lundi 13 avril 2020

Log book # 27




Penser le « monde d’après », c’est penser le futur. Certains, comme le politiste François Gemenne, spécialiste des migrations, mais aussi des questions climatiques, se souvenant de Georges Perec, écrit : « Je me souviendrai que les caissières de supermarché, dont on annonçait depuis des années le remplacement par des caisses automatiques, étaient désormais considérées comme des travailleuses essentielles. Je me souviendrai que le Financial Times recommandait un impôt sur la fortune, dans un éditorial. Je me souviendrai que la Tunisie a expulsé 30 italiens, et pas l’inverse. Je me souviendrai que la valeur de la capitalisation boursière d’une entreprise de visioconférence (Zoom en l’occurrence) avait dépassé celle de toutes les compagnies aériennes américaines. Je me souviendrai que les pays européens se volaient des masques médicaux sur des tarmacs d’aéroports. Je me souviendrai que les émissions de gaz à effet de serre étaient en chute libre. Je me souviendrai que les canards étaient revenus dans les rues de Paris et les cygnes et les dauphins dans les canaux de Venise. Tout cela était tellement improbable, il y a un mois encore, que je n’aurais pas cru le voir un jour de ma vie. »

J’en suis aujourd’hui à mon trentième jour de confinement. Une sensation de nausée profonde m’envahit à l’idée d’un ou deux autres longs mois de prison domiciliaire, cloîtrée dans ce trois pièces claustrophobe, coincée telle une détenue dans sa cellule, à compter les jours prochains d’une libération sans date encore prévue. 
Tout dans ma vie semble s’être détraqué en même temps. Tout s’est subitement dégonflé, comme un sac plein d’air. Il ne semble plus rien me rester entre les doigts.
Tout d’un coup, ce qui a été ma vie jusqu’à présent se défait, se délie et se transforme en une histoire lointaine et insaisissable. Et je commence à me moquer pas mal de tout, de l’argent, du matériel, des opinions d’autrui.
Quelque chose d’enflammant se tord dans ma poitrine. Je peine parfois à respirer. J’ouvre la fenêtre au milieu de la nuit. La ville est endormie. Il fait encore froid et le temps est pluvieux. Je pense que j’ai envie de choses tranquilles, honnêtes et sereines, de montagnes et de déserts silencieux.
Je suis, à mon réveil, souvent assaillie par des questions existentielles et intellectuelles: 
« Quel est le sens caché de mon écriture?» ; « Quelle en est la substance philosophique?» ; « Et le message, quel est-il?» ; «Qu’ai-je fait de ma vie, jusqu’à ce jour? » ; « Qu’ai-je véritablement réussi à accomplir ? ».
Je suis restée, je crois, longtemps, à me tourner les pouces, à regarder autour de moi, à attendre, comme si le beau côté de la vie était encore à venir et qu’il n’y eût aucune urgence. 
Arrivée à ce point de mon existence, j’éprouve désormais une sensation de précipice sous mes pieds, un certain remords du temps perdu, gâché, gaspillé à jamais.  
Un étourdissant vertige du vide et de la vanité me prend.  Je voudrais parfois encore continuer de croire que ma jeunesse n’est pas encore finie. Mais le miroir, la date de naissance sur mon passeport, la façon dont on me dévisage sont, je le sais bien, autant de démentis énergiques. 
La jeunesse, cette saison estivale de notre existence qui semble devoir durer toujours, qui semble ne jamais devoir finir ; parfois, une nuit suffit à la brûler. Et au lendemain, le miroir te renvoie sans pitié l’image de l’incendie ravageur.
Une nouvelle forme s’abat alors sur toi, comme un long tourment qui s’annonce. Un soupçon de tristesse sort de ta bouche, à travers un long soupir désespéré. Ton cœur bat la chamade. Tu te sens mystérieusement entraînée vers un abîme sans fond.
Oh ! mais cette épouvante n’est toutefois que très passagère ! 
Et le sommeil vient, de nouveau, apaiser ta détresse, en attendant que de nouvelles angoisses ne surgissent. Tu te sens, momentanément du moins, soulagée, sans pouvoir te l’exprimer précisément. Ta vie d’avant, rien que de la poussière ! L’ultime règlement de comptes reste à venir.
Rien ne sert de t’enrager, de t’offenser ou de te rebeller contre cette cruauté programmée.

Je décide de m’enfoncer, peu à peu, dans un bloc hermétique de silence. Je m’y enferme et je m’y cache. Je retiens ma respiration, paisiblement, et je plonge, délibérément, les yeux fermés,  dans le jardin de mon enfance. 
Un morceau douloureux de ma vie, un symbole de la félicité perdue qui toujours me parle avec des allusions passionnées, exaltées et souvent indéchiffrables.
Tout dans ce jardin n’est apparemment que poésie et calme. Mais souvent, dans mes songes éveillés, un tumulte sauvage et infernal commence à résonner, comme un formidable coup de tonnerre. 
Mon crâne devient un tambour des nègres, où retentissent de violents coups tonitruants, dont les échos s’intensifient dans mon oreille étonnée, comme des coups de marteau.  
D’une trappe de ma mémoire se libère, parfois, un être étrange mi-humain, mi-animal qui se met à courir frénétiquement, en zigzag, au rythme de ma respiration haletante et vient avec ses horribles crocs m’arracher un bout de chair et fouiller dans mon ventre.  
Puis, il se met à lécher, avidement, mon suc abdominal qui jaillit de mes morsures, avec une volupté démoniaque.
Je rouvre les yeux et je me replace dans la cage d’extraction, sans plus perdre de temps. Tout finit toujours par se régler, en quelques minutes, et une certaine douceur languissante vient, de nouveau, recouvrir tous mes maux et cette sourde angoisse.
Tout, dans ce jardin, redevient, progressivement, poésie et divine tranquillité. 
Une immense quiétude inondée de lumière et de chaleur bienfaisante renforce cette sensation d’enchantement.
Je suis accaparée par une mystérieuse langueur. 
Je n’ai jamais auparavant ressenti une telle paix.

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