jeudi 11 juin 2020

Log book # 82




« Je ne sais pas ce que je deviendrai. Je ne sais pas où je vais. Je sais seulement que je ne veux peux plus tenir compte de ce que disent les autres. Je dois trouver mon propre chemin. »

Une Maison de Poupée, Henrik Ibsen

Je suis une vieille femme avec une âme de jeune fille.
Mon dos est rond et courbe, et mes cheveux sont blancs et parsemés, mais il me prend encore parfois l’envie de récréer le monde, de chercher la vie et ses pulsations dans les nervures des feuilles d’arbres, dans une brindille d’herbe ou dans un caillou inerte.
La Nature, pour moi, fait partie de ce bout de paradis perdu et tout ce qui y pousse et se développe est empreint d’une vie propre et d’une beauté sublime. Je pense que je me dis athée, à tort, car je suis en vérité une panthéiste.
Je vis, actuellement, dans une sorte d’univers parallèle et imaginaire que j’essaye éperdument de rendre plus réel que tous les souvenirs douloureux voire désespérants qui me dépriment mortellement. La solitude et l’attente m’entrainent parfois dans un état de stupeur duquel j’ai du mal à émerger. 
Alors, pour me rendre la vie un peu plus supportable, je rentre dans le pays des rêves. Le pays des rêves éveillés. Et je rêve surtout de voyages et de déambulations.
Je veux désormais connaître le monde dans son immense variété. Je veux commencer à (re)vivre de façon légère et sans complications. Je ne veux plus d’une existence tiède, inauthentique et frivole, à l’instar de celle que j’ai mené jusqu’à cette date.
Je ne souhaite pas attendre qu’on m’envoie l’invitation pour « le monde d’après » comme je l’ai entendu dire à une jeune humoriste. Je m’autorise à m’y rendre seule. Dans mes délires les plus fous, je songe même à devenir danseuse de corde dans un cirque !
Les cirques existent-ils encore d’ailleurs ?
Pour mon voyage de globe-trotter, que je prépare avec soin, je suis surtout préoccupée par mes bagages : quels vêtements emporter, quels livres prendre avec moi ?
Je veux, avant tout, grimper de nouveau quelques montagnes. Des montagnes réfléchies dans les fjords placides et scintillants de Norvège aux montagnes qui touchent un ciel plein de soleil et où la neige s’attarde aux sommets et sur les pentes ombreuses.
Le Kilimandjaro ! cette montagne emblématique… il me faudra y grimper, c’est une promesse de longue date déjà, et puis viendra le mont Fuji et puis… on verra s’il me reste encore des forces !
Les jours, les semaines, les mois paraissent n’avoir pas de fin, pas de but, pas de signification. Je note soigneusement mes divagations, mes pensées, mes états d’âme et mes souvenirs épars dans ce log book de la maladie et du confinement.
Je passe mes journées à lire et à prendre quelques notes plus ou moins détaillées, qui me serviront plus tard,  sur mes lectures, lorsque mon état physique et mental me le permet.
J’essaye ainsi de me retrouver moi-même. J’essaye d’appartenir quelque part, même retranchée du monde extérieur, ne parlant à personne durant des jours d’affilée, n’ayant plus aucun contact physique avec les amis qui me restent.
Je passe ma vie confinée, dans ce petit appartement, dans une semi-obscurité voulue mais qui n’en est pas moins pesante. Une chose est certaine, quelque chose en moi a changé à jamais.
Souvent, je me réveille avec une pierre dans l’estomac et une nausée incontrôlable. Tout ce que je parviens à manger acquiert un arrière-goût métallique, au point que manger de la viande ou du poisson ou un fruit ou un bout de plastique ou de carton aurait la même saveur.  J’ai néanmoins réussi à ne pas vomir une seule fois. Je tente d’exercer un semblant d’auto-contrôle sur mon corps et mon esprit. Mon état de conscience et ma capacité d’auto-préservation y sont pour quelque chose.
Dans la faiblesse de ma déchéance, je suis devenue forte. Je ne me désintègre plus en mille morceaux et fragments au moindre choc.
Je n’ai plus, enfouis en moi et en attente, que quelques profonds désirs: sentir le vent et le soleil sur mon visage et mon corps, aspirer le parfum qui se dégage des arbres, des rochers et de la terre que je foule, humer l’air marin, plonger dans les profondeurs aquatiques et imaginer tout ce qui s’y passe, contempler la mer durant des heures…
Je veux éprouver la joie toute simple d’être, après cette nuit éternelle qu’est devenue ma vie.
Je ne veux plus suivre les pas des autres. Je ne veux plus tendre la main pour accrocher celle de quiconque. Je ne veux plus suivre autrui, comme si ma vie ne pouvait s’accomplir qu’à travers quelqu’un d’autre. Je me suis bien rendu compte combien il est absurde et ridicule de vouloir me réfugier en quelqu’un d’autre pour échapper à ma solitude et à mon insécurité.
L’amour a eu dans ma vie de nombreux visages, mais je n’en garde aucun bon souvenir.
Je ne veux plus compter désespérément sur les autres pour construire mon propre bonheur. C’en est fini de compter sur autrui pour me donner l’assurance qui me manque. Je ne veux plus me tourmenter à propos de quelque chose qui ne fera plus partie de ma vie quotidienne. Je ne souhaite plus mesurer mon bonheur à cette aune.
Je suis, irrévocablement, en pleine transition, en pleine mutation, comme ces animaux qui muent et changent de peau ou ces autres mammifères, tels les cerfs, qui perdent leurs bois.
Il est difficile de comprendre et surtout d’accepter comment et pourquoi, d’un jour à l’autre, le destin nous joue un sale tour. Il faut du temps pour en prendre conscience, s’ouvrir au chagrin, puis tout accepter comme faisant partie de l’existence, du reste du parcours, du développement, du changement. Et d’un moment à l’autre, le destin se pointe une fois encore et un autre coup de bâton, puis un autre encore nous déchire les reins. Et de coup de bâton en coup de bâton, roué de coups, on avance à pas chancelants, la peau est déchiquetée, les douleurs sont atroces, on se cabre mais on s’y habitue presque… on se renverse dans le fossé, puis vient un jour où le bâton n’est plus accepté, on se sort de l’ornière et on marche droit devant soi.
Je sais, aujourd’hui, que je me suffis à moi-même.
Je veux un bonheur à l’état pur!
En bref, je ne veux plus qu'une chose: VAGABONDER!


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