« Le
temps présent, grand Dieu ! c’est l’arche du Seigneur. Malheur à qui y
touche. »
Diderot
Une sensibilité
trop excessive est bien souvent humiliante. Un regard, un mot déplacé, une phrase
intrigante, ou prise comme telle, de la part d’autrui suffit parfois à émouvoir
rageusement les hypersensibles, dont je suis, et ils n’y voient qu’insulte et
offense. Ils se sentent toujours pris de
mire. Vivre en devient une activité éreintante.
Et comment tuer
cette sensibilité si avilissante ?
Depuis toujours
j’ai horreur de l’imprévu et de la plaisanterie gratuite. Je suis née pourvue
de beaucoup de gravité. Je manque totalement de légèreté et je me suis aperçue
bien trop tard que dans la vie, il faut surtout s’amuser, il n’y a que cela de
réel, afin d’oublier la souffrance et l’ennui.
Quand est-ce la
dernière fois que j’ai eu l’idée de faire quelque chose d’extraordinaire ?
À 20 ans, je recherchais
des sensations fortes à travers l’amour. Je repassai, dans ma tête, toutes les
descriptions de passion que j’avais lues dans Manon Lescaut, La
Nouvelle Héloïse, les Lettres d’une Religieuse Portugaise, Tristan
et Yseult, Le Rouge et le noir, etc.
Amour !
dans quelle folie ne parviens-tu pas à nous faire trouver du plaisir ? Lettres d’une Religieuse Portugaise
Il n’était
question, bien entendu, que de la grande passion, ce sentiment héroïque et pur
que l’on rencontrait dans les romans, qui ne cédait pas aux obstacles, mais s’en
nourrissait, qui, bien au contraire, faisait accomplir de grandes choses.
L’amour, pour la
petite oie blanche que j’étais, était synonyme de grandeur et d’audaces
miraculeuses.
Je me conduisais
comme une sotte, ignorante et niaise à la recherche d’aventures singulières, d’une
immensité de difficultés à vaincre, d’imprévu, d’incertitude. Je vivais dans l’anxiété.
Il me faut bien
reconnaître désormais que tous les pièges amoureux dans lesquels je suis tombée
et fracassé mes os, toutes mes rencontres avec le soi-disant Amour peuvent se
résumer à ce vers de La Fontaine, Le berger et son troupeau :
« Ce n’était
pas un loup, ce n’en était que l’ombre. »
Ces êtres que j’ai,
pour un moment, aussi fugace soit-il, aimé, n’étaient que des moutons héroïques
qui se laissaient égorger trop facilement, une fois que j’eus démasqué leurs
défauts et leurs ridicules. L’entière félicité dont parlait les romans était un
leurre absolu.
À un âge plus
mûr, je désespérais de rencontrer un être un peu différent du patron commun.
À cause de cette
fatalité de mon caractère, j’étais aussi extrêmement sensible à mes fautes et
je vivais toujours fort contrariée, allant jusqu’à me châtier avec démesure.
Être insociable
et faire toujours le contraire de ce qu’on attend de nous, en faisant fi des
convenances, est une bien cruelle punition que les autres ne nous pardonnent
pas.
À un moment de
ma vie, bien plus âgée déjà et donc bien plus sage, j’ai pris l’amour en haine.
Que de préjugés je n’avais puisé dans ces livres ! Que de chimères !
How this
spring of love resembleth
The uncertain
glory of an April day.
Which now
shows all the beauty of the sun
And by and by
a cloud takes all away !
Shakespeare
J’avais beaucoup
de colère contre moi-même et je m’emportais furieusement aussi contre autrui. J’affligeais
souvent mon amour-propre et j’infligeais à cause de cela des blessures cruelles
autour de moi.
Mais le bonheur
est qu’un cœur vieux et malade parvient à s’affranchir de ce sentiment
pernicieux qui fut autrefois son maître et toutes les folies qu’il lui a fait
faire sont vite oubliées. Tout passe, tout casse, tout lasse comme le dit le
fameux adage et toutes les erreurs sentimentales, même les plus humiliantes,
valent comme un gage de sagesse pour tout le reste de notre existence. La
raison l’emporte et tisse son ouvrage.
Je me dis comme
Médée : « Au milieu de tant de périls, il me reste MOI. »
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