait le pilon. S’il se produisait un
courant d’air, elle s’asseyait au milieu. Bref, elle était ainsi faite qu’elle
n’avait jamais de pensées ou de désirs personnels, mais préférait toujours
partager les pensées et les désirs des autres.
En plus, ai-je besoin de le dire, elle était pure. Sa pureté
était censée être sa plus grande beauté. Ses rougeurs, sa grâce la plus exquise.
Et en ce temps-là, la fin du règne de la Reine Victoria, chaque foyer avait son
ange.
Et quand j’ai commencé à écrire, j’ai fait sa connaissance
avec les tous premiers mots. L’ombre de ses ailes se profile sur ma feuille. Je
perçus le bruissement de ses jupes dans la pièce. En fait, dès que j’eus pris
ma plume pour rendre compte de ce roman d’un homme célèbre, elle se glissa
derrière moi et murmura : « Ma chère, vous êtes une jeune femme, vous
allez parler d’un livre qui a été écrit par un homme. Soyez charitable, soyez
tendre. Flattez, trompez, utilisez tout l’art, toutes les ruses dont votre sexe
a le secret. Ne laissez jamais personne deviner ce que vous possédez. Ne laissez
jamais personne deviner que vous possédez un esprit à vous. Par-dessus tout,
soyez pure. Et elle fit mine de guider ma plume. »
Et Woolf finit par tuer le fantôme. Le meurtre de « l’ange
du foyer » a lieu à cause de sa colère et de sa rage, contre cette figure
féminine presqu’irréelle qui s’assujettissait à ces obligations domestiques.
Elle affirme là toute son honnêteté. Elle met des mots sur
cette situation qui affecte tout écrivain homme ou femme. Devoir tuer ses
fantômes, ses démons et atteindre la liberté.
« Pour écrire, ne pas se soucier de la société, des
autres, il faudrait être immune. Être immune, c’est vivre à l’abri des choses,
des ennuis, des souffrances, être hors de portée des flèches, avoir assez de
biens pour vivre sans rechercher la flatterie, la réussite. Ne pas être obligé
d’accepter les invitations. Ne pas se soucier des éloges que reçoivent les
autres, être forte, satisfaite. Sentir que personne ne pense à moi et que je
peux me reposer. L’immunité est un état paisible, exalté et désirable, que
je pourrais atteindre bien plus souvent que je ne le fais. N’être rien, ne
serait-ce pas l’état le plus satisfaisant du monde ? »
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