dimanche 5 avril 2020

Log book # 20


“On a l'habitude de dire que l'oisiveté est la mère de tous les maux. On recommande le travail pour empêcher le mal. Mais aussi bien la cause redoutée que le moyen recommandé vous convaincront facilement que toute cette réflexion est d'origine plébéienne. L'oisiveté, en tant qu'oisiveté, n'est nullement la mère de tous les maux, au contraire, c'est une vie vraiment divine lorsqu'elle ne s'accompagne pas d'ennui. Elle peut faire, il est vrai, qu'on perde sa fortune, etc.; toutefois, une nature patricienne ne craint pas ces choses, mais bien de s'ennuyer. Les dieux de l'Olympe ne s'ennuyaient pas, ils vivaient heureux en une oisiveté heureuse. Une beauté féminine qui ne coud pas, ne file pas, ne repasse pas, ne lit pas et ne fait pas de musique est heureuse dans son oisiveté ; car elle ne s'ennuie pas. L'oisiveté donc, loin d'être la mère du mal, est plutôt le vrai bien. L'ennui est la mère de tous les vices, c'est lui qui doit être tenu à l'écart. L'oisiveté n'est pas le mal et on peut dire que quiconque ne le sent pas prouve, par cela même, qu'il ne s'est pas élevé jusqu'aux humanités. Il existe une activité intarissable qui exclut l'homme du monde spirituel et le met au rang des animaux qui, instinctivement, doivent toujours être en mouvement. Il y a des gens qui possèdent le don extraordinaire de transformer tout en affaire, dont toute la vie est affaire, qui tombent amoureux et se marient, écoutent une facétie et admirent un tour d'adresse, et tout avec le même zèle affairé qu'ils portent à leur travail de bureau."

Kierkegaard, Miettes philosophiques, 1844

Excédé par tant de querelles, depuis des siècles, dieu décida de donner, finalement, aux hommes une leçon salutaire.
Le monde fut, au 31 décembre ébranlé par une nouvelle intrigante. 
Un virus redoutable s’abattait sur la moitié de la planète. Ce fut la consternation générale. L’état de pandémie fut vite déclaré. Le monde fut ébranlé par des réactions opposées. On était arrivé à l’une de ces périodes de crise aiguë tant redoutée.
Le désarroi s’abattit sur le monde et la moitié de la planète vivait, désormais, en confinement total, tandis que l’autre moitié pourvoyait tant bien que mal à ses besoins en nourriture et autres biens considérés vitaux.
La production industrielle était réorientée vers la fabrication de masques et d’équipements de protection pour l’usage quasi exclusif du personnel soignant, qui tombait, lui aussi, malade à tour de bras.
À quelques semaines d’intervalle, les pays fermaient leurs frontières et vivaient coupés de leurs voisins. 
L’émotion était indicible.
D’aucuns commençaient à parler d’un virus fabriqué en laboratoire, par une secte secrète, certains faisaient des suppositions abracadabrantes sur l’intervention de forces extra-terrestres, d’autres encore allèrent même jusqu’à dépeindre une sorte de “jugement final de dieu”. 
Les commentateurs de tout acabit ne savaient plus à quel saint se vouer.
Une vague de terreurs superstitieuses déferla sur l’univers. Une puissance surhumaine s’était mise en mouvement pour frapper la planète. Le monde était renversé. 
C’en était un spectacle presque divertissant, ne fussent les récits cauchemardesques et le nombre catastrophique de morts qui s’élevait déjà au million. Les victimes étaient fauchées suivant une effroyable sélection naturelle: mouraient les plus faibles, les plus malades.
Puis vînt, très rapidement, l’été.
Il faisait tout d’un coup une chaleur terrible, l’air était brûlant, mais l’air vif de la mer soufflait par bouffées intermittentes et l’odeur de la marée montait jusqu’à ma fenêtre.
Cela me faisait tant de bien.

En ouvrant mon journal quotidien, je pus lire, en première page sur quatre colonnes:

L’ORDRE MONDIAL EST DÉFINITIVEMENT RÉTABLI
Un vaccin contre le Covid-19 est officiellement annoncé, par la Chine. Il sera mis sur le marché avant le 31 décembre 2020.

Je parcourus, péniblement, l’article en question et je décidai de me maintenir terrée. 
Le soleil pouvait bien se lever et se coucher, comme avant, les trains se mettre en mouvement, les gens manger et s’amuser, comme avant. 
Moi, je resterai cloîtrée, paisiblement, à tout jamais, tel un ermite vivant au cœur de la métropole, dans un trois pièces, au milieu du vacarme, des multitudes, des routes asphaltées, des lumières électriques, des pendules qui marchent toutes ensemble et prononcent toutes ma condamnation, au même instant.
Je me sentais bien un peu fatiguée, mais si intensément heureuse. 
J’allais atteindre, sans encombre, l’ultime objectif de ma vie, la claustration dans la plus féconde oisiveté et je ne pouvais, raisonnablement, désirer rien de plus, rien de mieux.


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