mardi 14 avril 2020

Log book # 28


« Quoique cette brusque retraite de la maladie fût inespérée, nos concitoyens ne se hâtèrent pas de se réjouir. Les mois qui venaient de passer, tout en augmentant leur désir de libération, leur avaient appris la prudence et les avaient habitués à compter de moins en moins sur une fin prochaine de l’épidémie. Cependant, ce fait nouveau était sur toutes les bouches et, au fond des cœurs, s’agitait un grand espoir inavoué. Tout le reste passait au second plan. Les nouvelles victimes de la peste pesaient bien peu auprès de ce fait exorbitant : les statistiques avaient baissé. Un des signes que l’ère de la santé, sans être ouvertement espérée, était cependant attendue en secret, c’est que nos concitoyens parlèrent volontiers dès ce moment, quoiqu’avec les airs de l’indifférence, de la façon dont la vie se réorganiserait après la peste. »

La peste, Albert Camus

Je me suis éveillée aujourd’hui avec une envie irrésistible de prendre l’ascenseur de mon immeuble. C’est je dois l’avouer quelque chose d’inhabituel pour moi, étant claustrophobique et habitant, de surcroît, au premier étage, ma tendance naturelle est l’évitement et je grimpe toujours, à moins d’être excessivement chargée de courses ou de bagages, par les escaliers jusqu’à ma porte.
Vérité soit dite, notre ascenseur n’est, en outre, pas rapide du tout. J’ai donc pris l’habitude d’emprunter la cage d’escaliers. 
C’est pourquoi, je ne parviens pas à m’expliquer cette subite idée saugrenue de prendre l’ascenseur, qui se déclare en moi et se propage comme un doux vertige viscéral. Je ressens quelque chose là, à la hauteur même du sternum.
Deux choses sont à retenir quand on réfléchit à un ascenseur : si on y pense bien, il n’y a aucun endroit au monde où les visages des gens, qui ne se connaissent pas, prennent une expression de crétinisme et d’idiotie, aussi inévitablement intense, que dans un ascenseur, car l’intimité claustrophobique, tout à fait occasionnelle, cesse en quelques instants, ce qui représente une raison de plus pour arborer une suprême, voire une exécrable indifférence. 
D’autre part, normalement, les gens ne se parlent pas ou se lancent tout bonnement un bonjour, bonne journée du bout des lèvres, fixant la paroi d’en face, le regard vide, sans accorder un seul sourire, arborant un air de défiance arrogante.
Quant à l’ascenseur, lui, il suit son habituelle impétuosité élastique et s’enfonce, dans sa cage, avec le même ébranlement, qu’il monte ou qu’il descende, puis ralentit son allure, avec toujours la même lenteur. 
Les deux valves de la porte ont chacune un petit hublot vitré par lesquels on voit défiler les portes fermées des étages et leurs numéros correspondants.
Je me surprends à imaginer que, par un phénomène mystérieux, l’ascenseur, avec moi dedans, continue de s’enfoncer, dans les entrailles de la terre. 
C’est une situation épouvantable pour une claustrophobe comme moi. Dans la vie réelle, je serai paralysée de terreur. Mais là, à l’inverse, je me sens heureuse et je veux à tout prix initier ce voyage. Un peu comme une naufragée dans une capsule du temps.
J’ai les yeux fixés, droit devant moi. Je suis absorbée par la vitesse, même si la descente est somme toute, assez douce. L’ascenseur descend toujours et continue de descendre, à belle allure maintenant. Il se trouve, désormais, à je ne sais combien de centaines de mètres, dans les entrailles de la terre. Il est temps qu’il s’arrête. Je le mets en suspens.
L’ascenseur commence, doucement, à remonter. Il remonte cette fois à une vitesse vertigineuse. Il repasse le rez de chaussée, puis il s’arrête à mon étage. 
J’ouvre la porte avec un soupir. Je rentre chez moi. Il vient de m’arriver une aventure fantastique. 
Je ressens une heureuse sensation de légèreté et de vivacité physique. 
J’en suis agréablement surprise. Je ne sais aucunement comment ma peur panique des ascenseurs vient de disparaître. Comment ai-je fait? Par quels pouvoirs magiques? Quel phénomène étrangement impressionnant !
Et dire que tout ceci s’est passé dans un intervalle temporel de trois minutes.
Il est très difficile d’expliquer avec des mots le sentiment de l’être qui, à l’improviste, passe du monde réel à une sphère différente et mystérieuse. S’agit-il d’une faiblesse cérébrale ?  Une tumeur au cerveau ?  Ou pis encore ? 
J’ai déjà entendu parler de tumeurs au cerveau qui se révèlent par des symptômes de ce genre.
Est-ce un phénomène surnaturel d’ubiquité ? Et si cet immense pouvoir supérieur m’était donné ?  
Je pourrais m’exercer à me déplacer d’un endroit à un autre, avec une vitesse supérieure à la lumière. Aucun obstacle ne pourrait m’arrêter. Je m’élancerai d’une ville à une autre, d’un pays à un autre. D’un saut, je gravirai les plus hautes montagnes et franchirai les vastes déserts planétaires. J’admirerai, du haut des gratte-ciel, ces resplendissantes mégalopoles de verre et d’acier, chaque soir. Je dépasserai en quelques secondes à peine, les fuseaux horaires. J’irai de la nuit au soleil, de l’aube au crépuscule. J’admirerai la blancheur des maisons, ces draps blancs posés contre le bleu de la mer. Les villages, ces petits abîmes de lumières scintillantes et palpitantes dans la nuit noire.  Les enseignes phosphorescentes des centre-ville, les jardins taciturnes, les plages au couleur du soleil. Quelle exaltation triomphale ! Quelle folie monumentale ! Quelles prodigieuses facultés de passe muraille, dignes de Mr Dutilleul !

Ah ! Quel merveilleux pouvoir secret ! Mon cœur bat la chamade.

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