À mon âge, on
est revenu de tout. Ou presque. Ma mère l’a encore exprimé, au téléphone, ce
matin : « Tu as déjà eu tellement d’épisodes misérables dans ta vie…
pourquoi devoir encore affronter cette épreuve supplémentaire ?! » s’indigne-t
’elle.
Question
spéculativement métaphysique. L’humanité tout entière est soumise à rude
épreuve, ma très chère mère.
Mais quand on
pense qu’on a tout vu et tout enduré et que plus rien ne nous fait sourciller…
on allume son poste de télévision et on tombe sur le choc émotionnel le plus
violent qui soit. Le visionnement de la mort en direct, ou plutôt d’un homicide
en direct.
Dans un article
du Los Angeles Times du 30/05/2020, un journaliste, spécialiste du sport
et de la culture, arrêté plusieurs fois « parce qu’on le prenait pour un
autre », écrit que la mort de George Floyd, aux mains de la Police, est un
traumatisme de plus.
« Je ne me
sentais vraiment pas bien ce mardi [26 mai]. Tout mon corps était tendu,
mon estomac noué et le mal de tête que j’essayais de chasser ne voulait pas
partir. En général, j’ai tendance à me blinder, mais ce jour-là, j’ai décidé d’accepter
pleinement ce que je ressentais.
Pour certains,
la vidéo de la mort de George Floyd, arrêté par quatre policiers de Minneapolis
est un choc terrible. Mais pas pour moi. J’ai peut-être tendance à me cacher
derrière une carapace, mais je suis toujours sur mes gardes. J’ai appris très
tôt que je ne pouvais pas me payer le luxe de ne pas l’être. Je n’avais que 12
ans, lorsqu’un policier a mis son arme sur ma nuque tandis qu’il plaquait son
genou sur mon dos. Je devais aller acheter un litre de lait, je suis rentré
chez moi traumatisé. Lorsque le policier m’a menotté, il a dit que je
ressemblais à un type qui avait commis un cambriolage.
Même
situation dix ans plus tard : j’étais un journaliste professionnel tout
juste sorti de l’école, quand j’ai été arrêté dans ma voiture et menotté. Le policier
m’a demandé ce que je faisais dans le quartier. Quand je lui ai dit que j’y
habitais, il a refusé de croire que j’en avais les moyens. Autre épisode :
cette fois, j’ai la trentaine et je viens d’emménager avec celui qui va devenir
mon mari, dans sa banlieue très blanche du Michigan. Une fois de plus, je suis
arrêté par la police au volant et menotté. Avec un autre policier qui me prend
pour un autre.
Il y a six
ans : j’ai désormais plus de 40 ans et je suis envoyé par la chaîne de
télévision CNN pour couvrir les émeutes de Ferguson, dans la banlieue de
Saint-Louis, dans le Missouri. Là encore, je suis arrêté parce que je ressemble
prétendument à un autre. Et ce n’est qu’un résumé du nombre de fois où j’ai été
interpelé parce que j’étais noir et que, forcément, je ressemblais à quelqu’un
d’autre.
Donc oui,
la plupart du temps, je me protège en restant indifférent. C’est une question
de survie.
C’est
pourquoi je comprends très bien le besoin de ne pas regarder les derniers
instants de George Floyd capturés par la caméra. L’empathie que suscitent ces
images ouvre un gouffre en nous et supprime tous les garde-fous qui empêchent
les souvenirs et les émotions refoulés de remonter à la surface. L’empathie
laisse votre âme à vif. Il est difficile de survivre dans ce monde avec un cœur
blessé et vulnérable.
Mardi,
cependant, je me suis autorisé à ressentir pleinement ces émotions parce qu’il
ne faut pas toujours se contenter de survivre. Pas si vous voulez vivre.
La souffrance
est certes inconfortable, mais c’est aussi le signe d’un malaise plus profond. Lorsque
vous êtes protégé par une carapace, il est plus facile de se persuader que la
situation n’est pas si terrible.
Pour ceux
d’entre vous qui en ont assez de lire des articles sur le racisme, croyez-moi,
j’en ai assez de devoir écrire sur le sujet. J’en ai assez de voir notre
humanité se vider lentement de sa substance, à la suite de micro-agressions qui
lacèrent notre inconscient collectif. […]
Pour ceux
qui en ont assez de lire des histoires de racisme, dites-vous que de mon côté,
j’en ai assez de voir des personnes noires ou à la peau trop foncée se faire
tuer à cause du racisme. Certains blancs sont plus contrariés par ceux qui
manifestent contre le racisme que par le racisme lui-même. Et c’est épuisant.
Fermer les
yeux, c’est croire que ce qui est arrivé à Floyd, à Cooper et à Ahmad Arbery
(qui a été poursuivi et tué par deux hommes blancs alors qu’il faisait son
jogging) sont des incidents isolés sans lien entre eux. Accepter la réalité, c’est
comprendre qu’ils sont tous liés et que ces drames donnent raison à l’écrivain
James Baldwin qui disait : « Être un Noir dans ce pays et être
relativement conscient, c’est avoir la rage au ventre la plupart du temps ».
Parfois,
vous voulez juste pouvoir être au volant de votre voiture et ne pas transpirer
en apercevant une voiture de police… »
La colère
provoquée par la mort de George Floyd s’est à nouveau violemment exprimée
samedi, dans les rues des grandes villes américaines entraînant des dizaines de
couvre-feux à travers le pays et un déploiement massif des forces de l’ordre.
