lundi 15 juin 2020

Comment naissent les révolutions?
LE MONDE DIPLOMATIQUE

Contestation à consommer pour classes cultivées

LHorreur économique, de Viviane Forrester : un million d’exemplaires vendus depuis 1996 No Logo, de Naomi Klein (2000) : un livre traduit en plus de vingt-cinq langues. Succès planétaire des documentaires de Michael Moore, manifestations « altermondialistes », germination éditoriale « alternative », auditoires mobilisés pour des milliers de réunions publiques : à considérer l’audience des analyses remettant en cause le régime économique, on se persuadait aisément qu’un vent contestataire avait balayé la Terre. Que l’adhésion des classes cultivées à l’« esprit du capitalisme », souvent décrite comme la condition de sa perpétuation, vacillait. Et qu’un public de professions intellectuelles (ou aspirant à le devenir) se portant à l’appui des classes populaires fragilisées fissurerait les murs de la Babylone libérale.
Mais de la mèche crépitante au baril de poudre, il y a eu... comme un problème. Textes, réunions, discussions, manifestations, actions : la critique radicale gagne du terrain sans que les pratiques individuelles enregistrent d’inflexion notable, ni les organisations militantes un afflux d’adhérents déterminés à renverser l’ordre social. Comme si la remise en cause de ce monde ne pouvait dépasser le stade de la bonne idée dont on ne tire aucune conséquence pratique. Qu’elle découle du discrédit de l’action politique (lire « Quand le jeu politique asphyxie le mouvement social ») ou de l’absence de modèle de rechange, cette panne d’embrayage s’explique aussi par le rapport ambigu qu’entretiennent les classes moyennes éclairées avec le savoir critique.
Le marxisme comme le syndicalisme révolutionnaire ont postulé la nécessité pour l’ouvrier d’acquérir « la science de son malheur », selon le mot fameux de Fernand Pelloutier, organisateur des Bourses du travail à la fin du XIXe siècle. A ce prix seulement les prolétaires seraient en mesure de déchirer le voile de la fatalité, de comprendre la mécanique de l’exploitation et, enfin, de s’unir pour la briser. « La force matérielle ne peut être abattue que par la force matérielle, note Karl Marx en 1843  mais la théorie se change, elle aussi, en force matérielle dès qu’elle pénètre les masses (1). » Que ce rôle d’éducation populaire soit autogéré (syndicalisme révolutionnaire) ou dévolu au parti politique (léninisme), une même croyance cimente le raisonnement : le savoir critique émancipe ceux qui l’acquièrent.
Mais quel usage en font ceux qui déjà le possèdent ? Les rassemblements massifs de Millau (juin 2000), du Larzac (2003) ou de Porto Alegre ont d’abord contribué à l’éducation politique des classes moyennes. En janvier dernier, les altermondialistes professionnels ont afflué du monde entier au Forum social de Belém, au Brésil. Si la richesse des échanges a frappé nombre d’entre eux, d’autres ont déploré que la manifestation prît parfois l’allure d’une foire internationale de la contestation. Sur l’étendue de deux campus universitaires, les ateliers de réflexion et conférences suivis par un public brésilien à forte composante étudiante et enseignante voisinaient avec une constellation de stands où militants associatifs, crieurs de journaux et libraires marxistes disputaient l’attention du chaland aux défenseurs du tatouage intégral, vendeurs de tasses à maté, bouilleurs d’alcool de pomme d’acajou, fabricants de colliers de graines et partisans de la légalisation de la marijuana... Avant que chacun ne ferme boutique pour profiter des concerts gratuits et des fêtes offertes par les délégations.
Du savoir et du plaisir, la recette est aussi celle des forums sociaux locaux, salons du livre engagé, rencontres-débats dans les bars militants, librairies associatives, cinémas autogérés. Initialement destinés à rompre l’isolement, à entretenir la flamme et la mémoire des luttes ou à recruter des troupes, ces événements drainent un public croissant. Les autorités municipales les tolèrent et parfois les soutiennent, ravies que de telles « contributions à la diversité culturelle » pallient à peu de frais leurs carences en ce domaine.
