dimanche 12 avril 2020

Log book # 26




«  La reprise est cette catégorie paradoxale qui unit dans l’existence concrète ce qui a été (le même) à ce qui est nouveau (l’autre). »

Sören Kierkegaard

Lors d’une conférence, enregistrée en 2017, François Julien, titulaire de la Chaire sur l’altérité du Collège d’études mondiales, à la Fondation Maison des Sciences de l’Homme, dit très clairement en guise d’introduction et suivant les pas de Kierkegaard : « Quand on avance dans la vie, on se pose la question : je me répète ou je reprends ? Ainsi, on a le choix : accéder à une seconde vie grâce à la reprise, ou passer à côté à cause de la répétition. La reprise n’est ni soumise, ni passive comme le souvenir, ni ignorante, ni ardente comme l’espérance ; ainsi, elle n’est ni bloquée, ni plombée par le poids du passé, ni inconsistante, ni versatile, parce que projetant dans le futur à son gré. »

En cette période de « l’histoire en-train-de-se-faire », les penseurs que compte la « planète intellectuelle » s’essaient à un exercice risqué : prévoir les conséquences de cette pandémie sur l’organisation de nos sociétés. 
Les hypothèses sont aussi contradictoires que nombreuses. Tout le monde semble avoir sa petite idée sur le « monde d’après ». 
La « mise en panne de l’économie mondiale » pour cause de confinement de plus de la moitié de la population humaine ne pourra pas rester sans effet sur la suite de notre histoire, c’est ce qu’ils s’accordent tous à dire, pratiquement à l’unisson.
John Gray, dans The New Statesman, est l’un des tenants les plus radicaux de la thèse de la rupture : « Ce n’est pas une rupture temporaire venant créer un déséquilibre temporaire : la crise que nous traversons est un point de bascule historique. » Selon lui, la crise du coronavirus va ébranler les fondements mêmes de nos démocraties.
Mario Vargas Llosa, prix Nobel de la Littérature, s’inquiète au contraire, des risques que la crise en cours fait peser sur les libertés : « Dans notre monde libre, si le contrôle de l’État est accepté, c’est uniquement parce que la situation est extraordinaire et qu’on la sait passagère. »
Pour le politologue allemand Jan Werner Mueller : « les situations d’urgence ont deux effets : dans les états démocratiques, elles concentrent le pouvoir entre les mains de l’exécutif (…) L’autre effet est plus pernicieux: dans les pays déjà menacés par ce que les sociologues appellent _l’autocratisation_ , les dirigeants se servent de cette crise du Covid-19 pour se débarrasser des derniers obstacles à leur maintien perpétuel au pouvoir. »
John Gray affirme encore que « l’ère du pic de mondialisation est terminé ». Nous avons pris conscience qu’ « un autre monde plus fragmenté est aussi plus résilient. » 
Ce qui lui fait penser que les nations et les frontières vont faire un retour prononcé.
Ian Goldin, lui est un des rares auteurs à avoir prédit, dès 2015, dans son livre The Butterfly Defect. How Globalization Creates Systemic Risks and What to Do About it, que la prochaine grave crise économique serait causée par une pandémie. 
Ce professeur à l’Université d’Oxford, spécialiste de la globalisation ne croit pas à une démondialisation: «Produire en Chine restera, après la crise une nécessité vitale pour toutes les grandes entreprises: le marché chinois est le plus dynamique du monde. Et la Chine demeurera le premier exportateur de la planète. »
Certains économistes prédisent même qu’une « globalisation accrue » pourrait sortir de cette crise, car « les entreprises auraient tendance à diversifier davantage la localisation de chaque maillon de la chaîne de valeur afin de pallier les risques mis en lumière par la crise actuelle. »

J’ai fait exprès de mêler les deux plans, l’individuel et le collectif, dans cette réflexion sur le monde d’après.
Pour ma part, je me radicalise, je n’accepterai plus, sous aucun prétexte le capitalisme sauvage qui menace notre civilisation humaine et tue honteusement et systématiquement notre écosystème, avec l’extermination massive des espèces animales, l’épandage de pesticides mortellement toxiques, la destruction des conditions de vie sur terre avec la consommation astronomique d’énergies à 80% fossiles. Il faut appuyer des solutions plus justes et plus sociales et plus douces. Il faut reconnaître qu’un nouvel équilibre doit renaître, dans lequel, nous humains ne seront plus les tout-puissants prédateurs. Il nous faut trouver d’autres manières d’exister sur terre.  
À titre individuel, j’annule mes choix de vie professionnelle d’abord et je revois méticuleusement, un par un,  tous mes choix de vie et je les recompose. 
Je n’ai aucune intention de revenir à l’avant.
À l’instar d’Olga Tokarczuk, lauréate du prix Nobel 2018 de Littérature, je me demande si ce n’était pas « le monde fiévreux d’avant le virus qui était anormal ? » Et elle ajoute : « Ce virus nous a rappelé que nous ne sommes pas séparés du monde avec notre « humanité » et notre exceptionnalité, mais que le monde fait partie d’un vaste réseau auquel nous appartenons, connectés à d’autres êtres à travers un fil invisible de responsabilité et d’influence. »
Et je conclus avec elle : « Sous nos yeux, le paradigme de la civilisation qui nous a façonnés au cours des deux cents dernières années se dissout comme un brouillard au soleil, paradigme selon lequel nous sommes les seigneurs de la création, nous pouvons tout faire car le monde nous appartient. De nouveaux temps arrivent. »
« Nature srikes back » selon la formulation du biologiste américain René Dubos. La nature rend coup pour coup, elle ne fait que répondre aux perturbations que l’humanité lui impose.
Il faut désormais prendre très au sérieux le concept de « one Health », constat de Pascal Picq, un paléoanthropologue qui affirme que « pour garantir une bonne santé aux hommes, il faut garantir une bonne santé aux animaux, ainsi qu’aux environnements naturels. » 
Entre crainte de la fin du monde et renaissance, nous avons encore le choix.

Moi, pour ma part, j’ai fait le mien, dès maintenant. J’espère que le mouvement des idées nouvelles suffira à dégoupiller quelques machines infernales. Je suis de ceux et de celles qui n’ont connu directement ni guerre, ni couvre-feu, ni rationnement, ni disette, ni persécutions ou difficultés matérielles d’aucun ordre. Ce confinement, dans des conditions éprouvantes, aura constitué la première angoisse planétaire de nos existences pour la plupart d’entre nous.
Des voix, des gestes, des partis politiques, des peuples, des États doivent interroger le modèle de développement dans lequel s’est engagé le monde. 
Il est fréquent d’entendre : « La politique, ça ne me concerne pas ! » ou bien encore « Les honnêtes gens ne s’approchent pas de la pourriture que représente aujourd’hui la politique ! »  Moi-même, je l’ai déjà dit et répété plus d’une fois. 
Mais arrive le jour où chacun comprend que des choix politiques nouveaux s’imposent.
Le confinement c’est aussi un moment où chacun doit s’arrêter et réfléchir…
Avec le souci d’agir dès maintenant. On a compris désormais ce qu’il en coûte d’avoir une chaîne d’approvisionnement globale et de dépendre d’opérateurs étrangers. Chacun a pris la juste mesure de ce qu’il en coûte aussi à la planète d’avoir à subir les déforestations sauvages, les délocalisations, l’accumulation de déchets, la mobilité permanente.
Dorénavant, une certaine forme de protectionnisme, l’écologie, la justice sociale et la santé pour tous constituent les éléments clé d’une pensée politique anticapitaliste assez puissante pour imposer un programme de rupture.

Mots-clés : « reprise » ; « rupture ».

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