mercredi 3 juin 2020

Log book # 75




« La beauté est une chose terrible et effrayante. Terrible parce qu’insaisissable et incompréhensible, car Dieu a peuplé ce monde d’énigmes et de mystères. La beauté !  Ce sont les rivages de l’infini qui se rapprochent et se confondent, ce sont les contraires qui s’unissent dans la paix. Je ne suis guère instruit , frère, mais j’ai beaucoup médité là-dessus. Que de mystères en ce monde ! L’âme humaine est opprimée de vivre parmi tant d’énigmes indéchiffrables : « Résous-les comme tu peux et arrange-toi pour en sortir indemne ! » La beauté… ce que je ne puis souffrir est de voir des hommes d’esprit supérieur et de cœur élevé, adorer d’abord l’idéal de la Madone, pour sombrer ensuite dans celui de Sodome et Gomorrhe. Mais il est encore plus affreux d’être voué à Sodome et Gomorrhe sans pouvoir renier l’idéal de la Madone et de le sentir brûler dans son cœur, brûler sincèrement, comme jadis, dans les années sans péché de la jeunesse. L’âme humaine est vaste, trop vaste, je l’aurais diminuée volontiers. Le diable sait ce qui se cache dans tout cela, après tout ! Y-a-t-il une beauté en Sodome ? Crois-le, la beauté n’existe, pour l’immense majorité des hommes, que dans le péché et la perdition. Connaissais-tu ce mystère, oui ou non ? Le plus terrible dans la beauté n’est pas d’être effrayante, mais d’être mystérieuse.  En elle, Dieu lutte avec le diable, et le champ de bataille se trouve dans le cœur de l’homme. Si j’en parle tant, c’est parce que j’en souffre. Écoute-moi maintenant, j’en arrive aux faits. »

Les frères Karamazov, Dostoïevski

Pendant de nombreuses années, j’ai soutenu que je pouvais me rappeler de tous les événements importants de mon existence dans leur moindre détail.
J’ai aujourd’hui perdu cette belle assurance. Je doute totalement de la véracité de tous les souvenirs qui me reviennent et je ne parviens plus à les distinguer de mes rêves.
Ma mémoire commence à glisser sur la pente avec une rapidité vertigineuse. Tout se mélangera bientôt dans mon esprit de façon fantasque et extravagante.
Je suis prise récemment de fortes névralgies crâniennes, de façon presque chronique, qui me travaillent les nerfs sans répit. Je vis périlleusement au bord d’une nouvelle mauvaise crise de dépression et régulièrement je m’efforce de repousser l’échéance de la maladie et de la déchéance de mon cerveau.
Les journées s’écoulent imperceptiblement, dans une immobilité parfaite, voisine de la mort. J’essaye de me remémorer mon plus ancien souvenir, avec une intensité extraordinaire, mais l’exercice est vain. Tout se brouille, aucune image ne me vient. Je dois probablement commencer au plus vite à renoncer à moi-même avec indifférence, sans émotions, sans chagrin. Je pressens un chagrin bien plus grand à l’avenir, une exclusion encore plus rigoureuse. Je dois m’y préparer.
Enfant, je passais déjà de longs et ennuyeux après-midi à lire et à rêvasser. Je ne puis m’empêcher de tracer le parallélisme entre cette époque de ma vie et ma situation présente.
Dès l’enfance, j’écrivais aussi, dans la clandestinité, confinée dans ma chambre, comme je le fais maintenant, avec ce curieux livre, qui n’en est pas un, constitué de lambeaux disparates de récits épars, des textes plus ou moins fictionnés, des petits poèmes en prose ou des lettres à mes amis imaginaires et réels.
La période de l’enfance est comme une scène de théâtre sur laquelle s’enchevêtrent le temps et l’espace. Souvent, j’écrivais à propos des nouvelles que j’apprenais par les journaux télévisés ou les commentaires des adultes au sujet d’événements ou de faits divers survenus dans différents pays, ou les crises dépressives de ma mère ou les querelles entre mes parents, les difficultés de ma vie, mais aussi les événements imaginaires que je vivais avec mes amis des contes de fées et autres lectures dont je m’abreuvais copieusement.
J’aimais particulièrement les pièces de théâtre et je me souviens qu’à dix ou onze ans, je me suis improvisée metteur en scène et avec mes amis de l’école, j’ai improvisé une petite saynète théâtrale et nous avons même produit un décor et des costumes et après quelques répétitions, nous avons joué pour quelques camarades de la rue, cette petite scène, avec grande satisfaction. Enfant, j’avais aussi une peur anormale de la mort. Le soir, dans mon lit, dans l’obscurité de la chambre, mon imagination débordante me jouait de vilains tours et des vagues de peur déferlaient dans ma poitrine, lorsque je visionnais toute sorte d’ombres menaçantes, cachées derrière les meubles ou les portes et qui venaient pour me tuer. J’enfouissais alors ma tête sous les couvertures et ne parvenait à m’endormir que bien des heures plus tard. Je souffrais d’énurésie nocturne, ce qui me conduisait presque au désespoir.
J’avais également une santé fragile et il m’était souvent interdit d’aller jouer dehors avec mes cousins. Je passais alors des journées entières, très attristée, seule à la maison, à regarder par la fenêtre ou à regarder la télé ou bien à lire un livre.
Je jouissais alors d’une totale liberté, mes parents étant absents, à leur travail toute la journée et ma petite sœur laissée aux soins d’une assistante maternelle. Cependant, j’étais incapable de prendre grand plaisir à la liberté qui m’était accordée.
À cette époque, et jusqu’à bien longtemps après, j’avais peur de rester seule, j’en ressentais un violent sentiment d’abandon.
Ah ! les années d’enfance…
Mon souvenir se heurte désormais brutalement à un événement qui jaillit du fond de mon esprit et qui est le symbole de cette époque de mes premières années de vie.
Ma mère tomba enceinte, ce que j’avais toujours voulu car je désirais avoir un petit frère. On décida alors de me confier aux soins de ma grand-mère maternelle et d’une sœur de ma mère et de me scolariser dans un pays, où j’étais née, mais où je ne vivais plus depuis mes deux ans. Pendant toute l’année scolaire, je ne vis plus mes parents, ni ma petite sœur qui était née entretemps. Personne ne se souciait vraiment de moi. J’étais de nouveau livrée à moi-même et je devenais une sorte de sauvageonne doublée d’un garçon manqué. J’exerçais des sévices corporels sur les petites filles de l’école. Je me comportais très mal, faisais les quatre cents coups avec tous les garçons du quartier et je proférais des tas de jurons que j’entendais à gauche, à droite et dont je ne faisais pas la moindre idée de leur sens.
Bien sûr, à l’époque aucun intérêt particulier n’était porté sur moi. J’étais une petite peste tout juste tolérée et personne ne se pencha à aucun moment sur ce qui pouvait justifier de tels comportements déviants. Qui aurait pu le faire ?
Cette année-là, survint une révolution, dans le pays de ma naissance et où j’avais été laissée à l’abandon et mes parents durent revoir leur projet de s’y réinstaller. Je repartis donc avec eux à la fin des vacances d’été et je connus enfin ma petite sœur qui avait déjà presque un an.
Je devins un peu jalouse de toutes les attentions qui lui étaient profusément réservées et dont j’étais absolument privée.
Je continuais à vivre ma vie de sauvageonne indomptable, surtout lorsque je jouais ou luttais avec mon cousin Paul qui avait tout juste un an de plus que moi. Nous en fîmes voir de toutes les couleurs à nos parents et je fus souvent punie, grondée et même battue à cause de tous les méfaits qu’il entreprenait avec ma complicité et de toutes les vilaines actions que nous planifiions ensemble. Je me souviens qu’un jour, il nous convainquit à moi et à mes cousines, d’aller sur le bord de la route jeter des cailloux sur les voitures qui passaient. Ça tourna rapidement au vinaigre, un des conducteurs victime de nos exactions sortit de son véhicule et alla trouver nos parents, à l’intérieur de la propriété horticole dans laquelle nous vivions, et ces derniers ne tardèrent pas à débouler et à nous mettre la râclée de notre vie.
Je me dois cependant de préciser que les jeux barbares qu’il me proposait à tout bout de champ étaient incomparablement plus excitants, par comparaison aux insipides activités avec dînettes et poupées que ma cousine Christine me proposait elle aussi et qui m’ennuyaient somme toute à en mourir.
J’ai très vite été éloignée de l’influence de l’un comme de l’autre, pour le reste de mon existence, mes parents ayant décidé de déménager.
Je devins alors très sage et obéissante. Une vraie petite fille modèle puis une jeune fille docile et rangée au possible, très studieuse et appliquée à l’école, puis au collège, puis au lycée.
J’étais aussi devenue maladivement timide et timorée et je vivais retranchée dans ma chambre, le nez plongé dans mes lectures diverses.
Ma santé s’étant quelque peu améliorée, j’étais au moment de la puberté moins chétive et je commençais à me découvrir un goût spécial pour la course, malgré mes bronches fragiles et mes constants problèmes respiratoires. Les événements les plus marquants de mon adolescence étaient ces mini marathons, qu’on appelait du cross-country, auxquels je participais. Je garde un souvenir assez curieux de ces courses que j’avais parfois du mal à terminer mais où, bizarrement, j’arrivais toujours en cinquième position. J’étais persistante malgré les difficultés bien visibles que mes problèmes respiratoires me causaient. Puis mes parents n’ont plus souhaité que j’y participe ou bien c’est moi qui me suis désintéressée platement de la course, ou bien les deux,  et j’ai fini par abandonner définitivement cette activité sportive.
Je me souviens encore des tempêtes de neige qui tombaient, en hiver, sur notre village et de devoir donner la main à ma petite sœur sur le chemin de l’école. J’ai souvenir aussi des chutes violentes que je faisais parfois sur les trottoirs verglacés et des violentes batailles de boules de neige sur le parvis de l’église.
Les souvenirs d’enfance peuplent décidément notre esprit de fantasmagories nébuleuses et splendides.  Les fêtes de fin d’année et d’attribution des prix me reviennent aussi dans la foulée. Ainsi que ma longue hospitalisation. Puis, les départs en vacances et les réunions familiales avec mes grands-parents encore en vie et la famille qui vivait ou était entretemps rentré au pays.
Tout un bric à brac de souvenirs disloqués, basculants et dérisoires. J’ai le cœur qui bat la chamade, rien qu’en pensant à tous ces moments révolus à tout jamais.
L’impression que je garde de cette époque de ma vie est d’une grande solitude et d’un vide qui s’accouplaient à un sentiment permanent d’abandon et à un étrange chagrin qui n'en finissait pas.
Je sentais profondément l’abîme qui me séparait de tout mon entourage et j’éprouvais un besoin indéfini de commencer à vivre ma vraie vie.
Le temps était venu où il me fallait prendre le départ et m’avancer vers une autre destinée. Il arriva un moment où je pris la décision de changer de pays et je quittai ma famille pour venir étudier à l’Université de C.
Je fis donc naturellement aussi l’option de changer de nationalité, d’identité et de langue.




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