mercredi 22 avril 2020

Log book # 36




« Pourquoi nous créons-nous des pays légendaires, s’ils doivent être l’exil de notre cœur ? » 

 Le fou d’Elsa, Aragon


Hier, je suis arrivée au bout de ma première quarantaine et j’entame, aujourd’hui, la seconde, avec un pincement au cœur. 
Je me demande, en effet, combien d’autres quarantaines j’aurais encore, devant moi, jusqu’à l’hypothétique découverte d’un vaccin, qui viendra mettra un terme à cette épidémie ultra mondialisée, qui touche désormais plus de la moitié de l’humanité.
Depuis le début de ce Grand Confinement, je reçois un bon nombre de messages et d’appels de collègues en télétravail, d’amies enseignantes, confinés avec mari/épouse et enfants pour la plupart et tous font référence à cette nouvelle intimité forcée, qui est autant une occasion de rapprochement que de tensions et de chamailleries quotidiennes.
Ils m’envoient aussi des photos d’eux-mêmes/d’elles-mêmes, chevelu(e)s et barbus, en tenue débraillé(e) ou en pyjama, ou très coquettement vêtu(e)s et entouré(e) s de leur souriante famille, et de leurs chiens et chats, batifolant sur le gazon, on se croirait presque dans Cinquante Millions d’Amis!
Je reçois aussi des photos de leurs balcons fleuris, ou pour les plus chanceux, de leur jardin et/ ou de leur potager.
Il y a bien sûr l’amie qui travaille ou se prélasse, dans son grand jardin, où l’on aperçoit une luxuriante pelouse, au bout duquel on entrevoit aussi une belle piscine; celui qui vient d’être père et pose avec son nouveau-né, dans les bras; celui qui, habituellement rasé de près, arbore maintenant une impressionnante barbe de patriarche et une tignasse à la Robinson Crusoé; celles qui ont fabriqué des masques en tissu et les arborent fièrement.  Moi, curieusement, je me suis mise en grève, côté couture et travaux manuels, allons comprendre pourquoi…
Malgré l’éloignement physique, fruit de cette fameuse distanciation sociale obligatoire, on arrive ainsi quelque peu à maintenir ou renforcer nos liens.
Je m’aperçois que mes collègues de travail, même les plus introverti(e)s, ressentent à présent, eux/elles aussi,  le besoin de discuter un peu, de prendre des nouvelles ou simplement de parler un peu des petits riens de leur quotidien et souvent avec un humour qu’on leur méconnaissait.
Ces « small talks », ces échanges de conversations informelles et de banalités sont, somme toute, très positifs pour garder le moral au beau fixe. Cependant, les mêmes habitudes et les traits de caractère qui, autrefois, prêtaient à sourire peuvent aussi nous agacer, maintenant.
J’avoue que je me suis déjà énervée du comportement laxiste affiché par certain(e)s collègues, face au virus, lorsqu’ils/elles m’avouent ouvertement qu’ils/elles vont tous les jours au supermarché ou se balader dans les parcs.
Je me suis rapprochée de certaines personnes avec qui je n’avais pas forcément tissé une relation très forte, jusqu’à présent, et j’ai réussi l’exploit de m’écharper et même de me brouiller avec d’autres, pourtant ami(e)s de longue date.
L’une de mes récentes incartades s’est justement produite à cause d’une discussion sur l’imprévisibilité de la fin de cette crise sanitaire et de ses conséquences sur notre futur. 
Moi, qui devient une fervente « réfléchisseuse » sur notre projection dans un avenir différent et la construction de nouveaux imaginaires sociaux et économiques, qui me penche sur des questions bien concrètes et qui s’imposent à mes yeux, dans l’après-covid, du type comment repenser notre société malade, etc… je ne supporte plus les ricanements moqueurs et cyniques et qu’on vienne me parler des vieux schémas d’hier. Je n’admets plus qu’on me parle de revenir à ma vie d’avant.
Au XXe siècle, on rêvait d’aller sur la Lune, de voitures volantes ou de cuisines équipées d’électro-ménagers robotisés.
Aujourd’hui, la donne a changé. Ce modèle de fonctionnement consumériste, ce capitalisme néo-libéral qui a trahi tous les rêves, asservi et affamé la moitié de la planète n’a plus raison d’être. Il est moribond. Il faut lui assener le coup de grâce !
La société doit se régénérer et accompagner une nouvelle pensée de l’homme qui donne envie de vieillir sereinement. Il nous faut construire un monde où nos enfants ne soient ni à la merci de l’intelligence artificielle, ni obligés de devenir des semi-robots.
Plutôt que de modifier nos sociétés par la violence et le sang, la guerre et l’affrontement, il vaut mieux prendre la voie douce, d’un imaginaire désirable, d’un futur enviable pour tous.
L’enjeu maintenant n’est pas d’être pour ou contre le progrès technologique et scientifique, mais de l’utiliser au profit de tous et non d’une poignée de privilégiés.
Quel projet de société souhaitons-nous pour l’après-confinement ? Quelles priorités économiques et sociales ? Quelles politiques pour l’environnement et la santé ? Quelle éducation post-crise du Covid-19 ?
Pour ma part, j’estime qu’il nous faut une société respectueuse des ressources naturelles. Il faut à tout prix protéger l’eau, l’air, les sols et tous les écosystèmes. Repenser nos modèles d’urbanisation. C’est un combat qui s’impose pour protéger et sauver toute l’humanité.
La santé et l’éducation doivent être un droit universel. Le système éducatif devrait être considérablement revu. Il faudrait enseigner de façon à développer l’esprit critique, le raisonnement scientifique, le respect de la liberté d’autrui.
Il faut enseigner à respecter notre relation au vivant et améliorer nos pratiques démocratiques.
En somme, il faut que l’on grandisse, que l’on passe de l’âge d’enfants gâtés jamais satisfaits à l’âge d’adultes instruits et responsables.
Certainement tout ceci nous fait repenser aux « Oasis Nature » dont parle Hubert Reeves. Ça semble utopique, mais c’est un petit bout de rêve que l’on peut rendre accessible en attendant mieux.
Et pour conclure sur ce point, je reprends les propos de l’historien Alain Corbin qui affirme, dans son dernier ouvrage Terra Incognita :
« Rien ne soude plus les hommes que leurs ignorances communes. Sans doute parce qu’elles sont liées à la peur, elles constituent un véritable ciment, pour faire société. Mais aujourd’hui, du fait de la complexité et de la diversité des savoirs, les gens, selon la formation qu’ils ont reçue, n’ont pas les mêmes ignorances. Cela pèse sur les relations interpersonnelles, gène les échanges entre individus, ce qui peut sembler paradoxal, à l’heure de l’hyperconnexion et des réseaux sociaux. »

À nous de dépasser nos ignorances.

Aucun commentaire: