« La beauté
est une chose terrible et effrayante. Terrible parce qu’insaisissable et
incompréhensible, car Dieu a peuplé ce monde d’énigmes et de mystères. La
beauté ! Ce sont les rivages de l’infini
qui se rapprochent et se confondent, ce sont les contraires qui s’unissent dans
la paix. Je ne suis guère instruit , frère, mais j’ai beaucoup médité là-dessus.
Que de mystères en ce monde ! L’âme humaine est opprimée de vivre parmi
tant d’énigmes indéchiffrables : « Résous-les comme tu peux et
arrange-toi pour en sortir indemne ! » La beauté… ce que je ne puis
souffrir est de voir des hommes d’esprit supérieur et de cœur élevé, adorer d’abord
l’idéal de la Madone, pour sombrer ensuite dans celui de Sodome et Gomorrhe. Mais
il est encore plus affreux d’être voué à Sodome et Gomorrhe sans pouvoir renier
l’idéal de la Madone et de le sentir brûler dans son cœur, brûler sincèrement,
comme jadis, dans les années sans péché de la jeunesse. L’âme humaine est
vaste, trop vaste, je l’aurais diminuée volontiers. Le diable sait ce qui se
cache dans tout cela, après tout ! Y-a-t-il une beauté en Sodome ?
Crois-le, la beauté n’existe, pour l’immense majorité des hommes, que dans le
péché et la perdition. Connaissais-tu ce mystère, oui ou non ? Le plus
terrible dans la beauté n’est pas d’être effrayante, mais d’être mystérieuse. En elle, Dieu lutte avec le diable, et le
champ de bataille se trouve dans le cœur de l’homme. Si j’en parle tant, c’est
parce que j’en souffre. Écoute-moi maintenant, j’en arrive aux faits. »
Les frères Karamazov, Dostoïevski
Pendant de nombreuses
années, j’ai soutenu que je pouvais me rappeler de tous les événements
importants de mon existence dans leur moindre détail.
J’ai aujourd’hui
perdu cette belle assurance. Je doute totalement de la véracité de tous les
souvenirs qui me reviennent et je ne parviens plus à les distinguer de mes
rêves.
Ma mémoire commence
à glisser sur la pente avec une rapidité vertigineuse. Tout se mélangera
bientôt dans mon esprit de façon fantasque et extravagante.
Je suis prise
récemment de fortes névralgies crâniennes, de façon presque chronique, qui me
travaillent les nerfs sans répit. Je vis périlleusement au bord d’une nouvelle
mauvaise crise de dépression et régulièrement je m’efforce de repousser l’échéance
de la maladie et de la déchéance de mon cerveau.
Les journées s’écoulent
imperceptiblement, dans une immobilité parfaite, voisine de la mort. J’essaye
de me remémorer mon plus ancien souvenir, avec une intensité extraordinaire,
mais l’exercice est vain. Tout se brouille, aucune image ne me vient. Je dois
probablement commencer au plus vite à renoncer à moi-même avec indifférence,
sans émotions, sans chagrin. Je pressens un chagrin bien plus grand à l’avenir,
une exclusion encore plus rigoureuse. Je dois m’y préparer.
Enfant, je
passais déjà de longs et ennuyeux après-midi à lire et à rêvasser. Je ne puis m’empêcher
de tracer le parallélisme entre cette époque de ma vie et ma situation présente.
Dès l’enfance, j’écrivais
aussi, dans la clandestinité, confinée dans ma chambre, comme je le fais maintenant,
avec ce curieux livre, qui n’en est pas un, constitué de lambeaux disparates de
récits épars, des textes plus ou moins fictionnés, des petits poèmes en prose
ou des lettres à mes amis imaginaires et réels.
La période de l’enfance
est comme une scène de théâtre sur laquelle s’enchevêtrent le temps et l’espace.
