lundi 11 mai 2020

Log book # 53




« Le temps présent, grand Dieu ! c’est l’arche du Seigneur. Malheur à qui y touche. »
Diderot

Une sensibilité trop excessive est bien souvent humiliante. Un regard, un mot déplacé, une phrase intrigante, ou prise comme telle, de la part d’autrui suffit parfois à émouvoir rageusement les hypersensibles, dont je suis, et ils n’y voient qu’insulte et offense.  Ils se sentent toujours pris de mire. Vivre en devient une activité éreintante.
Et comment tuer cette sensibilité si avilissante ?
Depuis toujours j’ai horreur de l’imprévu et de la plaisanterie gratuite. Je suis née pourvue de beaucoup de gravité. Je manque totalement de légèreté et je me suis aperçue bien trop tard que dans la vie, il faut surtout s’amuser, il n’y a que cela de réel, afin d’oublier la souffrance et l’ennui.
Quand est-ce la dernière fois que j’ai eu l’idée de faire quelque chose d’extraordinaire ?
À 20 ans, je recherchais des sensations fortes à travers l’amour. Je repassai, dans ma tête, toutes les descriptions de passion que j’avais lues dans Manon Lescaut, La Nouvelle Héloïse, les Lettres d’une Religieuse Portugaise, Tristan et Yseult, Le Rouge et le noir, etc.

Amour ! dans quelle folie ne parviens-tu pas à nous faire trouver du plaisir ? Lettres d’une Religieuse Portugaise

Il n’était question, bien entendu, que de la grande passion, ce sentiment héroïque et pur que l’on rencontrait dans les romans, qui ne cédait pas aux obstacles, mais s’en nourrissait, qui, bien au contraire, faisait accomplir de grandes choses.
L’amour, pour la petite oie blanche que j’étais, était synonyme de grandeur et d’audaces miraculeuses.
Je me conduisais comme une sotte, ignorante et niaise à la recherche d’aventures singulières, d’une immensité de difficultés à vaincre, d’imprévu, d’incertitude. Je vivais dans l’anxiété.
Il me faut bien reconnaître désormais que tous les pièges amoureux dans lesquels je suis tombée et fracassé mes os, toutes mes rencontres avec le soi-disant Amour peuvent se résumer à ce vers de La Fontaine, Le berger et son troupeau :
« Ce n’était pas un loup, ce n’en était que l’ombre. »
Ces êtres que j’ai, pour un moment, aussi fugace soit-il, aimé, n’étaient que des moutons héroïques qui se laissaient égorger trop facilement, une fois que j’eus démasqué leurs défauts et leurs ridicules. L’entière félicité dont parlait les romans était un leurre absolu.
À un âge plus mûr, je désespérais de rencontrer un être un peu différent du patron commun.
À cause de cette fatalité de mon caractère, j’étais aussi extrêmement sensible à mes fautes et je vivais toujours fort contrariée, allant jusqu’à me châtier avec démesure.
Être insociable et faire toujours le contraire de ce qu’on attend de nous, en faisant fi des convenances, est une bien cruelle punition que les autres ne nous pardonnent pas.
À un moment de ma vie, bien plus âgée déjà et donc bien plus sage, j’ai pris l’amour en haine. Que de préjugés je n’avais puisé dans ces livres ! Que de chimères !

How this spring of love resembleth
The uncertain glory of an April day.
Which now shows all the beauty of the sun
And by and by a cloud takes all away !

Shakespeare

J’avais beaucoup de colère contre moi-même et je m’emportais furieusement aussi contre autrui. J’affligeais souvent mon amour-propre et j’infligeais à cause de cela des blessures cruelles autour de moi.
Mais le bonheur est qu’un cœur vieux et malade parvient à s’affranchir de ce sentiment pernicieux qui fut autrefois son maître et toutes les folies qu’il lui a fait faire sont vite oubliées. Tout passe, tout casse, tout lasse comme le dit le fameux adage et toutes les erreurs sentimentales, même les plus humiliantes, valent comme un gage de sagesse pour tout le reste de notre existence. La raison l’emporte et tisse son ouvrage.
Je me dis comme Médée : « Au milieu de tant de périls, il me reste MOI. »






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