« Je ne
peux pas supporter qu’on attende quelque chose de moi, ça me donne tout de
suite envie de faire le contraire. »
Huis clos,
Sartre
De sa nouvelle « La
Chambre », à sa pièce de théâtre « Huis clos », les questions de
l’enfermement, du rapport à soi et à autrui, traversent l’œuvre de Sartre.
Qu’attend-on du
regard de l’autre ? Peut-on franchir le mur de l’enfermement en soi-même ?
De juin 1940 à
mars 1941, Jean-Paul Sartre est fait prisonnier et interné au camp allemand Le
Stalag. Il était chargé de sondage météorologique pour l’aviation militaire
française. Il écrira les Carnets de la drôle de guerre pendant sa
captivité.
Mais au-delà de
cette expérience, le rapport à soi entre quatre murs est quelque chose qui le
préoccupe et que l’on retrouve dans toute son œuvre, où il propose une réflexion
proprement philosophique sur ce thème.
Dans « Huis
clos », pièce publiée en 1944, les personnages ne sont que trois, mais il
y a l’idée que ces deux regards suffisent pour représenter tous les regards de
l’humanité.
Chaque
personnage attend de l’autre qu’il le sauve, que l’autre le regarde, le contemple.
Chacun voudrait s’approprier ce regard, mais le salut n’est pas possible.
L’enfer c’est
donc les autres et ils sont condamnés à être les bourreaux les uns des autres. « Le
bourreau c’est chacun de nous pour les deux autres », dit l’un des
personnages, à un moment donné.
Se sentir regardé
pour Sartre est une épreuve.
Dans « L’être
et le néant », il souligne que le regard d’autrui « me persécute, m’objective,
me saisit, m’étiquette, me réifie, me dégrade. Sous le regard d’autrui, je suis
un corps et je ne sais pas ce qu’autrui pense et voit de moi. »
La grande thèse
de Sartre, c’est que l’individu est habité par un désir d’être. « C’est un
piège dans la mesure où il ne peut pas être satisfait, notamment dans la
relation du sujet aux autres… J’attends d’autrui ce qu’il ne peut pas me
donner. »
En cette période
de confinement, tout le monde essaye de garder le lien, chacun de son côté, par
téléphone, messages ou écrans interposés. Pas besoin de se voir pour écouter ou
se faire entendre. Au point qu’on peut faire le constat suivant : le confinement
est loin de nous avoir mis à distance. Heureusement ! ou pas, selon les
cas.
Malgré les gestes
barrière et les mesures de quarantaine, à l’extérieur, j’ai parfois l’impression
d’être en contact permanent avec les autres.
Anciens
collègues, parents, amis ou même inconnus sur les réseaux sociaux. Impossible de
leur échapper et la fameuse phrase de Sartre tourne, assez souvent, en boucle,
dans mon esprit : « l’enfer c’est vraiment les autres ! »
Les « autres » :
tous ces gens qu’on voyait au travail, nos collègues, mais aussi tous ces
inconnus qu’on croisait dans la rue ou les transports sans même les regarder
sont maintenant devenus, au pire, des ennemis, possibles vecteurs de contagion,
au mieux, des images, des souvenirs un peu flous voire de vagues fantasmes. Les « autres »
relèvent, aujourd’hui, plus du lointain que du quotidien.
Pourtant, force
m’est de reconnaître que, depuis quelques semaines, deux mois précisément, je n’entends
parler que des « autres », je n’entends même parler que ces « autres »,
parfois trop, parfois trop peu.
Des conseils qui
nous disent de nous laver tous les matins, qui nous expliquent comment et
pendant combien de temps il faut se savonner les mains, des séries gratuites
sur Netflix, des journaux de confinement, des concerts aux fenêtres, des
applaudissements de 20 heures sur les balcons ou encore des discussions
stériles sur les réseaux.
Me voilà
assaillie, « contaminée » par le flux incessant de parole des « autres ».
Chacun semble avoir son petit mot à dire, sur la situation actuelle, son
analyse, son pas de côté, sa préconisation, son indignation ou son incompréhension.
J’avais peur de
me sentir seule, désormais j’angoisse presque face à la perspective inverse. Le
confinement total, aux confins du monde et des « autres », me
serait-il devenu impossible ?
Il est certain
que je peux décider d’éteindre mon portable, mon poste de télé, mon ordinateur,
c’est une option. Mais il me restera quand même cette question : pour
quelle raison les « autres » me semblent-ils donc plus envahissants maintenant,
alors qu’ils ne sont plus du tout présents autour de moi ?
Dans cette
affaire de confinement, je ne suis pas différente des autres. J’ai aussi des
comportements et des attitudes grégaires.
Moi aussi, j’envoie
des photos, je prends des nouvelles, j’appelle, je réponds et je relance des
discussions virtuelles que j’ai mis sur le feu bouillant, poussée par mon
esprit provocateur et un brin dévoyeur.
J’écoute, je
discute, je suis plus ou moins les initiatives proposées par les uns et les
autres. Je prends part. J’approuve ou je désapprouve de façon véhémente ou pas
selon les sujets.
Moi aussi, je suis donc devenue une de ces « autres »,
présente sans être vue, absente sans être là. Omniprésente comme le Dieu des
croyants.
Voilà ce qui est
frappant !
Cette substitution
de la Présence par l’Omniprésence. Comme si l’Absence, qu’implique le
confinement des uns et des autres, et surtout de soi, est une chose tellement insupportable
qu’il nous faut à tout prix la remplir, la renchérir de mots, d’images, de
projets ou de conseils plus ou moins absurdes.
Le problème
réside bien là ! Pas forcément dans le fait que le confinement/isolement
total, du type Robinson Crusoé, soit totalement impossible mais dans le fait qu’il
nous paraisse impensable.
Mais pourquoi ?
Pourquoi être toujours là ? Pourquoi ne pas pouvoir se passer des Autres
et les dispenser de nous ? Par besoin d’humanité, de soutien, d’aide, d’empathie ?
À cause de l’importance du maintien du lien sociétal ?
Mais s’agit-il
encore de cela lorsque tout le monde dit la même chose en ne pensant faire entendre
que lui ?
Dans sa pièce « Huis
clos », Sartre fait dire au personnage Garcin que « l’enfer c’est les
Autres. » avec un A majuscule. Les spécialistes nous disent que Sartre n’a
pas voulu nous dire que les autres étaient foncièrement néfastes, mais qu’ils
nous aliénaient.
Je crois
pourtant que tout est vrai avec ce confinement. La majuscule, les « Autres »,
n’est pas là pour rien.
Quand ils
deviennent cette masse informe, indistincte, oppressante, bruyante. Quand ils
ne sont plus des personnes singulières, les « Autres » réussissent ce
coup de force de non seulement nous aliéner, mais deviennent aussi foncièrement
hostiles et ça, sans même être contagieux.
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