Avec la montée en puissance des classes moyennes, l’éducation politique s’est ainsi déplacée du lieu de travail vers ces lieux de loisirs. A la leçon de choses dispensée par la grève se substitue la leçon tout court : sur l’estrade, les personnalités sélectionnées pour leur capacité à déplacer une large assistance enchaînent les interventions — pas trop longues, pour ne pas « fatiguer la salle ». Alors, plutôt que de se changer en force matérielle, la contestation se transforme en récréation culturelle à tonalité politique.
Dans son édition du 9 avril dernier, le Wall Street Journal brossait le portrait malicieux de « l’un des meilleurs consultants français en protestation », M. Xavier Renou, porte-parole des Désobéissants. « Il facture aux étudiants 50 euros par tête pour un stage de désobéissance, écrit des livres, a produit des jeux à thèmes de gauche », mais veille aussi à « diversifier sa clientèle, notamment en direction d’aires de croissance comme les mouvements pro-Tibet ». On ne saurait réduire, comme nous y invite l’économisme étriqué du quotidien, l’univers militant des classes moyennes à un marché où des prestataires de services contestataires comblent la demande d’un public friand de subversion en échange de gratifications pas toujours symboliques. Pour autant, les marques de cette contestation consommée (2) se repèrent aisément. L’exigence de résultats rapides en est une.
«  Quelle naïveté enfantine que d’ériger sa propre impatience en argument théorique  (3) !  » L’apostrophe de Friedrich Engels aux communards réfugiés à Londres visait des militants qui, à l’instar d’Edouard Vaillant, jugeaient l’Internationale ouvrière insuffisamment révolutionnaire ; eux voulaient prendre une revanche immédiate sur les versaillais. On imagine la perplexité d’Engels découvrant les dizaines de micromouvements apparus ces dernières années : Coordination des sans-cravates, Clandestine Insurgent Rebel Clown Army (« Armée clandestine des clowns rebelles insurgés »), cyclonudistes, barbouilleurs d’affiches publicitaires et autres réappropriations festives de l’espace urbain.
Chacun se caractérise moins par un objectif politique que par une méthode d’intervention. Ici, un masque blanc ; là, des pique-niques dans les supermarchés avec des produits réquisitionnés en rayon. Comme des pots de bonbons dans une boulangerie, ils proposent à un jeune public un éventail coloré où l’on picore à sa guise. Pas d’organisation, ni de perspective à long terme : pour l’« activiste », l’engagement se limite aux « actions ». Annoncées par SMS ou sur des sites Internet, elles produisent un résultat instantané évalué à l’aune de leur rendement médiatique.
De la vénérable chaîne TF1 au mensuel branché Technikart  (4), les journalistes raffolent de ces performances qui se glissent facilement dans le dossier « 60 plans malins contre la crise » du Nouvel Observateur (19 mars 2009) entre une publicité pour les souliers Hogan Rebel et le portrait d’un « coach antistress » à 50 euros la séance. Héros d’un documentaire de Canal+ sur « Les nouveaux contestataires » (16 janvier 2008), «  Julien, 27 ans, sept stages, bac + 5, responsable dans une ONG », explique qu’il n’est « pas là pour distribuer des tracts sous la neige au métro Kremlin-Bicêtre pendant trois heures ». Avec « son » collectif, il attire l’attention de la presse sur le problème du logement en improvisant des fêtes dans des appartements à louer. Les journalistes prévenus à l’avance s’y retrouvent aussi nombreux que les militants face au propriétaire marri et aux authentiques candidats locataires.
Ironique et décalée, l’image de la protestation ainsi produite contraste avec celle, pesante et grisâtre, que les médias ont depuis longtemps accolée aux manifestations de masse dont les refrains, il est vrai, semblent parfois sortis d’un disque 78-tours. Mais elle bannit le temps long de l’organisation, du rapport de forces durable. Aux structures économiques enracinées jusque dans nos cerveaux, la contestation consommée emprunte la logique du court terme : retour immédiat sur engagement !
