vendredi 17 avril 2020

Log book # 31




« Je prétends qu’il faut prendre garde aux premiers contacts d’un problème avec notre esprit . Il faut prendre garde aux premiers mots qui prononcent une question dans notre esprit. Une question nouvelle est d’abord à l’état d’enfance en nous, elle balbutie : elle ne trouve que des termes étrangers, tout chargés de valeurs d’associations accidentelles, elle est obligée de les emprunter. Mais par-là, elle altère insensiblement notre véritable besoin. »

 Poésie et pensée abstraite, Paul Valéry

Les mots qui circulent désormais dans notre espace public, médiatique, politique sont des modes de représentation de nous-mêmes et du monde dans lequel nous vivons.
Ceux qui émergent de la crise sanitaire actuelle ne sont pas usuels, ne font pas forcément partie du langage courant et nous les avons en quelque sorte redécouverts.
"Confinement", par exemple, est un terme du langage judiciaire, un vieux mot des prisons. Il resprésente, selon la sémiologue Mariette Darrigrand, "un mélange absolu entre l'hypermodernité - car c'est une crise de l'hypermodernité, de l'hypermondialisation - mais aussi l'archaïsme de nos consciences, de nos peurs, du sentiment de la finitude. Cette crise fait s'affronter Eros et Thanatos au sens anthropologique du terme."
Ce mot ancien contient aussi un autre mot, plus poétique, selon elle, peu usité mais magnifique, le mot "confins". Les confins, c'est ce qui va vers la "finis terrae", la terre la plus lointaine, le but à atteindre lors du voyage d'exploration, avant qu'on ne sache que la Terre est ronde."
Par ailleurs, le mot "finis", en latin, contient aussi, plus abstraitement, la notion de finalité.
"Cette crise nous enlève la perception de l'horizon - pas de confins - et nous oblige à nous poser la question des finalités de nos vies.
À quoi bon certaines consommations, certains voyages, certaines pratiques?
Dans "confinement", il y a le contraire: la belle posésie de l'horizon, des confins et la finalité de nos vies très consuméristes.

Puis, il y a le mot "guerre" qui nous emporte, d'emblée, dans le grandiose du langage épique, l'épopée. "Il n'y a pas d'épopée sans guerre et de guerre sans épopée. Si l'on poursuit l'analogie, nous étions dans un film intimiste, avec certes des difficultés, mais des difficultés domestiques assez classiques et tout d'un coup, nous devons sortir de la domesticité pour aller vers l'épopée actuelle, une épopée mondiale. La guerre inpose des qualités que nous devons démontrer, de l'exceptionnalité, car nous vivons un moment historique."
Si l'on dépasse la controverse générée par ce vocable, on constate que le mot guerre a un champ sémantique et de nombreux mots s'y rattachent comme "héroïsme, combat, première ligne".
L'héroïsme des soignants qui sont au front, mais aussi implicitement l'héroïsme de chacun, parce que rester coupé du monde et de ses habitudes, c'est également héroïque.
"L'image de guerre renvoie à une image de choc (...). Le choc des corps, le contact violent des corps, cet impact physique que nous vivons symboliquement. Cette violence amène tout un champ sémantique qui dit le contact, le contact dangereux. Par ailleurs, selon un deuxième mécanisme de connotation, les mots n'amenant pas seulement du sens, mais aussi un niveau de langage, le mot guerre va convoquer les qualités dont l'être humain doit être capable quand il sort de sa zone de confort et de l'habitude".

D'autres "images universelles" s'invitent également dans la crise actuelle, notamment, une expression qui commence à agacer fortement les gens:" Prenez soin de vous!"
Dans cette crise, dit la sémiologue, la fonction phatique, la fonction qui est le contact, autrement dit se toucher avec les mots quand on ne se voit pas, juste se parler :" Ça va, t'es où?" etc... devient  absolument fondamentale. Et, dans cette exacerbation du langage-contact, certaines formules sonnent comme de petits gestes. "Prenez soin de vous" devient récurrent, presque systématique et cette récurrence peut agacer, car elle prend une connotation un peu "guimauve". Quand vous revoyez revenir toujours la même formule, elle ne correspond plus à votre émotion propre."

