Ce qu’il trouvait
toujours de plus intéressant chez les femmes durant le coït, c’était leur
visage. Mais il devait reconnaître que le visage de Christine était le visage
le plus éteint de tous les visages, entre les femmes avec qui il avait joui.
S’ennuyait-elle
pendant l’acte sexuel ? Était-elle fatiguée ? Faisait-elle l’amour à contrecœur ?
Ou bien cachait-elle, sous la surface impassible de son visage, des sensations
qu’il ne pouvait soupçonner ?
Il avait déjà
évidemment pensé à le lui demander, mais il leur arrivait quelque chose de
singulier, dès qu’ils s’approchaient l’un de l’autre et que leurs corps s’entremêlaient,
ils perdaient complètement l’usage de la parole. Il n’avait jamais très
bien su comment s’expliquer ce mutisme, ce silence dans lequel ils plongeaient.
Au début, il
lui avait chuchoté des mots obscènes à l’oreille, pour faire poindre une
quelconque réaction en elle, mais son visage restait tout aussi impassible ou
bien elle ébauchait un tranquille sourire d’indulgente sympathie.
À plusieurs
reprises, il lui avait également susurré : Ça te plaît ? Elle
ne répondît rien ou bien hochait tout bonnement la tête, coupant net toute
résonnance vicieuse à laquelle il s’attendait.
Il avait donc
fini par ne plus dire de mots obscènes et ne lui demandait plus du tout si ça
lui plaisait.
D’ailleurs,
Christine était bien plus entreprenante que lui lors de leurs ébats amoureux. Il
s’était très vite résigné à devenir silencieux et ne faisait que lui livrer son
corps.
Quand il y
songeait, il se rendait compte qu’il était lui-même coupable du mutisme de
leurs nuits. Il s’était forgé d’elle, l’amante, une image caricaturale qu’il
dressait maintenant devant lui et qu’il était incapable d’enjamber pour accéder
à la véritable Christine, à ses émotions, à ses sens et à ses ténèbres obscènes.
Il l’aimait
comme une amie intelligente, fidèle, irremplaçable et non plus seulement comme
une maîtresse. Il lui était devenu impossible de séparer la maîtresse de l’amie.
Pourquoi
veut-elle encore coucher avec moi ? se demandait-il souvent, mais il ne
parvenait pas à trouver une réponse claire et logique.
Il ne savait
qu’une chose, que leurs coïts taciturnes étaient inéluctables et ce depuis que
cette histoire insensée lui était tombée dessus par surprise.
Si l’on
écrivait une biographie de lui, on pourrait résumer cette période de son existence
en disant ceci : sa liaison avec Christine avait marqué une nouvelle étape
dans sa vie plutôt creuse et décousue. Il n’avait pas su, lors de leur rencontre
quoi faire de cette attraction mutuelle. Il était excité, son cœur tambourinait,
mais il était déjà piégé, figé et embourbé dans une relation matrimoniale
conventionnelle. Que faire de Christine et comment en découdre avec cet encerclement
magique ?
Cette femme
avait une telle audace intellectuelle et une personnalité tellement fervente qu’il
s’était laissé impressionner, dès leur premier contact.
Elle contenait
en elle une assez forte dose de provocation qu’elle usait comme une arme de combat,
sans pourtant dépenser trop d’énergie superflue, en se servant pour cela d’une sorte
de niveau à bulle intellectuel.
Avec lui,
elle était à tout moment précise et prudente, comme un diplomate, tout le
contraire de ce qu’elle était dans sa vie avec les autres, où elle avait un
fâcheux penchant pour la confrontation et l’extrémisme.
Comme tout
homme, au début de sa vie érotique, il avait connu l’excitation sans réelle
jouissance et maintenant, qu’il avait pris de l’âge, il réfléchissait à la jouissance
sans excitation.
Tout homme a
deux biographies érotiques : la première se compose d’une vaste liste de
liaisons et de rencontres amoureuses plus ou moins fugaces et d’une cohorte de
femmes qu’il aurait voulu avoir mais qui lui ont plus ou moins échappé, pour
une raison ou pour une autre.
Il avait toujours
su comment faire jaillir l’étincelle entre lui et n’importe quelle femme. Sa
première biographie était ainsi plus fouillée et complète que la seconde, dans laquelle
il incluait Christine sans hésitations.
Christine est,
sans l’ombre d’un doute, la femme qu’il a le plus aimée au monde, mais aussi
celle qui lui a échappé, dès le premier jour, et qui lui échappe encore aujourd’hui,
car elle ne tient à la vie que par un mince fil.
Malgré l’immense
joie qui émane d’elle, il suffit de très peu pour la retrouver de l’autre côté
de la frontière, au-delà de laquelle plus rien n’a de sens : l’amour, les
convictions… Elle est une nihiliste au plus profond de son être.
Il avait, au
long de ces années avec elle, perdu toute sa spontanéité et ressentait
maintenant une fatigue insupportable. Il n’y avait plus moyen de continuer à
ses côtés. Il se trouvait clairement en passe de franchir le pas et de
traverser de l’autre côté de la frontière.
Ils ne se
voyaient plus que très rarement et lorsqu’il se libérait , à grand peine, pour
la retrouver, il n’avait pas de temps à perdre, car il devait retourner très
vite s’acharner à son travail ou tout bonnement rentrer chez lui, où il était
attendu.
C’était à chaque
fois pareil, ils se déshabillaient à la hâte, après avoir bavardé un instant. Ils
se dépêchaient tous les deux et, cette précipitation devenait assez ridicule,
et les laissait, chaque fois, à quelques millimètres de la frontière au-delà de
laquelle les choses n’ont plus de sens.
Les choses se
répètent et perdent chaque fois une fraction de leur sens. La dose admissible
de répétitions se réduit et puis vient la cassure irrémédiable, qui s’inscrit
dans le temps, à une seconde précise de notre vie, à un endroit déterminé.
Le visage même
de Christine n’était plus que le souvenir de son visage d’autrefois. Tout comme
son corps, il semble avoir vieilli d’une centaine d’années.
Il suffit de
si peu pour que les choses bougent imperceptiblement et, ce pour quoi on aurait
donné sa vie une seconde avant, soudain apparaît comme un non-sens où il n’y a
plus rien, seul le vide total.
Il était
probablement las du visage et du corps vieilli de Christine. Ils ne s’étaient
probablement jamais vraiment compris, même s’ils paraissaient être toujours d’accord
sur tout.
Chacun interprétait
finalement à sa façon les paroles de l’autre, même s’il semblait y avoir entre
eux une merveilleuse harmonie, c’était une solidarité tacite qui ne pouvait
être fondée que sur l’incompréhension.
Il le savait bien
et il s’y complaisait presque, mais il lui fallait désormais franchir le pas qui
le séparait de l’autre côté de la frontière.
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