Souvent, j’écrivais à propos des nouvelles que j’apprenais par les journaux
télévisés ou les commentaires des adultes au sujet d’événements ou de faits
divers survenus dans différents pays, ou les crises dépressives de ma mère ou les
querelles entre mes parents, les difficultés de ma vie, mais aussi les
événements imaginaires que je vivais avec mes amis des contes de fées et autres
lectures dont je m’abreuvais copieusement.
J’aimais
particulièrement les pièces de théâtre et je me souviens qu’à dix ou onze ans, je me suis improvisée metteur en scène et avec mes amis de l’école, j’ai
improvisé une petite saynète théâtrale et nous avons même produit un décor et
des costumes et après quelques répétitions, nous avons joué pour quelques
camarades de la rue, cette petite scène, avec grande satisfaction. Enfant, j’avais
aussi une peur anormale de la mort. Le soir, dans mon lit, dans l’obscurité de
la chambre, mon imagination débordante me jouait de vilains tours et des vagues
de peur déferlaient dans ma poitrine, lorsque je visionnais toute sorte d’ombres
menaçantes, cachées derrière les meubles ou les portes et qui venaient pour me tuer.
J’enfouissais alors ma tête sous les couvertures et ne parvenait à m’endormir
que bien des heures plus tard. Je souffrais d’énurésie nocturne, ce qui me conduisait
presque au désespoir.
J’avais
également une santé fragile et il m’était souvent interdit d’aller jouer dehors
avec mes cousins. Je passais alors des journées entières, très attristée, seule
à la maison, à regarder par la fenêtre ou à regarder la télé ou bien à lire un
livre.
Je jouissais
alors d’une totale liberté, mes parents étant absents, à leur travail toute la
journée et ma petite sœur laissée aux soins d’une assistante maternelle. Cependant,
j’étais incapable de prendre grand plaisir à la liberté qui m’était accordée.
À cette époque,
et jusqu’à bien longtemps après, j’avais peur de rester seule, j’en ressentais
un violent sentiment d’abandon.
Ah ! les
années d’enfance…
Mon souvenir se heurte
désormais brutalement à un événement qui jaillit du fond de mon esprit et qui
est le symbole de cette époque de mes premières années de vie.
Ma mère tomba
enceinte, ce que j’avais toujours voulu car je désirais avoir un petit frère. On
décida alors de me confier aux soins de ma grand-mère maternelle et d’une sœur de
ma mère et de me scolariser dans un pays, où j’étais née, mais où je ne vivais
plus depuis mes deux ans. Pendant toute l’année scolaire, je ne vis plus mes
parents, ni ma petite sœur qui était née entretemps. Personne ne se souciait
vraiment de moi. J’étais de nouveau livrée à moi-même et je devenais une sorte
de sauvageonne doublée d’un garçon manqué. J’exerçais des sévices corporels sur
les petites filles de l’école. Je me comportais très mal, faisais les quatre cents
coups avec tous les garçons du quartier et je proférais des tas de jurons que j’entendais
à gauche, à droite et dont je ne faisais pas la moindre idée de leur sens.
Bien sûr, à l’époque
aucun intérêt particulier n’était porté sur moi. J’étais une petite peste tout
juste tolérée et personne ne se pencha à aucun moment sur ce qui pouvait justifier
de tels comportements déviants. Qui aurait pu le faire ?
Cette année-là, survint
une révolution, dans le pays de ma naissance et où j’avais été laissée à l’abandon
et mes parents durent revoir leur projet de s’y réinstaller. Je repartis donc avec
eux à la fin des vacances d’été et je connus enfin ma petite sœur qui avait déjà
presque un an.
Je devins un peu
jalouse de toutes les attentions qui lui étaient profusément réservées et dont
j’étais absolument privée.
Je continuais à
vivre ma vie de sauvageonne indomptable, surtout lorsque je jouais ou luttais
avec mon cousin Paul qui avait tout juste un an de plus que moi. Nous en fîmes
voir de toutes les couleurs à nos parents et je fus souvent punie, grondée et
même battue à cause de tous les méfaits qu’il entreprenait avec ma complicité
et de toutes les vilaines actions que nous planifiions ensemble. Je me souviens
qu’un jour, il nous convainquit à moi et à mes cousines, d’aller sur le bord de
la route jeter des cailloux sur les voitures qui passaient. Ça tourna
rapidement au vinaigre, un des conducteurs victime de nos exactions sortit de
son véhicule et alla trouver nos parents, à l’intérieur de la propriété horticole
dans laquelle nous vivions, et ces derniers ne tardèrent pas à débouler et à
nous mettre la râclée de notre vie.
Je me dois
cependant de préciser que les jeux barbares qu’il me proposait à tout bout de
champ étaient incomparablement plus excitants, par comparaison aux insipides
activités avec dînettes et poupées que ma cousine Christine me proposait elle
aussi et qui m’ennuyaient somme toute à en mourir.
J’ai très vite été
éloignée de l’influence de l’un comme de l’autre, pour le reste de mon existence,
mes parents ayant décidé de déménager.
Je devins alors
très sage et obéissante. Une vraie petite fille modèle puis une jeune fille
docile et rangée au possible, très studieuse et appliquée à l’école, puis au
collège, puis au lycée.
J’étais aussi devenue
maladivement timide et timorée et je vivais retranchée dans ma chambre, le nez
plongé dans mes lectures diverses.
Ma santé s’étant
quelque peu améliorée, j’étais au moment de la puberté moins chétive et je
commençais à me découvrir un goût spécial pour la course, malgré mes bronches fragiles
et mes constants problèmes respiratoires. Les événements les plus marquants de
mon adolescence étaient ces mini marathons, qu’on appelait du cross-country,
auxquels je participais. Je garde un souvenir assez curieux de ces courses que
j’avais parfois du mal à terminer mais où, bizarrement, j’arrivais toujours en
cinquième position. J’étais persistante malgré les difficultés bien visibles
que mes problèmes respiratoires me causaient. Puis mes parents n’ont plus souhaité
que j’y participe ou bien c’est moi qui me suis désintéressée platement de la
course, ou bien les deux, et j’ai fini
par abandonner définitivement cette activité sportive.
Je me souviens
encore des tempêtes de neige qui tombaient, en hiver, sur notre village et de
devoir donner la main à ma petite sœur sur le chemin de l’école. J’ai souvenir
aussi des chutes violentes que je faisais parfois sur les trottoirs verglacés
et des violentes batailles de boules de neige sur le parvis de l’église.
Les souvenirs d’enfance
peuplent décidément notre esprit de fantasmagories nébuleuses et splendides. Les fêtes de fin d’année et d’attribution des
prix me reviennent aussi dans la foulée. Ainsi que ma longue hospitalisation. Puis,
les départs en vacances et les réunions familiales avec mes grands-parents
encore en vie et la famille qui vivait ou était entretemps rentré au pays.
Tout un bric à
brac de souvenirs disloqués, basculants et dérisoires. J’ai le cœur qui bat la
chamade, rien qu’en pensant à tous ces moments révolus à tout jamais.
L’impression que
je garde de cette époque de ma vie est d’une grande solitude et d’un vide qui s’accouplaient
à un sentiment permanent d’abandon et à un étrange chagrin qui n'en finissait pas.
Je sentais
profondément l’abîme qui me séparait de tout mon entourage et j’éprouvais un
besoin indéfini de commencer à vivre ma vraie vie.
Le temps était
venu où il me fallait prendre le départ et m’avancer vers une autre destinée. Il
arriva un moment où je pris la décision de changer de pays et je quittai ma
famille pour venir étudier à l’Université de C.
Je fis donc
naturellement aussi l’option de changer de nationalité, d’identité et de
langue.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire