« The
pleasure of the text is that moment when my body pursues its own ideas – for my
body does not have the same ideas as I do. »
Roland
Barthes, from The Pleasure of the Text
Il faut bien
que je donne un nom à mon personnage.
Cette héroïne est mienne et n’appartient qu’à moi (et je lui suis très attachée).
Je vais lui donner le nom de Christa. Un nom exotique à souhait, et très symbolique par ailleurs.
Cette héroïne est mienne et n’appartient qu’à moi (et je lui suis très attachée).
Je vais lui donner le nom de Christa. Un nom exotique à souhait, et très symbolique par ailleurs.
J’imagine qu’elle
est charmante, de taille moyenne, qu’elle a la quarantaine et qu’elle est de Berlin.
Je la vois en
pensée descendre une rue d’une petite ville de province, dans le sud-ouest. Oui,
vous l’aurez remarqué, je désigne sa ville natale qui est loin, mais je passe
sous silence la ville où a lieu mon récit. C'est ainsi que je décide de prendre des libertés narratives. C'est ma prérogative!
Christa
travaille comme serveuse dans un petit café, de cette petite ville, depuis déjà
quelques années. La salle est toujours à moitié vide et elle sert
invariablement un café, ou un cognac ou un pastis. Les clients l’aiment bien. Il
y en a toujours qui souhaitent bavarder et elle sait écouter. Mais écoute-t
’elle vraiment ou fait-elle semblant ? Ce qui compte c’est qu’elle ne les
interrompt jamais. Elle ne leur coupe jamais la parole pour faire part de sa
propre réflexion. Elle ne tient absolument pas à parler d’elle-même.
L’autre soir,
un des clients qui lui parle depuis près d’un an, lui confie qu’il veut écrire
un livre.
« Un
livre ? Et sur quoi ? »
« Sur le
monde tel que je le vois. »
« Et
vous saurez écrire un livre ? » demande Christa.
« Pourquoi
pas ? Il faut juste que je me renseigne un peu, pour voir comment on s’y
prend. Ça n’a pas l’air très sorcier. Des tas de livres sont écrits tous
les jours, par des tas de gens. »
Christa avait
souvent l’impression que plusieurs murs circulaires s’élevaient autour d’elle. Sa
propre histoire était tragique et elle aurait pu en faire un livre, mais elle
ne souhaitait en parler à personne.
Elle se
voyait sur un radeau à la dérive et elle regardait en arrière. Elle ne voyait
que son passé mais celui-ci était de plus en plus pâle. Sa mémoire aussi l’abandonnait
et lui soulevait des doutes.
Depuis toujours,
depuis toute petite, Christa avait pris le goût et l’habitude d’écrire des
carnets. Dans sa jeunesse, elle en remplissait des pages et des pages mais très
vite elle s’en lassa et bon nombre de pages étaient restées à moitié remplies,
ses notes devenant très fragmentaires.
Elle possédait
à peu près un carnet pour chaque année de sa vie, depuis le début de son adolescence.
Elle y notait tous les événements importants, les souvenirs qui seraient autant
de points de repère plus tard, avec le passage du temps et son grand lessivage et
seraient la seule possibilité qu’elle aurait de reconstruire un passé qu’elle
ne pouvait tolérer qu’il se perde irrémédiablement.
Lorsqu’elle
relisait ses premiers carnets, elle parvenait à reconstituer tant bien que mal
la plupart des moments importants de son existence, des moments de joie et de
conquête, mais aussi pas mal de choses plutôt déplaisantes, insatisfaisantes, humiliantes,
des disputes et des ennuis divers.
Son passé maintenant
se contracte, se défait, se dissout, devant ses yeux. Elle-même rétrécit et
perd ses contours à cause de cette vilaine maladie. L’édifice chancelant de ses
souvenirs s’affaisse et Christa disparaît lentement, il ne va bientôt plus rien
rester d’elle, juste un petit point invisible, un néant qui avance
inexorablement vers la mort.
Et somme
toute, elle n’aura vécu qu’une vie tout à fait banale, ordinaire. Rien de
véritablement original. La plus grande aventure de notre vie est l’absence d’aventures,
écrivait précisément James Joyce.
Christa
commençait à souffrir d’une insomnie chronique depuis qu’avait éclaté cette
horrible crise sanitaire provoquée par le Coronavirus, au début de l’année.
Le petit café
où elle travaillait avait dû fermer ses portes. De toutes façons, il n’y avait
plus du tout de clients et elle avait fini par devoir, comme tant d’autres, s’inscrire
au chômage jusqu’à la réouverture de l’établissement.
Elle était
confinée dans son studio de 25 m2 et tournait en rond, à longueur de
journée, tel un fauve en cage. Elle avait totalement perdu le sommeil, lors des
premiers jours du Grand Confinement. Elle essayait néanmoins de garder la tête
sur les épaules et avait conservé sa force de vivre. Elle sortait très peu et
ses sorties se limitaient à aller se réapprovisionner à la supérette du coin de
la rue où elle croisait ses voisins qui avaient tous un air aussi blafard et fantasque
qu’elle.
Elle s’était entretemps
transformée en une véritable graphomane. Une envie irrésistible d’écrire était
revenue en puissance et elle remplissait maintenant son carnet à bon train.
C’était, elle
le savait, une activité on ne peut plus inutile, mais en ce moment d’isolement
généralisé et de distanciation sociale, c’était devenu sa seule échappatoire. Ce
vide autour d’elle était le moteur qui la poussait à écrire aussi abondamment
qu’autrefois.
Elle s’entourait
de ses propres mots, comme d’un mur de miroirs qui ne laissait filtrer aucune
image, ni aucune voix du dehors.
Son salaire
suffisait à peine à payer son loyer et sa nourriture. Si elle devait ne plus
retrouver son boulot, après le déconfinement, qui était sans cesse reporté, sa
situation serait on ne peut plus précaire. Elle était épouvantée à cette idée.
Autour d’elle,
régnait désormais un silence incroyable. Elle rêvassait, au long de ses trop
longues journées, de vacances au bord de la mer.
Le silence résonnait
de plus en plus fort dans son studio mansardé. Elle était désormais résolue à
vivre en silence et pour le silence. Elle commençait à s’intéresser à tout un
tas d’idioties qui passaient à la télé pour se distraire.
Puis, vint enfin
le déconfinement au bout de trois longs mois de réclusion. Christa reprit son
travail de serveuse. Elle continua de servir et d’écouter parler les gens. Elle
notait maintenant toutes leurs confidences dans ses carnets. Car de son
existence, elle ne souhaitait souffler mot.
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