lundi 20 avril 2020

Log book # 34




Que d’inquiétudes, que d’hésitations durant le Grand Confinement. 
Toutes ses recherches, elle y avait investi tant d'efforts – elles étaient devenues, pour elle, une vraie obsession.
Elle ne pensait plus qu’à cela quand elle regardait n’importe quoi. Il suffit de penser à quelque chose pour ne plus voir que cela !
Elle le sait bien, elle ne peut regarder avec attention et amour que ce qu’elle pourrait s’approprier, ce qu’elle pourrait posséder… elle doit toujours opérer un tri sélectif,  tout le reste l’ennuie à en mourir, la rend mal à l’aise.
C’est aussi un fait avéré que les choses bonnes ou mauvaises nous viennent toujours par séries. La fin de la mauvaise série était désormais annoncée. Le Grand Déconfinement allait enfin pouvoir avoir lieu.
Elle sentait l’impatience, l’excitation monter en elle. C’était stupide d’avoir maintenant si peur.
Cette excitation délicieuse, cette confiance, cette allégresse qu’elle ressent tandis qu’elle s’apprête à ouvrir sa porte; c’est un bon signe, un présage heureux d’un univers docile, peuplé de génies propices. Tout se réordonne harmonieusement autour d’elle.
L’appartement est silencieux. Il y a un peu de désordre partout. Tout a maintenant un drôle d’air étriqué, inanimé, à l’intérieur. Une malveillance sournoise pointe dans ce désordre, dans ce silence.
Mais elle se sent soudain envahie par une impression de détresse, d’écroulement, contre laquelle elle doit lutter à tout prix. Elle doit se méfier d’elle-même, elle se connaît trop bien. Cela ne peut être que de l’énervement, la contrepartie de l’excitation de tout à l’heure!
Elle a souvent de ces hauts et bas, elle passe facilement d’un extrême à l’autre. Elle doit se recentrer, se concentrer, se recadrer, se raccorder. Elle aime tant flâner, rêvasser et que les choses se fassent toutes seules, que ça lui tombe tout cuit dans l’assiette. C’est une lunatique, une maniaque, une vieille enfant gâtée et insupportable, elle le sait bien.
Elle reprend haleine. Tout est redevenu sobre, calme, grave et pur, plus aucun désordre n’arrête son regard.  La menace sournoise s’est dissipée.
Elle est livrée à elle-même, mais pas d’affolement surtout! Il faut qu’elle ramasse ses forces pour calmer cette sensation d’étourdissement, de froid, de vide. Elle fait un grand effort.
Personne n’était venue la voir pendant ces derniers longs mois. 
Des journaux gisaient, entassés en piles, sur le parquet du salon, des livres s'amoncelaient également partout, sur les meubles, par terre aussi, le cuir du vieux divan portait les traces des griffes de ses deux chats, les meubles étaient  recouverts d'une épaisse couche de poussière, les tapis n’avaient pas été aspirés depuis des semaines.
Parmi tout cela, elle éprouve une sensation étrange, maintenant, qu’elle est à deux pas de franchir le seuil de sa porte et de reprendre sa vie en mains. C’est une sensation de bien-être. Ses gestes deviennent plus légers, elle se sent délestée, délivrée. Elle flotte délicieusement, son corps offert à toutes les brises, soulevé par tous les vents.
Elle se laisse porter, mais où exactement ? Elle a de nouveau un peu peur. Elle n’y arrivera pas, le cœur va lui manquer. Non, c’est impossible! 
Tout à coup, le sol se met à bouger, se dérobe sous ses pieds. Ça lui donne le tournis! Elle doit reprendre pied. Ne pas perdre la tête! Surtout, ne pas se presser!
Il lui faut, à tout prix, réussir à franchir ce cap, à dépasser cette angoisse absurde. Il n’y a plus un instant à perdre. Elle a besoin d’être secouée, après ces longs mois de confinement, d’isolement et de solitude.
Il faut y aller, foncer à l’aveugle, tête baissée!
Elle est d’attaque, elle a tenu le coup. Elle est presque morte d’ennui et de désœuvrement. Rien d’excitant ne s'est produit durant ces interminables mois de vie de recluse à domicile. Elle avait vécu, hagarde, comme une bête en cage.
Elle se sentait, à présent, comme l’oiseau qui cherche avidement une flaque d’eau fraîche où s’ébrouer au soleil, se rengorger, lisser ses plumes.
Il faut qu’elle laisse les choses se produire naturellement! Un bon mouvement et elle s’élancera dans l’espace ouvert! L’insouciance de nouveau, la liberté !
