vendredi 24 avril 2020

Log book # 38




« The pleasure of the text is that moment when my body pursues its own ideas – for my body does not have the same ideas as I do. »

Roland Barthes, from The Pleasure of the Text


Il faut bien que je donne un nom à mon personnage. 
Cette héroïne est mienne et n’appartient qu’à moi (et je lui suis très attachée). 
Je vais lui donner le nom de Christa. Un nom exotique à souhait, et très symbolique par ailleurs.
J’imagine qu’elle est charmante, de taille moyenne, qu’elle a la quarantaine et qu’elle est de Berlin.
Je la vois en pensée descendre une rue d’une petite ville de province, dans le sud-ouest. Oui, vous l’aurez remarqué, je désigne sa ville natale qui est loin, mais je passe sous silence la ville où a lieu mon récit. C'est ainsi que je décide de prendre des libertés narratives. C'est ma prérogative!
Christa travaille comme serveuse dans un petit café, de cette petite ville, depuis déjà quelques années. La salle est toujours à moitié vide et elle sert invariablement un café, ou un cognac ou un pastis. Les clients l’aiment bien. Il y en a toujours qui souhaitent bavarder et elle sait écouter. Mais écoute-t ’elle vraiment ou fait-elle semblant ? Ce qui compte c’est qu’elle ne les interrompt jamais. Elle ne leur coupe jamais la parole pour faire part de sa propre réflexion. Elle ne tient absolument pas à parler d’elle-même.
L’autre soir, un des clients qui lui parle depuis près d’un an, lui confie qu’il veut écrire un livre.
« Un livre ? Et sur quoi ? »
« Sur le monde tel que je le vois. »
« Et vous saurez écrire un livre ? » demande Christa.
« Pourquoi pas ? Il faut juste que je me renseigne un peu, pour voir comment on s’y prend. Ça n’a pas l’air très sorcier. Des tas de livres sont écrits tous les jours, par des tas de gens. »
Christa avait souvent l’impression que plusieurs murs circulaires s’élevaient autour d’elle. Sa propre histoire était tragique et elle aurait pu en faire un livre, mais elle ne souhaitait en parler à personne.
Elle se voyait sur un radeau à la dérive et elle regardait en arrière. Elle ne voyait que son passé mais celui-ci était de plus en plus pâle. Sa mémoire aussi l’abandonnait et lui soulevait des doutes.
Depuis toujours, depuis toute petite, Christa avait pris le goût et l’habitude d’écrire des carnets. Dans sa jeunesse, elle en remplissait des pages et des pages mais très vite elle s’en lassa et bon nombre de pages étaient restées à moitié remplies, ses notes devenant très fragmentaires.
Elle possédait à peu près un carnet pour chaque année de sa vie, depuis le début de son adolescence. Elle y notait tous les événements importants, les souvenirs qui seraient autant de points de repère plus tard, avec le passage du temps et son grand lessivage et seraient la seule possibilité qu’elle aurait de reconstruire un passé qu’elle ne pouvait tolérer qu’il se perde irrémédiablement.
Lorsqu’elle relisait ses premiers carnets, elle parvenait à reconstituer tant bien que mal la plupart des moments importants de son existence, des moments de joie et de conquête, mais aussi pas mal de choses plutôt déplaisantes, insatisfaisantes, humiliantes, des disputes et des ennuis divers.
Son passé maintenant se contracte, se défait, se dissout, devant ses yeux. Elle-même rétrécit et perd ses contours à cause de cette vilaine maladie. L’édifice chancelant de ses souvenirs s’affaisse et Christa disparaît lentement, il ne va bientôt plus rien rester d’elle, juste un petit point invisible, un néant qui avance inexorablement vers la mort.
Et somme toute, elle n’aura vécu qu’une vie tout à fait banale, ordinaire. Rien de véritablement original. La plus grande aventure de notre vie est l’absence d’aventures, écrivait précisément James Joyce.
Christa commençait à souffrir d’une insomnie chronique depuis qu’avait éclaté cette horrible crise sanitaire provoquée par le Coronavirus, au début de l’année.
Le petit café où elle travaillait avait dû fermer ses portes. De toutes façons, il n’y avait plus du tout de clients et elle avait fini par devoir, comme tant d’autres, s’inscrire au chômage jusqu’à la réouverture de l’établissement.
Elle était confinée dans son studio de 25 m2 et tournait en rond, à longueur de journée, tel un fauve en cage. Elle avait totalement perdu le sommeil, lors des premiers jours du Grand Confinement. Elle essayait néanmoins de garder la tête sur les épaules et avait conservé sa force de vivre. Elle sortait très peu et ses sorties se limitaient à aller se réapprovisionner à la supérette du coin de la rue où elle croisait ses voisins qui avaient tous un air aussi blafard et fantasque qu’elle.
Elle s’était entretemps transformée en une véritable graphomane. Une envie irrésistible d’écrire était revenue en puissance et elle remplissait maintenant son carnet à bon train.
C’était, elle le savait, une activité on ne peut plus inutile, mais en ce moment d’isolement généralisé et de distanciation sociale, c’était devenu sa seule échappatoire. Ce vide autour d’elle était le moteur qui la poussait à écrire aussi abondamment qu’autrefois.
Elle s’entourait de ses propres mots, comme d’un mur de miroirs qui ne laissait filtrer aucune image, ni aucune voix du dehors.
Son salaire suffisait à peine à payer son loyer et sa nourriture. Si elle devait ne plus retrouver son boulot, après le déconfinement, qui était sans cesse reporté, sa situation serait on ne peut plus précaire. Elle était épouvantée à cette idée.
Autour d’elle, régnait désormais un silence incroyable. Elle rêvassait, au long de ses trop longues journées, de vacances au bord de la mer.
Le silence résonnait de plus en plus fort dans son studio mansardé. Elle était désormais résolue à vivre en silence et pour le silence. Elle commençait à s’intéresser à tout un tas d’idioties qui passaient à la télé pour se distraire.
Puis, vint enfin le déconfinement au bout de trois longs mois de réclusion. Christa reprit son travail de serveuse. Elle continua de servir et d’écouter parler les gens. Elle notait maintenant toutes leurs confidences dans ses carnets. Car de son existence, elle ne souhaitait souffler mot.  

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