lundi 27 avril 2020

Log book # 41




Ce qu’il trouvait toujours de plus intéressant chez les femmes durant le coït, c’était leur visage. Mais il devait reconnaître que le visage de Christine était le visage le plus éteint de tous les visages, entre les femmes avec qui il avait joui.
S’ennuyait-elle pendant l’acte sexuel ? Était-elle fatiguée ? Faisait-elle l’amour à contrecœur ? Ou bien cachait-elle, sous la surface impassible de son visage, des sensations qu’il ne pouvait soupçonner ?
Il avait déjà évidemment pensé à le lui demander, mais il leur arrivait quelque chose de singulier, dès qu’ils s’approchaient l’un de l’autre et que leurs corps s’entremêlaient, ils perdaient complètement l’usage de la parole. Il n’avait jamais très bien su comment s’expliquer ce mutisme, ce silence dans lequel ils plongeaient.
Au début, il lui avait chuchoté des mots obscènes à l’oreille, pour faire poindre une quelconque réaction en elle, mais son visage restait tout aussi impassible ou bien elle ébauchait un tranquille sourire d’indulgente sympathie. 
À plusieurs reprises, il lui avait également susurré : Ça te plaît ? Elle ne répondît rien ou bien hochait tout bonnement la tête, coupant net toute résonnance vicieuse à laquelle il s’attendait.
Il avait donc fini par ne plus dire de mots obscènes et ne lui demandait plus du tout si ça lui plaisait.
D’ailleurs, Christine était bien plus entreprenante que lui lors de leurs ébats amoureux. Il s’était très vite résigné à devenir silencieux et ne faisait que lui livrer son corps.
Quand il y songeait, il se rendait compte qu’il était lui-même coupable du mutisme de leurs nuits. Il s’était forgé d’elle, l’amante, une image caricaturale qu’il dressait maintenant devant lui et qu’il était incapable d’enjamber pour accéder à la véritable Christine, à ses émotions, à ses sens et à ses ténèbres obscènes.
Il l’aimait comme une amie intelligente, fidèle, irremplaçable et non plus seulement comme une maîtresse. Il lui était devenu impossible de séparer la maîtresse de l’amie.
Pourquoi veut-elle encore coucher avec moi ? se demandait-il souvent, mais il ne parvenait pas à trouver une réponse claire et logique.
Il ne savait qu’une chose, que leurs coïts taciturnes étaient inéluctables et ce depuis que cette histoire insensée lui était tombée dessus par surprise.
Si l’on écrivait une biographie de lui, on pourrait résumer cette période de son existence en disant ceci : sa liaison avec Christine avait marqué une nouvelle étape dans sa vie plutôt creuse et décousue. Il n’avait pas su, lors de leur rencontre quoi faire de cette attraction mutuelle. Il était excité, son cœur tambourinait, mais il était déjà piégé, figé et embourbé dans une relation matrimoniale conventionnelle. Que faire de Christine et comment en découdre avec cet encerclement magique ?
Cette femme avait une telle audace intellectuelle et une personnalité tellement fervente qu’il s’était laissé impressionner, dès leur premier contact.
Elle contenait en elle une assez forte dose de provocation qu’elle usait comme une arme de combat, sans pourtant dépenser trop d’énergie superflue, en se servant pour cela d’une sorte de niveau à bulle intellectuel.
Avec lui, elle était à tout moment précise et prudente, comme un diplomate, tout le contraire de ce qu’elle était dans sa vie avec les autres, où elle avait un fâcheux penchant pour la confrontation et l’extrémisme.
Comme tout homme, au début de sa vie érotique, il avait connu l’excitation sans réelle jouissance et maintenant, qu’il avait pris de l’âge, il réfléchissait à la jouissance sans excitation.
Tout homme a deux biographies érotiques : la première se compose d’une vaste liste de liaisons et de rencontres amoureuses plus ou moins fugaces et d’une cohorte de femmes qu’il aurait voulu avoir mais qui lui ont plus ou moins échappé, pour une raison ou pour une autre.
Il avait toujours su comment faire jaillir l’étincelle entre lui et n’importe quelle femme. Sa première biographie était ainsi plus fouillée et complète que la seconde, dans laquelle il incluait Christine sans hésitations.
Christine est, sans l’ombre d’un doute, la femme qu’il a le plus aimée au monde, mais aussi celle qui lui a échappé, dès le premier jour, et qui lui échappe encore aujourd’hui, car elle ne tient à la vie que par un mince fil.
Malgré l’immense joie qui émane d’elle, il suffit de très peu pour la retrouver de l’autre côté de la frontière, au-delà de laquelle plus rien n’a de sens : l’amour, les convictions… Elle est une nihiliste au plus profond de son être.
Il avait, au long de ces années avec elle, perdu toute sa spontanéité et ressentait maintenant une fatigue insupportable. Il n’y avait plus moyen de continuer à ses côtés. Il se trouvait clairement en passe de franchir le pas et de traverser de l’autre côté de la frontière.
Ils ne se voyaient plus que très rarement et lorsqu’il se libérait , à grand peine, pour la retrouver, il n’avait pas de temps à perdre, car il devait retourner très vite s’acharner à son travail ou tout bonnement rentrer chez lui, où il était attendu.
C’était à chaque fois pareil, ils se déshabillaient à la hâte, après avoir bavardé un instant. Ils se dépêchaient tous les deux et, cette précipitation devenait assez ridicule, et les laissait, chaque fois, à quelques millimètres de la frontière au-delà de laquelle les choses n’ont plus de sens.
Les choses se répètent et perdent chaque fois une fraction de leur sens. La dose admissible de répétitions se réduit et puis vient la cassure irrémédiable, qui s’inscrit dans le temps, à une seconde précise de notre vie, à un endroit déterminé.
Le visage même de Christine n’était plus que le souvenir de son visage d’autrefois. Tout comme son corps, il semble avoir vieilli d’une centaine d’années.
Il suffit de si peu pour que les choses bougent imperceptiblement et, ce pour quoi on aurait donné sa vie une seconde avant, soudain apparaît comme un non-sens où il n’y a plus rien, seul le vide total.
Il était probablement las du visage et du corps vieilli de Christine. Ils ne s’étaient probablement jamais vraiment compris, même s’ils paraissaient être toujours d’accord sur tout.
Chacun interprétait finalement à sa façon les paroles de l’autre, même s’il semblait y avoir entre eux une merveilleuse harmonie, c’était une solidarité tacite qui ne pouvait être fondée que sur l’incompréhension.
Il le savait bien et il s’y complaisait presque, mais il lui fallait désormais franchir le pas qui le séparait de l’autre côté de la frontière.


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