« Les
manifestants sont retournés en masse, dans les rues du pays, samedi, s’entassant
devant la mairie de San Francisco, bloquant une autoroute à Miami ou essayant
de renverser une statue à Philadelphie», écrit le New York Times. Les protestations
ont essaimé dans une « trentaine de villes », ajoute le quotidien, le
31/05/2020.
À travers
le pays, « des voitures de police ont été incendiées, des autoroutes
bloquées, des vitrines brisées et les autorités ont sorti les gaz lacrymogènes
et même des balles en caoutchouc », témoigne le Washington Post. « De
nombreux gouverneurs ont déployé la Garde Nationale et des couvre-feux ont été
imposés dans plusieurs grandes villes », parmi lesquelles Atlanta, Los
Angeles, Denver, Philadelphie, Miami ou Chicago.
« Ne
sortez pas de chez vous, ne rendez pas les choses plus difficiles » a
déclaré, dans la journée, le gouverneur du Minnesota, Tim Walz, rapporte USA
Today. Il a tenu à faire la différence entre les protestataires pacifiques
et les « extrémistes » mais a prévenu que tous les manifestants,
quels qu’ils soient, devaient respecter le couvre-feu, sous peine de
représailles.
Les actes
ont suivi les paroles, écrit le Star Tribune, le quotidien de
Minneapolis. Après une journée d’actions majoritairement pacifiques, certains
manifestants ont bravé le couvre-feu et ont immédiatement été chargés par les
forces de l’ordre.
« La
situation est passée de pacifique à tendue, puis de tendue à conflictuelle dans
plusieurs quartiers de Minneapolis », écrit le quotidien. « L’intention
était clairement de disperser les gens, conformément au message délivré plus
tôt par le gouverneur. »
De nombreuses
autres villes ont vu des manifestations dégénérer au fil de la journée. À
Miami, où des manifestants avaient bloqué une autoroute, « la situation
est devenue chaotique, dans la soirée, aggravée par un spectacle de feux d’artifice
tonitruant pour rendre hommage au personnel soignant de la ville, engagé dans
la lutte contre le coronavirus » rapporte le Miami Herald.
À Los
Angeles, le maire Eric Garcetti a condamné des pillages et des échauffourées
entre manifestants et forces de l’ordre et appelé la population à défiler
pacifiquement dans les prochains jours, quand le calme sera revenu, selon le Los
Angeles Times.
Il a aussi
déploré les conséquences des violences sur la lutte contre le covid-19, alors
que de nombreux manifestants ne respectent pas les règles de distanciation et
ne portent pas de masque. « Au lieu de nous concentrer sur le
déconfinement, Los Angeles a été forcée de fermer l’ensemble de ses sites de
dépistage » a-t-il dit, alors que les « autorités sanitaires craignent
que des ‘super-propagateurs’ ne se trouvent parmi les manifestants et
anéantissent les progrès de la ville dans la lutte contre le virus. »
Donald
Trump, qui a passé sa journée entre Washington et la Floride – où il a assisté
au lancement réussi de la fusée de SpaceX – a appelé les gouverneurs et maires
à la fermeté, selon CBS News. Pour lui, les violences « déshonorent
la mémoire de George Floyd et sont le fait d’émeutiers, pillards et
anarchistes. »
« À
six mois de l’élection présidentielle, et face aux violences les plus graves
depuis le début de son mandat, Donald Trump s’accroche à son manuel de survie
politique, consistant à exacerber les différences » observe El País.
« Loin
de calmer le jeu, le président des EUA a désigné ‘l’extrême gauche’ comme la
responsable des violences, attaqué les autorités démocrates de l’État du
Minnesota – origine du conflit – et défié les manifestants les plus agressifs »,
précise le quotidien espagnol.
De fait,
les tweets du week-end de Donald Trump étaient tout sauf des appels au calme,
observe The Guardian. Samedi soir, il écrivait que « les chiens les
plus méchants et les armes les plus inquiétantes » étaient prêts à être
utilisés contre les manifestants massés devant la Maison-Blanche.
Dimanche
après-midi, c’est le maire démocrate de Minneapolis et l’extrême gauche qui
étaient pris pour cible : « Félicitations à notre Garde
Nationale pour leur excellent travail dès leur arrivée à Minneapolis, la nuit
dernière. Les anarchistes emmenés par l’antifa (mouvance radicale antifasciste),
entre autres, ont été rapidement dispersés. Cela aurait dû être fait par le
maire la première nuit et il n’y aurait pas eu de problème ! ».
Il ne s’en
est pas tenu là. Attribuant les violences à la seule extrême gauche, il a
affirmé, toujours sur Twitter, que les EUA allaient désigner l’antifa comme une
« organisation terroriste ». Pour The Hill, cette annonce
suscite la perplexité, une fois qu’il n’y a « actuellement aucune loi sur
le terrorisme national » et que « le gouvernement fédéral n’a pas la
compétence » pour désigner comme terroriste un groupe basé à l’intérieur
des EUA.
L’Amérique
de Trump est devenue un « baril de poudre ».
Une
position qui résume bien le sentiment face à la position présidentielle, est
celle de la maire d’Atlanta, qui demande simplement à Donald Trump « d’arrêter
de parler ». « Quand il parle, c’est pire. Il y a des fois où il
faudrait juste se taire », a-t-elle déclaré à CNN.
Source :
Le Courrier International
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