Dehors, l’attendent une forêt luxuriante, une forêt vierge, d’étranges contrées, des faunes et des flores inconnues, des mirages. 
Il faut avancer sans hésitations! Un seul mouvement de sa part et les portes du cachot vont enfin s’ouvrir! Elle va émerger de son tombeau.
Son cœur est délicieusement serré. Elle a envie de crier, comme dans une montagne russe quand le wagonnet descend. Crier et rire en simultané.
Dehors, un univers lumineux et aéré l’attend!
Elle se sent si libre, si souple! Il lui faut emplir ses poumons d’air pur, en faire des provisions. Un coup de reins et elle sera dehors.
Et si elle n’y parvenait pas? Et si elle était condamnée à rester là, pour toujours, sans pouvoir se décider à franchir le pas de sa porte? 
Elle resterait là, dans ce trou qu’elle s’est creusé, trop faible pour s’en évader? Elle resterait là à piétiner, à tourner sans fin, ravaudant son angoisse, sa mort en raccourci, qu’elle devra regarder de tout près, maintenant qu’elle se recroqueville, qu’elle fond et qu’elle ressemble à un pauvre poulet déplumé ou plutôt à une autruche apeurée.
Allons, un peu de courage ! Regarde les choses bien en face, crânement !
Le sol est solide. Tu es en parfaite sécurité dehors. Un peu de tenue ! Arrête donc d’être lâche. L’ivresse du large t’attend. Plus de torpeur, de lenteur. Il te faut regagner les réflexes de souplesse, de vivacité. Mets-toi en branle ! Le ciel est bleu. Il fait bon. La paix règne.
Mets court à tes ratiocinations, à ces ombres mouvantes, à ces eaux troubles, à ces mouvements inquiétants. Tu n’as pas peur!
Regarde bien. Courage ! Prends les devants. C’est le moment ou jamais de faire enfin peau neuve.
Allons! Un petit effort. Tout sera si simple après. Si lisse, si net. Plus de rages rentrées, plus de caprices torturants, de revanches, de besoins, plus de souvenirs de faiblesses honteuses, plus d’épuisants regrets.
Plus rien à craindre ! Tu es devenue invincible! Tout va fonctionner à la perfection. Oh! Vertige!
Sa tête tourne un peu, ses jambes faiblissent. Mais il faut se raidir, il faut tenir bon.
Aussitôt la porte refermée, derrière elle, dès qu’elle est seule dans l’escalier silencieux, les barrages se rompent. Cela monte en elle, se répand par vagues successives.
C’est cette vieille sensation de peur, d’autrefois, toujours la même. Cette terreur jamais effacée qui revient. Elle la reconnaît, elle lui est trop familière.
Dehors, le soleil brille d’un éclat sombre. Tout vacille de terreur, une odeur atroce de charogne se répand par effluves nauséabondes. Elle voudrait s’asseoir n’importe où, là-bas, sur un banc. Tout va s’effondrer. Une sensation de faiblesse dans les jambes, cette peur qu’elle éprouve de nouveau maintenant – le corps ne se trompe jamais. Cette sensation de mollesse dans tout son corps, ce frisson le long de son dos, cette crampe au cœur, cette angoisse poignante.
Il fallait se secouer, s’arracher à cela, bondir. Ce sera tout de suite ou jamais. Un premier mouvement assuré vers la délivrance. Il faut couper court à ce suspens.
Le temps se tient presque immobile. Les secondes fermées sur elles-mêmes, lisses, lourdes, pleines à craquer, avancent très lentement, insensiblement.
Elle est libre ! Elle dispose de tout son temps désormais. Elle se prépare pour le bond final. Il lui faut conserver, jusqu’au bout, la pleine possession de ses moyens. C’est le moment du recueillement, de la purification.
Le temps oublié, délivré fait un bond en avant avec elle. Elle est finalement sortie de la zone de silence. Elle ne réfléchit plus aux nuances sournoises, aux invisibles et imprévisibles dangers.
Elle a mué. Son ancienne peau gît à même le sol. Elle ressemble maintenant à un petit animal des bois, sauvage, capricieux.
Désormais, ce qui vient du dehors, ce flot énorme charriant impuretés, convoitises, nostalgies, compromissions, intrigues, envies, jalousies n’a plus prise sur elle. 
Pas une trace ne passera, pas la moindre parcelle, non, rien qu’une matière décantée, distillée, filtrée. Elle se refuse à toute joie frelatée, mesquine, basse. Son détachement sera total et pur comme l’eau de source.
Elle a le cœur solide et les poumons bien entraînés, et la voilà juchée là, sur le plus haut sommet. Elle sourit émerveillée, la joie dans l’âme.

Aucun commentaire: