« Je
prétends qu’il faut prendre garde aux premiers contacts d’un problème avec
notre esprit . Il faut prendre garde aux premiers mots qui prononcent une question
dans notre esprit. Une question nouvelle est d’abord à l’état d’enfance en
nous, elle balbutie : elle ne trouve que des termes étrangers, tout
chargés de valeurs d’associations accidentelles, elle est obligée de les
emprunter. Mais par-là, elle altère insensiblement notre véritable besoin. »
Poésie et pensée abstraite, Paul Valéry
Les mots qui circulent désormais dans notre espace public, médiatique, politique sont des modes de représentation de nous-mêmes et du monde dans lequel nous vivons.
Ceux qui émergent de la crise sanitaire actuelle ne sont pas usuels, ne font pas forcément partie du langage courant et nous les avons en quelque sorte redécouverts.
"Confinement", par exemple, est un terme du langage judiciaire, un vieux mot des prisons. Il resprésente, selon la sémiologue Mariette Darrigrand, "un mélange absolu entre l'hypermodernité - car c'est une crise de l'hypermodernité, de l'hypermondialisation - mais aussi l'archaïsme de nos consciences, de nos peurs, du sentiment de la finitude. Cette crise fait s'affronter Eros et Thanatos au sens anthropologique du terme."
Ce mot ancien contient aussi un autre mot, plus poétique, selon elle, peu usité mais magnifique, le mot "confins". Les confins, c'est ce qui va vers la "finis terrae", la terre la plus lointaine, le but à atteindre lors du voyage d'exploration, avant qu'on ne sache que la Terre est ronde."
Par ailleurs, le mot "finis", en latin, contient aussi, plus abstraitement, la notion de finalité.
"Cette crise nous enlève la perception de l'horizon - pas de confins - et nous oblige à nous poser la question des finalités de nos vies.
À quoi bon certaines consommations, certains voyages, certaines pratiques?
Dans "confinement", il y a le contraire: la belle posésie de l'horizon, des confins et la finalité de nos vies très consuméristes.
Puis, il y a le mot "guerre" qui nous emporte, d'emblée, dans le grandiose du langage épique, l'épopée. "Il n'y a pas d'épopée sans guerre et de guerre sans épopée. Si l'on poursuit l'analogie, nous étions dans un film intimiste, avec certes des difficultés, mais des difficultés domestiques assez classiques et tout d'un coup, nous devons sortir de la domesticité pour aller vers l'épopée actuelle, une épopée mondiale. La guerre inpose des qualités que nous devons démontrer, de l'exceptionnalité, car nous vivons un moment historique."
Si l'on dépasse la controverse générée par ce vocable, on constate que le mot guerre a un champ sémantique et de nombreux mots s'y rattachent comme "héroïsme, combat, première ligne".
L'héroïsme des soignants qui sont au front, mais aussi implicitement l'héroïsme de chacun, parce que rester coupé du monde et de ses habitudes, c'est également héroïque.
"L'image de guerre renvoie à une image de choc (...). Le choc des corps, le contact violent des corps, cet impact physique que nous vivons symboliquement. Cette violence amène tout un champ sémantique qui dit le contact, le contact dangereux. Par ailleurs, selon un deuxième mécanisme de connotation, les mots n'amenant pas seulement du sens, mais aussi un niveau de langage, le mot guerre va convoquer les qualités dont l'être humain doit être capable quand il sort de sa zone de confort et de l'habitude".
D'autres "images universelles" s'invitent également dans la crise actuelle, notamment, une expression qui commence à agacer fortement les gens:" Prenez soin de vous!"
Dans cette crise, dit la sémiologue, la fonction phatique, la fonction qui est le contact, autrement dit se toucher avec les mots quand on ne se voit pas, juste se parler :" Ça va, t'es où?" etc... devient absolument fondamentale. Et, dans cette exacerbation du langage-contact, certaines formules sonnent comme de petits gestes. "Prenez soin de vous" devient récurrent, presque systématique et cette récurrence peut agacer, car elle prend une connotation un peu "guimauve". Quand vous revoyez revenir toujours la même formule, elle ne correspond plus à votre émotion propre."
Quant au terme "soignants". Il est très intéressant, dit M. Darrigrand, de voir que l'on a retenu ce terme et non pas le terme "personnel médical" ou "professionnels de la santé".
Soigner véhicule de l'affectif, fait référence au corps dans sa nudité, dans sa première nécessité. Il nous ramène donc à cette animalité. Il est aussi plus démocratique. Il n'y a plus de hiérarchie dans l'hôpital, tout le monde devient soignant. "Tous, sur un pied d'égalité frontale. Ils sont au front et ils se posent tous sous l'angle du soignant, tous avec les mêmes habits professionnels.(...) C'est aussi un terme très actif, l'action en train de se faire, 24 h sur 24."
Le mot "fragile". Apparu, dès le début des années 2000, dans le champ politique. "Au lieu de parler de quelqu'un qui avait des problèmes sociaux, d'une personne socialement en difficulté ou comme disent certains sociologues les couches populaires (...). Il est revenu en force au début de cette crise sanitaire. Les fragiles. Les plus fragiles, une hiérarchie de fragiles, les personnes de plus de 75 ans, les personnes handicapées: différents critères s'imposent sur un plan médical même si ce virus nous fragilise tous."
Le mot "télétravail". Une pratique très minoritaire, qui s'est entretemps beaucoup développée, qui suscite beaucoup de réactions intéressantes et que nous allons conserver dans nos habitudes professionnelles, peut-être de manière plus dosée car très efficace et bonne pour l'environnement?
Coronavirus. Covid-19. Faut-il employer le nom commun ou le nom propre? Employer l'un plutôt que l'autre a-t'il une signification?
"Il y a plus de science, de précision dans Covid-19. On sait que coronavirus est une espèce et que Covid-19 est un membre de l'espèce. Coronavirus est presque trop joli, comme un nom de fleur. Covid-19 apparait plus angoissant, plus personnalisé. Il s'agit désormais "du" virus devenu notre souci permanent. Le nom propre en fait plutôt un horrible composant de notre propre corps, une forme d'incarnation qui reste plus biologique, plus scientifique.
Pour la première fois peut-être, la biologie négative s'incarne avec cette majuscule. Cette crise nous montre bien que ce corps dont nous nous occupons beaucoup dans la société actuelle, ce corps au centre de nombre de consommations, possède une dimension biologique infinitésimale que nous ne pouvons même pas nous représenter et qui malgré tout nous gouverne."
Les mots qui circulent désormais dans notre espace public, médiatique, politique sont des modes de représentation de nous-mêmes et du monde dans lequel nous vivons.
Ceux qui émergent de la crise sanitaire actuelle ne sont pas usuels, ne font pas forcément partie du langage courant et nous les avons en quelque sorte redécouverts.
"Confinement", par exemple, est un terme du langage judiciaire, un vieux mot des prisons. Il resprésente, selon la sémiologue Mariette Darrigrand, "un mélange absolu entre l'hypermodernité - car c'est une crise de l'hypermodernité, de l'hypermondialisation - mais aussi l'archaïsme de nos consciences, de nos peurs, du sentiment de la finitude. Cette crise fait s'affronter Eros et Thanatos au sens anthropologique du terme."
Ce mot ancien contient aussi un autre mot, plus poétique, selon elle, peu usité mais magnifique, le mot "confins". Les confins, c'est ce qui va vers la "finis terrae", la terre la plus lointaine, le but à atteindre lors du voyage d'exploration, avant qu'on ne sache que la Terre est ronde."
Par ailleurs, le mot "finis", en latin, contient aussi, plus abstraitement, la notion de finalité.
"Cette crise nous enlève la perception de l'horizon - pas de confins - et nous oblige à nous poser la question des finalités de nos vies.
À quoi bon certaines consommations, certains voyages, certaines pratiques?
Dans "confinement", il y a le contraire: la belle posésie de l'horizon, des confins et la finalité de nos vies très consuméristes.
Puis, il y a le mot "guerre" qui nous emporte, d'emblée, dans le grandiose du langage épique, l'épopée. "Il n'y a pas d'épopée sans guerre et de guerre sans épopée. Si l'on poursuit l'analogie, nous étions dans un film intimiste, avec certes des difficultés, mais des difficultés domestiques assez classiques et tout d'un coup, nous devons sortir de la domesticité pour aller vers l'épopée actuelle, une épopée mondiale. La guerre inpose des qualités que nous devons démontrer, de l'exceptionnalité, car nous vivons un moment historique."
Si l'on dépasse la controverse générée par ce vocable, on constate que le mot guerre a un champ sémantique et de nombreux mots s'y rattachent comme "héroïsme, combat, première ligne".
L'héroïsme des soignants qui sont au front, mais aussi implicitement l'héroïsme de chacun, parce que rester coupé du monde et de ses habitudes, c'est également héroïque.
"L'image de guerre renvoie à une image de choc (...). Le choc des corps, le contact violent des corps, cet impact physique que nous vivons symboliquement. Cette violence amène tout un champ sémantique qui dit le contact, le contact dangereux. Par ailleurs, selon un deuxième mécanisme de connotation, les mots n'amenant pas seulement du sens, mais aussi un niveau de langage, le mot guerre va convoquer les qualités dont l'être humain doit être capable quand il sort de sa zone de confort et de l'habitude".
D'autres "images universelles" s'invitent également dans la crise actuelle, notamment, une expression qui commence à agacer fortement les gens:" Prenez soin de vous!"
Dans cette crise, dit la sémiologue, la fonction phatique, la fonction qui est le contact, autrement dit se toucher avec les mots quand on ne se voit pas, juste se parler :" Ça va, t'es où?" etc... devient absolument fondamentale. Et, dans cette exacerbation du langage-contact, certaines formules sonnent comme de petits gestes. "Prenez soin de vous" devient récurrent, presque systématique et cette récurrence peut agacer, car elle prend une connotation un peu "guimauve". Quand vous revoyez revenir toujours la même formule, elle ne correspond plus à votre émotion propre."
Quant au terme "soignants". Il est très intéressant, dit M. Darrigrand, de voir que l'on a retenu ce terme et non pas le terme "personnel médical" ou "professionnels de la santé".
Soigner véhicule de l'affectif, fait référence au corps dans sa nudité, dans sa première nécessité. Il nous ramène donc à cette animalité. Il est aussi plus démocratique. Il n'y a plus de hiérarchie dans l'hôpital, tout le monde devient soignant. "Tous, sur un pied d'égalité frontale. Ils sont au front et ils se posent tous sous l'angle du soignant, tous avec les mêmes habits professionnels.(...) C'est aussi un terme très actif, l'action en train de se faire, 24 h sur 24."
Le mot "fragile". Apparu, dès le début des années 2000, dans le champ politique. "Au lieu de parler de quelqu'un qui avait des problèmes sociaux, d'une personne socialement en difficulté ou comme disent certains sociologues les couches populaires (...). Il est revenu en force au début de cette crise sanitaire. Les fragiles. Les plus fragiles, une hiérarchie de fragiles, les personnes de plus de 75 ans, les personnes handicapées: différents critères s'imposent sur un plan médical même si ce virus nous fragilise tous."
Le mot "télétravail". Une pratique très minoritaire, qui s'est entretemps beaucoup développée, qui suscite beaucoup de réactions intéressantes et que nous allons conserver dans nos habitudes professionnelles, peut-être de manière plus dosée car très efficace et bonne pour l'environnement?
Coronavirus. Covid-19. Faut-il employer le nom commun ou le nom propre? Employer l'un plutôt que l'autre a-t'il une signification?
"Il y a plus de science, de précision dans Covid-19. On sait que coronavirus est une espèce et que Covid-19 est un membre de l'espèce. Coronavirus est presque trop joli, comme un nom de fleur. Covid-19 apparait plus angoissant, plus personnalisé. Il s'agit désormais "du" virus devenu notre souci permanent. Le nom propre en fait plutôt un horrible composant de notre propre corps, une forme d'incarnation qui reste plus biologique, plus scientifique.
Pour la première fois peut-être, la biologie négative s'incarne avec cette majuscule. Cette crise nous montre bien que ce corps dont nous nous occupons beaucoup dans la société actuelle, ce corps au centre de nombre de consommations, possède une dimension biologique infinitésimale que nous ne pouvons même pas nous représenter et qui malgré tout nous gouverne."
À propos
de ces mots et des concepts utilisés, par les commentateurs et les analystes du
monde entier, j’avoue que bien que n’étant pas linguiste, au sens strict du
terme, c’est un sujet qui me passionne et qui mérite encore que je m’y attarde.
Ce que nous
vivons aujourd’hui correspond bien à une « question nouvelle » et cette
situation nous mène à aller puiser dans notre langue une qualification qui
passe par des mots et des concepts – qui, dans quelques mois, seront chargés de l’histoire
de notre vécu - tels que « Great Lockdown », par exemple, qui a déjà
sa traduction préférée : « Grand Confinement » au lieu de « Grande
Paralysie » ou « Grande Interruption ».
Mais comment
qualifier véritablement la nature de ce que nous vivons ? Est-ce une « tragédie »
au sens classique du terme ? Sommes-nous face à des « héros »
tragiques, en la personne des soignants ? Vivons-nous un « état de
catastrophe irréversible » ? Les soignants luttent-ils contre « l’ordre
des choses au-delà de ce qui est possible dans le réel » ?
Il faut probablement
éviter d’élever ce qui nous arrive à la hauteur du « mythe », procéder
à ce que Paul Valéry appelait le « nettoyage de la situation verbale ».
En effet, dans
la catastrophe actuelle, les choses sont ouvertes et les hommes peuvent agir
sur le futur. Les virus ont toujours existé et une solution scientifique - un
vaccin - finira par apparaître.
En revanche, ce
qui serait réellement tragique, c’est qu’après cette période de confinement,
les systèmes politiques résistent au changement et tout reprenne juste comme
avant. Ce serait un tragique de la raison politique. Cela voudrait dire que
notre société est complètement bloquée, que malgré la volonté de réformer, la
structure hiérarchique est inébranlable et ne permet aucunement d’agir.
Également tragique
serait de concevoir une communauté fondée sur la « distanciation sociale »
et le repli individualiste et protectionniste outrancier.
« En toute
question, je regarde le langage » poursuit Paul Valéry dans Poésie et
pensée abstraite. « Tel mot qui est parfaitement clair quand vous l’employez
dans le langage courant devient magiquement embarrassant, introduit une
résistance étrange aussitôt que vous le retirez de la circulation pour l’examiner
à part. »
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