« The
great art of life is sensation, to feel that we exist, even in pain. »
Lord Byron
La chorégraphe
québécoise Marie Chouinard, directrice de la compagnie qui porte son nom, présidente
fondatrice du prix de la danse de Montréal et directrice de la danse à la
Biennale de Venise, nous propose sa réponse originale et personnelle à la question
qui s'impose en temps de confinement : Que fait au corps ce moment d’arrêt forcé ?
Un texte d’une
forme très libre, qui adhère aujourd'hui intimement à toutes les parois de mon corps, meurtri,
vrillé et recroquevillé, sous le carcan de douleurs atroces.
ces temps de retraite
mondiale me ramènent à la tranquillité
me redonnent du
temps pour marcher longtemps le matin
très tôt, dehors
et remonte ce
désir d’être consacrée à dieu
je me couche
dans le tapis de feuilles mortes sur le Mont-Royal
les oiseaux,
fous de joie ce matin
puis m’envahit
la sensation amoureuse et
pressante de la
gravitation
c’est quoi Cela
qui me colle à la terre ?
cette étreinte
immémoriale m’est le plus grand
mystère
et là j’ai tout
mon temps, je m’abandonne
à ce contact
à cet amour
je me souviens
à Percé, j’avais
dix-sept ans
seule au monde
couchée contre
cette courbure
je sentais la
courbure de la planète
je me sentais tourner
avec la planète
je venais de
refuser un petit sachet de mescaline
et je souriais,
pressentant
que ma drogue
serait d’être en vie
l’amour existe
chez nous les humains
chez les
animaux, les plantes
l’amour existait
déjà bien avant nous
dans les
étoiles, dans les atomes
à cause d’une
attraction
une particule se
met à graviter autour d’une
autre particule
qui ne lâchera
plus
cette attraction-là
c’est déjà de l’amour,
l’origine de l’amour
de là jusqu’à
nous
jusqu’à notre amour
à nous les humains
c’est une longue
histoire
« l’amour
existe aussi chez nous ! »
me crient les
pierres en souriant
ce que j’aime
moi, danseuse
par-dessus tout
c’est, à part ce
qui existe entre la gravité et la
lumière :
la lumière
et la gravité
la lumière me
touche
de la façon la
plus subtile
la gravité me
touche
de la façon la
plus puissante
le temps d’un
saut, le temps de la suspension
tout au bout de
l’envolée de la balançoire, le
temps du vertige
tout le long de la descente de la
grande côte à
Baie Saint-Paul dans la voiture que
conduisait mon
père, le temps d’un rêve où je
vole, le temps
du tournoiement de la danse :
le temps d’un
rire
celui de la
gravité
absence joyeuse
de quelques instants
puis la gravité
et moi on se recolle vite l’une à
l’autre
l’amour est
concret
***
je suis assise
sur la chaise, j’écris
le contact de
mon corps contre la chaise est si
intense
soudainement si
intense
que c’en est
presque insupportable
je ressens la
peau, les muscles, les os
ils encaissent
la féroce pression du contact
je continue d’écrire
collée à la chaise
collée à l’amour
de la planète qui monte en moi
dans un baiser
éternel
je suis toujours
arrivée à me tenir hors la folie
mais la ligne
est mince
adolescente, j’ai
choisi d’être une humaine
pleinement
sans déraper
j’écris Cela
devient insupportable
et je cours m’allonger
sur le sol
maintenant que
mon corps est étalé
la pression est
répartie tout au long
mais Cela se
mêle bientôt de s’intensifier encore
folle de dieu
je pourrais
sombrer
***
c’est quoi Cela
qui me colle à la terre ?
pour mon
intellect aussi l’attraction terrestre
est une
obsession joyeuse et terrible
les grands
astrophysiciens ne comprennent pas
la gravitation
ne se l’expliquent
pas
mystère des
mystères
comme dieu
***
une pierre se tient
en elle-même
se colle à
elle-même
dans le bonheur
d’exister
elle se tient
bien serrée sur elle-même
recroquevillée
sur la jouissance d’exister
exultation des pierres
amoncellement
des étreintes
que la matière
existe
que la matière
persiste
c’est déjà un
signe d’amour
un talisman d’amour
Marie Chouinard,
Montréal, 9 mai 2020
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