lundi 1 juin 2020

Log book # 73




À mon âge, on est revenu de tout. Ou presque. Ma mère l’a encore exprimé, au téléphone, ce matin : « Tu as déjà eu tellement d’épisodes misérables dans ta vie… pourquoi devoir encore affronter cette épreuve supplémentaire ?! » s’indigne-t ’elle.
Question spéculativement métaphysique. L’humanité tout entière est soumise à rude épreuve, ma très chère mère.
Mais quand on pense qu’on a tout vu et tout enduré et que plus rien ne nous fait sourciller… on allume son poste de télévision et on tombe sur le choc émotionnel le plus violent qui soit. Le visionnement de la mort en direct, ou plutôt d’un homicide en direct.
Dans un article du Los Angeles Times du 30/05/2020, un journaliste, spécialiste du sport et de la culture, arrêté plusieurs fois « parce qu’on le prenait pour un autre », écrit que la mort de George Floyd, aux mains de la Police, est un traumatisme de plus.
«  Je ne me sentais vraiment pas bien ce mardi [26 mai]. Tout mon corps était tendu, mon estomac noué et le mal de tête que j’essayais de chasser ne voulait pas partir. En général, j’ai tendance à me blinder, mais ce jour-là, j’ai décidé d’accepter pleinement ce que je ressentais.
Pour certains, la vidéo de la mort de George Floyd, arrêté par quatre policiers de Minneapolis est un choc terrible. Mais pas pour moi. J’ai peut-être tendance à me cacher derrière une carapace, mais je suis toujours sur mes gardes. J’ai appris très tôt que je ne pouvais pas me payer le luxe de ne pas l’être. Je n’avais que 12 ans, lorsqu’un policier a mis son arme sur ma nuque tandis qu’il plaquait son genou sur mon dos. Je devais aller acheter un litre de lait, je suis rentré chez moi traumatisé. Lorsque le policier m’a menotté, il a dit que je ressemblais à un type qui avait commis un cambriolage.
Même situation dix ans plus tard : j’étais un journaliste professionnel tout juste sorti de l’école, quand j’ai été arrêté dans ma voiture et menotté. Le policier m’a demandé ce que je faisais dans le quartier. Quand je lui ai dit que j’y habitais, il a refusé de croire que j’en avais les moyens. Autre épisode : cette fois, j’ai la trentaine et je viens d’emménager avec celui qui va devenir mon mari, dans sa banlieue très blanche du Michigan. Une fois de plus, je suis arrêté par la police au volant et menotté. Avec un autre policier qui me prend pour un autre.
Il y a six ans : j’ai désormais plus de 40 ans et je suis envoyé par la chaîne de télévision CNN pour couvrir les émeutes de Ferguson, dans la banlieue de Saint-Louis, dans le Missouri. Là encore, je suis arrêté parce que je ressemble prétendument à un autre. Et ce n’est qu’un résumé du nombre de fois où j’ai été interpelé parce que j’étais noir et que, forcément, je ressemblais à quelqu’un d’autre.
Donc oui, la plupart du temps, je me protège en restant indifférent. C’est une question de survie.
C’est pourquoi je comprends très bien le besoin de ne pas regarder les derniers instants de George Floyd capturés par la caméra. L’empathie que suscitent ces images ouvre un gouffre en nous et supprime tous les garde-fous qui empêchent les souvenirs et les émotions refoulés de remonter à la surface. L’empathie laisse votre âme à vif. Il est difficile de survivre dans ce monde avec un cœur blessé et vulnérable.
Mardi, cependant, je me suis autorisé à ressentir pleinement ces émotions parce qu’il ne faut pas toujours se contenter de survivre. Pas si vous voulez vivre.
La souffrance est certes inconfortable, mais c’est aussi le signe d’un malaise plus profond. Lorsque vous êtes protégé par une carapace, il est plus facile de se persuader que la situation n’est pas si terrible.
Pour ceux d’entre vous qui en ont assez de lire des articles sur le racisme, croyez-moi, j’en ai assez de devoir écrire sur le sujet. J’en ai assez de voir notre humanité se vider lentement de sa substance, à la suite de micro-agressions qui lacèrent notre inconscient collectif. […]
Pour ceux qui en ont assez de lire des histoires de racisme, dites-vous que de mon côté, j’en ai assez de voir des personnes noires ou à la peau trop foncée se faire tuer à cause du racisme. Certains blancs sont plus contrariés par ceux qui manifestent contre le racisme que par le racisme lui-même. Et c’est épuisant.
Fermer les yeux, c’est croire que ce qui est arrivé à Floyd, à Cooper et à Ahmad Arbery (qui a été poursuivi et tué par deux hommes blancs alors qu’il faisait son jogging) sont des incidents isolés sans lien entre eux. Accepter la réalité, c’est comprendre qu’ils sont tous liés et que ces drames donnent raison à l’écrivain James Baldwin qui disait : « Être un Noir dans ce pays et être relativement conscient, c’est avoir la rage au ventre la plupart du temps ».
Parfois, vous voulez juste pouvoir être au volant de votre voiture et ne pas transpirer en apercevant une voiture de police… »
La colère provoquée par la mort de George Floyd s’est à nouveau violemment exprimée samedi, dans les rues des grandes villes américaines entraînant des dizaines de couvre-feux à travers le pays et un déploiement massif des forces de l’ordre.
« Les manifestants sont retournés en masse, dans les rues du pays, samedi, s’entassant devant la mairie de San Francisco, bloquant une autoroute à Miami ou essayant de renverser une statue à Philadelphie», écrit le New York Times. Les protestations ont essaimé dans une « trentaine de villes », ajoute le quotidien, le 31/05/2020.
À travers le pays, « des voitures de police ont été incendiées, des autoroutes bloquées, des vitrines brisées et les autorités ont sorti les gaz lacrymogènes et même des balles en caoutchouc », témoigne le Washington Post. « De nombreux gouverneurs ont déployé la Garde Nationale et des couvre-feux ont été imposés dans plusieurs grandes villes », parmi lesquelles Atlanta, Los Angeles, Denver, Philadelphie, Miami ou Chicago.
« Ne sortez pas de chez vous, ne rendez pas les choses plus difficiles » a déclaré, dans la journée, le gouverneur du Minnesota, Tim Walz, rapporte USA Today. Il a tenu à faire la différence entre les protestataires pacifiques et les « extrémistes » mais a prévenu que tous les manifestants, quels qu’ils soient, devaient respecter le couvre-feu, sous peine de représailles.
Les actes ont suivi les paroles, écrit le Star Tribune, le quotidien de Minneapolis. Après une journée d’actions majoritairement pacifiques, certains manifestants ont bravé le couvre-feu et ont immédiatement été chargés par les forces de l’ordre.
« La situation est passée de pacifique à tendue, puis de tendue à conflictuelle dans plusieurs quartiers de Minneapolis », écrit le quotidien. « L’intention était clairement de disperser les gens, conformément au message délivré plus tôt par le gouverneur. »
De nombreuses autres villes ont vu des manifestations dégénérer au fil de la journée. À Miami, où des manifestants avaient bloqué une autoroute, « la situation est devenue chaotique, dans la soirée, aggravée par un spectacle de feux d’artifice tonitruant pour rendre hommage au personnel soignant de la ville, engagé dans la lutte contre le coronavirus » rapporte le Miami Herald.
À Los Angeles, le maire Eric Garcetti a condamné des pillages et des échauffourées entre manifestants et forces de l’ordre et appelé la population à défiler pacifiquement dans les prochains jours, quand le calme sera revenu, selon le Los Angeles Times.
Il a aussi déploré les conséquences des violences sur la lutte contre le covid-19, alors que de nombreux manifestants ne respectent pas les règles de distanciation et ne portent pas de masque. « Au lieu de nous concentrer sur le déconfinement, Los Angeles a été forcée de fermer l’ensemble de ses sites de dépistage » a-t-il dit, alors que les « autorités sanitaires craignent que des ‘super-propagateurs’ ne se trouvent parmi les manifestants et anéantissent les progrès de la ville dans la lutte contre le virus. »
Donald Trump, qui a passé sa journée entre Washington et la Floride – où il a assisté au lancement réussi de la fusée de SpaceX – a appelé les gouverneurs et maires à la fermeté, selon CBS News. Pour lui, les violences « déshonorent la mémoire de George Floyd et sont le fait d’émeutiers, pillards et anarchistes. »
« À six mois de l’élection présidentielle, et face aux violences les plus graves depuis le début de son mandat, Donald Trump s’accroche à son manuel de survie politique, consistant à exacerber les différences » observe El País.
« Loin de calmer le jeu, le président des EUA a désigné ‘l’extrême gauche’ comme la responsable des violences, attaqué les autorités démocrates de l’État du Minnesota – origine du conflit – et défié les manifestants les plus agressifs », précise le quotidien espagnol.
De fait, les tweets du week-end de Donald Trump étaient tout sauf des appels au calme, observe The Guardian. Samedi soir, il écrivait que « les chiens les plus méchants et les armes les plus inquiétantes » étaient prêts à être utilisés contre les manifestants massés devant la Maison-Blanche.
Dimanche après-midi, c’est le maire démocrate de Minneapolis et l’extrême gauche qui étaient pris pour cible : « Félicitations à notre Garde Nationale pour leur excellent travail dès leur arrivée à Minneapolis, la nuit dernière. Les anarchistes emmenés par l’antifa (mouvance radicale antifasciste), entre autres, ont été rapidement dispersés. Cela aurait dû être fait par le maire la première nuit et il n’y aurait pas eu de problème ! ».
Il ne s’en est pas tenu là. Attribuant les violences à la seule extrême gauche, il a affirmé, toujours sur Twitter, que les EUA allaient désigner l’antifa comme une « organisation terroriste ». Pour The Hill, cette annonce suscite la perplexité, une fois qu’il n’y a « actuellement aucune loi sur le terrorisme national » et que « le gouvernement fédéral n’a pas la compétence » pour désigner comme terroriste un groupe basé à l’intérieur des EUA.
L’Amérique de Trump est devenue un « baril de poudre ».
Une position qui résume bien le sentiment face à la position présidentielle, est celle de la maire d’Atlanta, qui demande simplement à Donald Trump « d’arrêter de parler ». « Quand il parle, c’est pire. Il y a des fois où il faudrait juste se taire », a-t-elle déclaré à CNN.

Source : Le Courrier International




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