mardi 21 avril 2020

Log book # 35




Au mois de décembre de l’année du Seigneur 2019, les gens de la Province Chinoise du Wuhan tombèrent gravement malades, atteints par un coronavirus meurtrier, le COVID-19. Puis, ce virus se propagea au monde entier et les gens sucombèrent par millions. 
Mon frère et moi avons pu échapper à cette pandémie et à la troisième guerre mondiale qui s’ensuivit. Nous sommes pour ainsi dire les témoins vivants de cette époque.
Ce fut un grand tournant dans l’Histoire de la Planète Terre. Un moment fatidique comme il y en a un ou deux par millénaire.
Tous les enfants connaissent plus ou moins cette période de notre Histoire révolue pour l’avoir vu reproduite, en des milliers d’images sur la Toile, dans les manuels scolaires électroniques ou dans nos musées virtuels. La même chose se passe avec l’Holocauste, qui a eu lieu au siècle passé, sur la planète où je suis né. 
La plupart de mes concitoyens, sur notre planète de résidence actuelle – Mars,  se demandent même si une telle horreur a pu réellement se produire. C’est ce qu’on appelle, de nos jours, la lutte de la mémoire contre l’oubli.
Est-il vraiment possible que cela ait eu lieu ? me demande-t ’on souvent. Cela a vraiment eu lieu, mais je dois vous avouer que le souvenir que j’en garde, dans ma mémoire, au fil du temps, s’estompe et le rend presque invraisemblable.
Je suppose que tous les souvenirs sont comme ça. Ils planent quelque part dans les airs. 
Tout ce dont je me rappelle de cette époque lointaine de ma vie sur Terre, c’est que nous menâmes, durant de longs mois, lors du Grand Confinement, une vie hors du commun. 
La moitié de la planète était, en effet, confinée pour éviter la propagation du virus, l’autre moitié essayait de produire et de continuer à alimenter la population mondiale. 
Mais tout commençât, très vite, à aller mal. Les économies des pays ont été rapidement ruinées et se sont effondrées, les unes après les autres, comme un château de cartes. Les dictateurs de tout acabit ont, rapidement, fait main mise sur tout ce qu’ils avaient convoité, mais jamais osé approcher, et ont exercé un large chantage sur les autres nations, qui avaient désespérément besoin d’être approvisionnées, notamment en denrées alimentaires.
Puis, l’impensable, arriva.
Une guerre civile éclata aux Etats-Unis, puis au Brésil, avec des populations armées jusqu'aux dents et prêtes à tout. La Russie envahit, en une nuit, les pays Baltes et se préparait ouvertement à la reconquête de tous les anciens états de l’ancien giron soviétique.
En Asie, la Corée du Nord lança une bombe atomique sur la Corée du Sud et une autre sur le Japon. L’Union Européenne s’écroula et fut démantelée, en l’espace d’une semaine, laissant les 27 États membres livrés à eux-mêmes.
Tout ceci était d'autant plus surprenant que, jusque-là le cours de l’Histoire semblait évoluer en vitesse de croisière, le monde s’étant passablement rétabli de la Grande Crise financière de 2008. 
Ces événements inattendus s’inscrivirent, dans nos mémoires, comme la 3e Guerre Mondiale, qui s’ensuivit au Grand Confinement, et qui fut véritablement la toile de fond, devant laquelle, la banalité de nos vies privées déroulait son spectacle captivant.
Aujourd’hui, le temps avance, pour moi, à grands pas, mais je me souviens que, durant cet événement historique, le temps était suspendu et la planète Terre fut mise à l’arrêt, pour de longs mois, provoquant de la sorte une rupture totale des systèmes économiques nationaux, les uns après les autres, frappant durement les populations les plus vulnérables et les plus pauvres.
La production agricole collapsa très vite, par faute de main d’œuvre et les biens de première nécessité vinrent à manquer, au bout de quelques mois, provoquant des manifestations violentes, puis des émeutes sanglantes, qui furent violemment réprimées. 
Les pouvoirs publics et les forces policières et de l’armée n’étaient plus à même d’endiguer ce flot de mécontentement et de violence meurtrière.
Des guerres civiles éclatèrent d’abord aux EUA, puis au Brésil, puis un peu partout. Des milices populaires, armées jusqu’aux dents, tiraient, arbitrairement, sur tout ceux qui leur semblaient potentiellement suspects.
Les cadavres étaient laissés à l’abandon, dans les rues, à la merci des charognards et autres animaux qui avaient envahi les villes. Puis ce qu’il en restait, était retiré par les équipes sanitaires de l’armée et enseveli, sans aucune indentification, dans des fosses communes, aspergées de chaux.
Ces foyers de conflits se multiplièrent et se répandirent à l’échelle planétaire. 
Le monde était allumé comme une poudrière gigantesque et très vite, la 3e Guerre Mondiale éclata, à la suite du lancement des bombes atomiques, par la Corée du Nord.
Les velléités belligérantes et les alliances, de toujours, éclatèrent au grand jour. Chaque petit despote, dans son coin, avait fini par déclencher sa propre petite guerre et l’irréparable avait eu lieu.
En ces jours lointains, sur la Planète Terre, nous vivions avec notre mère malade, dans une solitude coquette de confinés privilégiés.
Nous ne manquions, au début, de rien, car il y avait suffisamment d’argent pour acheter les fruits et les légumes les plus frais, la viande et le poisson en quantité suffisante; toutes les denrées alimentaires nécessaires à une bonne alimentation, destinée à nous conserver en bonne santé, jusqu’au retour escompté à la normalité. Notre mère y veillait avec le plus grand zèle.
La plupart du temps, les événements historiques s’imitent les uns les autres, sans grande innovation, mais il me semble qu’avec le Grand Confinement, l’Histoire a mis en scène une situation jamais expérimentée auparavant.
La Russie avec, à sa tête, le grand Tsar Poutine ne pouvait tolérer la chute de l’UE et les risques d’éclosion de guerres civiles, dans les pays voisins de sa chère Russie et décida d’avancer, avec un nouveau Blitzkrieg,  sur les anciens territoires des états périphériques, qui avaient autrefois constitué la grande URSS.  
Il commença par déployer, sur les pays Baltes, une armée d’un million d’hommes, provoquant un exode massif des populations apeurées et menacées, ce qui déborda totalement les services de contrôle frontaliers de l’ancienne UE et fit réapparaître de nouveaux foyers d’infection au COVID-19, dans des régions qui avaient été déclarées sanitairement exemptes de la présence du coronavirus. Les populations locales se révoltaient et pourchassaient impitoyablement les nouveaux arrivés, pour les faire fuir, et beaucoup de cadavres jonchaient les rues et les places des villes et des villages, dans l’Europe entière, dans le monde entier. 
Ces images intolérables, que j’ai si longtemps refoulées, au fin fond de ma mémoire, reviennent maintenant comme un hideux diaporama.
Un beau matin d’août, nous fûmes réveillés, en sursaut, par l’épouvantable vacarme d’avions de combat qui survolaient notre pays. 
Nous sortîmes dans la rue en courant et des voisins affolés criaient que nous aussi, nous étions sur le point d’être envahis.
En ce temps-là, moi et mon frère jumeau, nous avions encore la peau couverte d’acné juvénile et nous avions le sentiment de ressembler aux personnages des tableaux héroïques, un peu paumés, mais courageux au point de pouvoir en perdre la vie, surtout s’il s’agissait de protéger notre mère.
L’espace du monde était devenu quelque chose d’absurdement négatif, une perte de temps, un obstacle qui freinait tous nos rêves et nos activités. Nous le vivions très mal.
Je me sens aujourd’hui infiniment las, assailli de nouveau par toute l’absurdité ridicule de cette époque de ma vie.
Un désir inassouvi me prend, subitement, d’étendre le bras dans mon passé et d’y frapper du poing, de lacérer au couteau ce piètre tableau de ma jeunesse.
Je me sens infiniment fatigué. J’entends au loin le bruit d’un train en circulation, puis la manivelle manuelle d’un passage à niveau.
Des remous de ma mémoire agitée, me vient l’image de notre évasion. Nous nous échappâmes, pendant la nuit, mon frère, ma mère et moi, en voiture, pour aller rejoindre nos grands-parents à la campagne. 
Ce fût un interminable voyage sous le vrombissement menaçant des avions de combat qui survolaient inlassablement le pays. Nous avions tout juste assez de carburant pour parvenir à destination et la peur nous secouait à la seule idée que des routes pouvaient être coupées ou déviées. Il n’y avait plus aucune chaîne de télévision ou de radio en fonctionnement, le monde était en blackout absolu.
De cette époque, que j’essaie depuis toujours d’enfouir, dans les oubliettes de ma mémoire, il me vient, maintenant que je la convoque, l’image de la maisonnette basse et blanche, avec une clôture en bois, dans un village de montagne – il s’agit de la ferme de mes grands-parents. C’est une des photographies-souvenir de mon ancienne vie. Un passé plein de vie et de joie, jusqu’à ce que se produisent ces événement funestes.
C’est là que nous trouvâmes refuge et nourriture, à un moment de nos existences où l’avenir n’était plus qu’un vide indifférent, qui n’intéressait plus personne. Seule la survie, la vie au jour le jour avait valeur à nos yeux.
Ce moment douloureux de notre vie, et tous les êtres chers qui l’ont peuplé, disparaît désormais comme un cortège qui s’éloigne dans le brouillard.
Le roman de ma vie est peuplé d’êtres invisibles et oubliés. Je voudrais effacer de ma mémoire, à tout jamais, le choc et l’effroi , toute la douleur, la souffrance et la solitude et revenir au bonheur idyllique de notre enfance.
Notre mère s’en est vite allée dans un monde différent. En promenade, il fallait, vers la fin, la tenir par le bras, chacun d’un côté, et littéralement la porter sinon le vent l’aurait balayée.
Nous sentions avec émotion, dans nos mains, son poids dérisoire et nous comprenions qu'elle appartenait désormais au royaume des créatures plus petites, plus légères et facilement soufflées par la bourrasque. Ses derniers mois d’existence étaient comme un lent processus de rétrécissement.
Elle avait entamé le long voyage à travers la maladie et la mort. Elle cheminait vers les lointains, vers le néant sans dimensions. Elle était devenue la musicienne du Grand Silence. Rien ne servait d’essayer d’abolir la Chronologie et de se révolter contre le Temps.
Il fallait juste la porter jusqu’au dernier moment.


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