Mais, au fait, la révolte serait-elle aussi goulûment consommée si un écosystème de thésards, chercheurs, journalistes, essayistes initialement mus par la volonté de changer le monde n’avaient finalement pris l’engagement lui-même pour objet d’étude et assimilé leurs propres études à une forme d’engagement ? Dans un joyeux exercice d’« (auto-)dérision », le sociologue Alain Accardo a mis en scène la figure du « Penseur critique » : vissé à sa table de travail, ce dernier saisit sur la pile de droite un livre sur les méfaits du capitalisme et la nécessité d’y mettre fin, l’annote, le pose sur la pile de gauche. Puis recommence. « Quand le Penseur critique n’était pas occupé à lire, c’est qu’il était à son tour en train d’écrire un livre bourré de faits et de chiffres corroborant ses précédentes lectures. » Un ouvrage destiné à éclairer ses contemporains sur les méfaits du capitalisme et la nécessité d’y mettre fin. Mais, « sauf exception, les écrits des penseurs critiques étaient lus par d’autres penseurs critiques qui faisaient inlassablement passer de la pile de droite à la pile de gauche des montagnes de livres  (5)  ».
L’amoncellement des récits militants, de revues dissidentes, d’actes de colloques sur les subversions en tout genre ou d’articles comme celui-ci suggère que cette fable comporte une part de réalisme. Et Accardo d’ironiser sur le chemin parcouru à rebours depuis les fameuses Thèses sur Feuerbach énoncées par Marx en 1842 : « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de diverses manières ; ce qui importe, c’est de le transformer. » Victor Serge, Georges Politzer, Simone Weil, Aimé Césaire... Avec abnégation et modestie, ils furent nombreux à s’y essayer au cours du XXe siècle.
La contestation consommée se caractérise également par ce refus de « prendre parti » maintes fois observé au sein des professions intellectuelles intéressées par les idées radicales. A l’issue de la projection d’un documentaire qui voulait établir l’impossibilité de critiquer la télévision à la télévision, un spectateur se déclarait « tout à fait d’accord » avec le réalisateur et, simultanément, « tout à fait d’accord » avec l’animateur d’une émission télévisée de critique de la télévision. Deux positions inconciliables sur le plan politique. Mais « tout à fait » compatibles si l’on abordait le film comme un moyen agréable de s’instruire en posant sur les protagonistes d’une controverse et sur leurs arguments le regard en surplomb d’un collectionneur de papillons.
Signe de distinction intellectuelle, l’aptitude à juxtaposer le pour et le contre, à opposer une bibliographie savante (la sienne de préférence) à un argument politique, voire à « penser contre soi-même », marque la réticence d’une fraction des classes moyennes à prendre pied dans les tranchées de la guerre sociale tant que ses propres intérêts ne sont pas en jeu. En même temps que la propension à s’engager pour des causes lointaines et généreuses, cette disposition se trouve particulièrement enracinée chez les artistes ou au sein du clergé universitaire que Paul Nizan dénonçait en 1932 dans Les Chiens de garde.
« Etes-vous compliquée ? » demandait Le Parisien (3 janvier 2003) à la chanteuse Zazie, alors coqueluche des bourgeois bohèmes. « Je pense que je suis quelqu’un de paradoxal, à multiples facettes. J’aime critiquer la télé et j’adore y aller. Je n’aime pas les soirées show-biz et j’aime bien les “Victoires de la musique”... On demande souvent aux gens de choisir leur camp. Moi, je n’ai pas envie. » A l’instar des chanteurs subitement descendus de leur nuage pour protester contre le piratage informatique qui menace leurs droits d’auteur, le spectateur du documentaire sur la télévision évoqué plus haut aurait-il répondu à la fois oui et non si la question posée avait porté sur la nécessité de supprimer son emploi ?
Nous y sommes. La déstabilisation des professions intellectuelles, attaquées dans la fonction publique par les politiques libérales et dans le privé par la crise économique, opère le raccordement des idées et des intérêts. Enseignants-chercheurs, thésards, journalistes battent à présent le pavé en plus du clavier. S’organiser, prendre parti dans la lutte de classes, et non plus seulement pour les causes hautes et nobles, paraît à nouveau possible. Sans doute continueront-ils à interpréter le monde de diverses manières. Avec, cette fois, la volonté de le changer ?

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