mardi 7 avril 2020

Log book # 21




C’est une longue histoire que je me sens douloureusement contraint de raconter.
Mais il me faut revenir en arrière de trente ans environ. J’étais très jeune, moi et mon frère jumeau, nous venions tout juste d’avoir dix-huit ans. Nous étions pleins de bonne volonté et on ne peut plus diligents. Nous avions entamé des études plus sérieuses, afin d’accomplir notre rêve commun, et devenir pilotes de ligne.
Pendant longtemps, je me suis cru incapable d’écrire. Je pensais à autre chose et ma vie suivait son cours, relativement paisible et serein. Cependant, dans le fond de mon cœur, je brûlais d’envie de me libérer de ce poids.
Au début de ce deuxième millénaire, plus précisément en l’année du Seigneur deux mille et vingt, s’abattît sur la planète Terre une terrible menace, sous la forme d’un coronavirus très virulent, qui se propageât à une vitesse folle, à partir de la Chine, où il surgit dans les marchés de viande d’animaux sauvages, au monde entier, donnant origine à une pandémie qui tua des millions de personnes à l’échelle planétaire. 
Le déroulement de cette pandémie qui confina plus de la moitié du monde, durant de très longs mois, finit par démentir toutes les prophéties d’un monde nouveau et laissa les choses exactement comme auparavant, au grand dam de certains, qui avaient vu là une occasion à saisir pour opérer une révolution des esprits, appelant à un changement profond des mentalités et des comportements. Hélas, ce fut une vaine utopie.
Ce qui reparut, à ce moment-là, fut la grande peur que, depuis tant d’années les gens avaient oubliée, cette sensation de perte imminente de tout ce qui faisait la vie, et les choses habituellement ennuyeuses et misérables de l’existence quotidienne, le fait de se réveiller le matin dans son lit, les transports pour aller à l’école ou au travail, les vitrines des magasins, la flânerie dans les parcs ou dans les champs ou en bord de mer, le cinéma devinrent soudain le symbole même de la félicité humaine.
Chacun pensa, avidement, à lui et aux siens, à la suite de quoi s’ensuivit une ruée sur les marchandises les plus disparates, telles que rouleaux de papier toilette, que les psychologues et sociologues de tout acabit ne surent jamais vraiment expliquer.
À cette époque-là, confinés chez nous avec notre mère malade, atteinte du Cancre – comme elle le nommait, nos illusions, petites et grandes, furent emportées. 
Pétrifiés par la peur, les gens se barricadaient chez eux, bousculant le train train de la vie quotidienne et il nous était impossible de feindre l’insouciance face à la double menace qui pesait sur les épaules de notre mère, et qui devenait parfois un fardeau lourd à porter. 
Nous essayions bien de nous cacher derrière le masque de l’allégresse, le cœur n’y était pas.
Notre mère alternait les moments d’effervescence, avec des moments de profond abattement, surtout à la suite de ses traitements. 
Par moments, j’aurais tout donné pour savoir ce qu’elle pensait, ce que'lle ressentait au plus profond de son âme. Mais elle ne faisait que se replier davantage sur elle-même ou s’exaspérait pour des peccadilles. Il était très difficile de s’adresser à elle. Elle n’était plus la même. Ses yeux autrefois pétillants étaient devenus ternes et son regard sans lueur ; son teint était blême, presque blanchâtre. 
À la regarder, un pressentiment inquiétant me rongeait sans que j’arrive à le définir.
Je garde, encore aujourd’hui, après toutes ces années écoulées, cette relique qu’elle nous laissa, à mon frère et à moi, son log book de cette année-là et je le relis souvent pour dissiper un peu l’épais brouillard qui entoure le souvenir de son être plein de vie.

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