Quant au terme "soignants". Il est très intéressant, dit M. Darrigrand, de voir que l'on a retenu ce terme et non pas le terme "personnel médical" ou "professionnels de la santé".
Soigner véhicule de l'affectif, fait référence au corps dans sa nudité, dans sa première nécessité. Il nous ramène donc à cette animalité. Il est aussi plus démocratique. Il n'y a plus de hiérarchie dans l'hôpital, tout le monde devient soignant. "Tous, sur un pied d'égalité frontale. Ils sont au front et ils se posent tous sous l'angle du soignant, tous avec les mêmes habits professionnels.(...) C'est aussi un terme très actif, l'action en train de se faire, 24 h sur 24."

Le mot "fragile". Apparu, dès le début des années 2000, dans le champ politique. "Au lieu de parler de quelqu'un qui avait des problèmes sociaux, d'une personne socialement en difficulté ou comme disent certains sociologues les couches populaires (...). Il est revenu en force au début de cette crise sanitaire. Les fragiles. Les plus fragiles, une hiérarchie de fragiles, les personnes de plus de 75 ans, les personnes handicapées: différents critères s'imposent sur un plan médical même si ce virus nous fragilise tous."

Le mot "télétravail". Une pratique très minoritaire, qui s'est entretemps beaucoup développée, qui suscite beaucoup de réactions intéressantes et que nous allons conserver dans nos habitudes professionnelles, peut-être de manière plus dosée car très efficace et bonne pour l'environnement?

Coronavirus. Covid-19. Faut-il employer le nom commun ou le nom propre? Employer l'un plutôt que l'autre a-t'il une signification?
"Il y a plus de science, de précision dans Covid-19. On sait que coronavirus est une espèce et que Covid-19 est un membre de l'espèce. Coronavirus est presque trop joli, comme un nom de fleur. Covid-19 apparait plus angoissant, plus personnalisé. Il s'agit désormais "du" virus devenu notre souci permanent. Le nom propre en fait plutôt un horrible composant de notre propre corps, une forme d'incarnation qui reste plus biologique, plus scientifique.
Pour la première fois peut-être, la biologie négative s'incarne avec cette majuscule. Cette crise nous montre bien que ce corps dont nous nous occupons beaucoup dans la société actuelle, ce corps au centre de nombre de consommations, possède une dimension biologique infinitésimale que nous ne pouvons même pas nous représenter et qui malgré tout nous gouverne."

À propos de ces mots et des concepts utilisés, par les commentateurs et les analystes du monde entier, j’avoue que bien que n’étant pas linguiste, au sens strict du terme, c’est un sujet qui me passionne et qui mérite encore que je m’y attarde.
Ce que nous vivons aujourd’hui correspond bien à une « question nouvelle » et cette situation nous mène à aller puiser dans notre langue une qualification qui passe par des mots et des concepts – qui, dans quelques mois, seront chargés de l’histoire de notre vécu - tels que « Great Lockdown », par exemple, qui a déjà sa traduction préférée : « Grand Confinement » au lieu de « Grande Paralysie » ou « Grande Interruption ».
Mais comment qualifier véritablement la nature de ce que nous vivons ? Est-ce une « tragédie » au sens classique du terme ? Sommes-nous face à des « héros » tragiques, en la personne des soignants ? Vivons-nous un « état de catastrophe irréversible » ? Les soignants luttent-ils contre « l’ordre des choses au-delà de ce qui est possible dans le réel » ?
Il faut probablement éviter d’élever ce qui nous arrive à la hauteur du « mythe », procéder à ce que Paul Valéry appelait le « nettoyage de la situation verbale ».
En effet, dans la catastrophe actuelle, les choses sont ouvertes et les hommes peuvent agir sur le futur. Les virus ont toujours existé et une solution scientifique - un vaccin - finira par apparaître.
En revanche, ce qui serait réellement tragique, c’est qu’après cette période de confinement, les systèmes politiques résistent au changement et tout reprenne juste comme avant. Ce serait un tragique de la raison politique. Cela voudrait dire que notre société est complètement bloquée, que malgré la volonté de réformer, la structure hiérarchique est inébranlable et ne permet aucunement d’agir.
Également tragique serait de concevoir une communauté fondée sur la « distanciation sociale » et le repli individualiste et protectionniste outrancier.

« En toute question, je regarde le langage » poursuit Paul Valéry dans Poésie et pensée abstraite. « Tel mot qui est parfaitement clair quand vous l’employez dans le langage courant devient magiquement embarrassant, introduit une résistance étrange aussitôt que vous le retirez de la circulation pour l’examiner à part. »

Aucun commentaire: