lundi 18 mai 2020

Log book # 59




« The great art of life is sensation, to feel that we exist, even in pain. » Lord Byron

La chorégraphe québécoise Marie Chouinard, directrice de la compagnie qui porte son nom, présidente fondatrice du prix de la danse de Montréal et directrice de la danse à la Biennale de Venise, nous propose sa réponse originale et personnelle à la question qui s'impose en temps de confinement : Que fait au corps ce moment d’arrêt forcé ?
Un texte d’une forme très libre, qui adhère aujourd'hui intimement à toutes les parois de mon corps, meurtri, vrillé et recroquevillé, sous le carcan de douleurs atroces.

ces temps de retraite mondiale me ramènent à la tranquillité

me redonnent du temps pour marcher longtemps le matin

très tôt, dehors

et remonte ce désir d’être consacrée à dieu

je me couche dans le tapis de feuilles mortes sur le Mont-Royal

les oiseaux, fous de joie ce matin

puis m’envahit la sensation amoureuse et
pressante de la gravitation

c’est quoi Cela qui me colle à la terre ?

cette étreinte immémoriale m’est le plus grand
mystère

et là j’ai tout mon temps, je m’abandonne

à ce contact

à cet amour

je me souviens

à Percé, j’avais dix-sept ans

seule au monde

couchée contre cette courbure

je sentais la courbure de la planète

je me sentais tourner avec la planète

je venais de refuser un petit sachet de mescaline

et je souriais, pressentant

que ma drogue serait d’être en vie

l’amour existe chez nous les humains

chez les animaux, les plantes

l’amour existait déjà bien avant nous

dans les étoiles, dans les atomes

à cause d’une attraction

une particule se met à graviter autour d’une
autre particule

qui ne lâchera plus

cette attraction-là

c’est déjà de l’amour, l’origine de l’amour

de là jusqu’à nous

jusqu’à notre amour à nous les humains

c’est une longue histoire

« l’amour existe aussi chez nous ! »

me crient les pierres en souriant

ce que j’aime

moi, danseuse

par-dessus tout

c’est, à part ce qui existe entre la gravité et la
lumière :

la lumière

et la gravité

la lumière me touche

de la façon la plus subtile

la gravité me touche

de la façon la plus puissante
le temps d’un saut, le temps de la suspension
tout au bout de l’envolée de la balançoire, le
temps du vertige tout le long de la descente de la
grande côte à Baie Saint-Paul dans la voiture que
conduisait mon père, le temps d’un rêve où je
vole, le temps du tournoiement de la danse :

le temps d’un rire

celui de la gravité

absence joyeuse de quelques instants

puis la gravité et moi on se recolle vite l’une à
l’autre

l’amour est concret

***
je suis assise sur la chaise, j’écris

le contact de mon corps contre la chaise est si
intense

soudainement si intense

que c’en est presque insupportable

je ressens la peau, les muscles, les os

ils encaissent la féroce pression du contact

je continue d’écrire

collée à la chaise

collée à l’amour de la planète qui monte en moi

dans un baiser éternel

je suis toujours arrivée à me tenir hors la folie

mais la ligne est mince

adolescente, j’ai choisi d’être une humaine

pleinement

sans déraper

j’écris Cela devient insupportable

et je cours m’allonger sur le sol

maintenant que mon corps est étalé

la pression est répartie tout au long

mais Cela se mêle bientôt de s’intensifier encore

folle de dieu

je pourrais sombrer

***
c’est quoi Cela qui me colle à la terre ?

pour mon intellect aussi l’attraction terrestre

est une obsession joyeuse et terrible

les grands astrophysiciens ne comprennent pas
la gravitation

ne se l’expliquent pas

mystère des mystères

comme dieu

***
une pierre se tient en elle-même

se colle à elle-même

dans le bonheur d’exister

elle se tient bien serrée sur elle-même

recroquevillée sur la jouissance d’exister

exultation des pierres

amoncellement des étreintes

que la matière existe

que la matière persiste

c’est déjà un signe d’amour

un talisman d’amour

Marie Chouinard, Montréal, 9 mai 2020

Aucun commentaire: